mercredi 13 mai 2020

GRAND FUNK RAILROAD "Phoenix" (1972), by Bruno


     En 1972, Grand Funk Railroad entame sa mue. Désirant évoluer en s'ouvrant un peu plus sur la Soul, le trio est obligé de rompre avec un manager trop directif. En effet, Terry Knight considère qu'il est seul juge pour savoir ce qui est bon pour le groupe ou pas ; et particulièrement pour son porte-monnaie. Pas question que les garçons n'en fassent qu'à leur tête, qu'ils aient des lubies vis-à-vis d'une quelconque nouvelle direction musicale à emprunter. Pourquoi changer de recette tant que le flouze afflue en quantité colossale.
     Après moult discussions à sens unique, le trio n'a plus qu'une seule solution : se séparer de ce manager devenu castrateur et trop exigeant. Même si la formation lui doit effectivement beaucoup pour ses débuts fulgurants, elle voudrait néanmoins avoir une totale liberté sur ses choix musicaux. Sans compter que sans cesse sollicités, ils n'ont que trop rarement le temps de souffler. [tout comme une grande majorité de groupes de l'époque]. Pas moins de cinq albums studio en seulement trois ans ! Et encore, les musiciens s'éternisent que trop rarement en studio - les séances de la précédente galette n'ont durée qu'une semaine -, le reste du temps, ils sont sur la route. Il faut battre le fer tant qu'il est chaud.
 

   Le divorce se fait dans la douleur et Terry Knight les attaque en justice en prétextant que le patronyme lui appartiendrait. Il est vrai qu'il a été aussi le producteur de tous les disques précédents, mais question compositions et interprétations, que dalle. Et la notoriété d'un groupe se fait sur un nom mais bien sur ses compositions (lapalissade). Qu'importe, les gars ne se laissent pas démonter et continuent leur petit bonhomme de chemin en toute quiétude, en se contentant de gommer le "Railroad", afin d'éviter tout problème judiciaire (et de royalties). Ils ne récupéreront l'intégralité qu'en 1975, une fois l'affaire juridique définitivement close. Mais qu'importe puisque le public et les médias, dès 1969 avec le deuxième disque simplement baptisé "Grand Funk", ont déjà pris l'habitude d'écourter ainsi le patronyme du groupe.


     Ce désir de ne pas se laisser enfermer dans leur Hard-rock brutal, primal et naïf ne date pas d'hier. "Closer to Home" en 1970, témoigne déjà d'efforts effectués en ce sens. Car, contrairement à ce qu'il a souvent été écrit à l'époque, Grand Funk Railroad n'est pas un ramassis de bourrins s'évertuant à jouer comme des sourds décérébrés. Des préhistoriques prétentieux, d'impétueux hommes de Cro-magnon (la pochette malheureuses de "Survival"). Certes, ce ne sont pas les meilleurs musiciens du continent, mais pas les plus mauvais non plus ; effectivement, un peu bravaches en concert, mais n'est-ce pas récurrent au genre, d'autant plus dans cette partie du monde. Bref, il y a eu de la part de la presse une cabale qui l'a empêché de briller hors du continent Américain. Même chez eux, notamment de la part de l’intelligentsia, la presse étasunienne n'a pas toujours été tendre (la revue Rolling Stones ?). A savoir qu'en général, tout ce qui touchait au Hard-rock / Heavy-rock était le sujet de railleries et de défouloir ... jusqu'à ce que certains groupes deviennent une institution.  😁


     « Phoenix » signifie beaucoup pour le trio de Flint qui a craint un moment d'être anéanti par la rancœur de Terry Knight. C'est ainsi dire une libération et une nouvelle naissance.
Le trio galvanisé par cet air frais de liberté, marque un moment d'hésitation devant toutes les possibilités qui s'offrent désormais à eux. Don Brewer propose de passer en quatuor, et un premier choix se porte sur Peter Frampton, lorsqu'il quitte Humble Pie (Grand Funk a tourné avec le quatuor Anglais et des liens d'amitiés se sont formés). Indisponible car déjà afféré à une carrière en nom propre, on se tourne vers un ami de Farner : Craig Frost. Même si la photo de groupe l'a exclu et qu'il n'est alors mentionné qu'en tant qu'invité, ses claviers -  que ce soit sous forme d'orgues, de clavinet, de piano ou même de clavecin - sont non seulement omniprésents, mais quelque fois même avantagés par le mixage.
La tonalité et la tessiture des claviers se situent à l'étroit carrefour des Gregg, Rolie et Allman.

g à d : Schacher, Farner, Frost & Brewer (1972)

     S'il y a toujours eu des claviers dans les albums de GFR, tenus alors par Mark Farner ce n'était qu'occasionnellement. "I Want Freedom" et "Mean Mistreater" témoignent de l'attrait pour l'instrument.

Dorénavant, ils sont un apport fondamental au changement, au point où parfois, la guitare est reléguée au second ou troisième rang.
En conséquence, ce quatrième membre - qui semble alors à l'essai - , participe grandement à la sortie  de Grand Funk d'un Hard-rock cru, brut, mal dégrossi et tapageur (qui lui a valu d'être parfois assimilé aux premiers groupes étasuniens de Heavy-Metal), pour embrasser une musique plus travaillée, et bien plus ouverte qu'auparavant à la Soul. Evidemment, plus particulièrement à celle de la Motown.

     Cependant, le tour de force de Craig Frost est, qu'en dépit de sa forte présence, en aucun cas il ne métamorphose Grand Funk en une formation proprement dite à claviers ; dans le sens où on l'entend généralement dans le petit monde des harderoqueurs. C'est-à-dire rien qui ne s'assimile au Rock-progressif, encore moins à une forme de variété Pop. Frost se fond dans la personnalité de Grand Funk et n'en dénature ni son caractère, ni sa personnalité. Bien que la Soul se taille ici une place de choix, ça reste incontestablement du Grand Funk Railroad.

     Cette nouvelle présence permet à Farner d'être plus mesuré, de mettre définitivement de côté des envolées trop longues et ... trébuchantes.  En se restreignant, il devient un soliste plus intéressant et solide. Des chorus pas spécialement brillants mais consacrés à booster le morceau, à le cravacher pour le relancer, plutôt qu'exploités pour la fanfaronnade.
En ce sens, le précédent, "E Pluribus Funk", déjà porteur de signes avant-coureur ("Footstompin' Music"), n'aurait été que meilleur si on avait déjà incorporé Frost, pour suppléer quantité de dérives guitaristiques pénalisant lourdement la seconde face. La première reste excellente (du moins, les trois quarts) et peut être considérée comme la charnière entre l'ancien et le nouveau Grand Funk.

     Outre les claviers et la modération de Farner à la guitare, le changement intervient aussi dans la tonalité de la basse de Mel Schacher qui a délaissé sa coloration boostée à la Fuzz, et a revu le débit de décibels à la baisse, au profit du son plus rond et familier de la Fender Jazz bass.
   Don Brewer se devant d'adapter son jeu à la nouvelle ouverture musicale, martèle moins fort ses fûts, et du coup délivre parfois de superbes patterns où les cymbales et le charleston sont plus sollicités qu'auparavant (ou plus respectés par le mixage ?). Hélas, Brewer est ici moins présent au chant ; mais il prendra sa revanche l'année suivante avec le plus gros hit du groupe.
 

   Evidemment, le choc dût être violent pour ceux qui ne juraient que par le brutal et écorché "Live 1970". Entre ces deux, il y a un monde. Une différence presque tout aussi forte avec les deux premiers disques de 1969 et "Survival" (les disques sur lesquels la presse semble rester focalisée).


     La spontanéité, la rudesse et la hargne s'estompent au profit de mélodies simplistes, de swing, de cohésion et d'une relative sophistication. Cet assagissement éloigne le groupe de la scène dite "Heavy-Metal US" qu'il a contribué à édifier et à populariser, pour le rapprocher d'un autre acteur de Detroit : Bob Seger (la voix en moins). (1)

   Comme le stipule le titre de leur dernière chanson, la formation tente de créer du "Rock'n'Roll Soul". Ce qu'elle parvient, grosso modo, à réaliser. Et elle attaque d'entrée avec le pulsant instrumental "Flight to the Phoenix" - digne successeur de "Footstompin' Music" - qui incorpore aussi le Boogie à la John Lee Hooker (autre figure de Detroit). Décomplexés, les lascars invitent même Doug Kershaw à envoyer des chorus brûlants de violons.
Mais déjà, "Trying to Get Away" retourne se pelotonner dans le Rock brutal des productions précédentes. Presque un défouloir qui permet à Grand Funk, une fois la pression évacuée, de faire preuve, avec "Someone", d'une douceur que l'on n'aurait pas soupçonnée. Enfin, le copieux break lâche les fauves ... Chassez le naturel, il revient au galop. Cette chanson (dont les paroles sont d'une banalité désarmante, tenant sur un post-it) présente bien des similitudes avec le style d'Uriah Heep. Le quintet Anglais a d'ailleurs justement percé le marché américain l'année précédente. Une simple coïncidence ?
Le mariage Rock'n'Roll - Soul" se concrétise avec "She Got to Move Me" (où l'on constate que décidément, Farner n'est pas un poète), "Rain Keeps Fallin' ", "I Just Gotta Know", chanson naïve militant contre la guerre, et bien sûr le vivace "Rock'n'Roll Soul".

   Là-dedans, deux maillons faibles se succèdent, deux chansons percluse de mièvrerie et de poncifs. D'abord "So You Won't Have to Die" où Farner raconte, sur un air de Country-rock, que Jésus himself est venu lui parler de la surpopulation (3) ...

"Le mode de vie est aujourd'hui difficile, difficile de s'entendre. Mais Jésus est venu et il m'a parlé, et c'est pourquoi j'écris cette chanson. Il m'a parlé de mes frères et sœurs d'un pays lointain. Il a dit qu'il y avait du monde sur Terre et que le temps était venu de faire des projets... J'ai peur de la surpopulation. Je ne veux pas mourir de suffocation. Et Jésus est la Solution....". 
Et "Freedom is for Children », une caricature de ballade à la Uriah Heep.

     Avec "Phoenix", Grand Funk entame ce qu'il va développer avec "Shinin' On" et l'excellent - bien que boudé - "Born to Die". Un Rock US fier - un brin crâneur - et décomplexé, un Hard-rock qui se détache de ses racines Blues, préférant puiser son inspiration dans le Rhythm'n'Blues et la Soul des 60's. Un Hard-rock plus lumineux (ensoleillé) et mélodique, qui annonce ce que l'on nommera le Rock AOR, et/ou le Hard et/ou Rock FM. En la matière, on peut estimer que Grand Funk Railroad fait partie des précurseurs.

       Si l'album profite pour la première fois d'une production qui n'avait jusqu'alors jamais atteinte une telle qualité  - les précédents gardant toujours une accroche "garage" - les protagonistes s'auto-critiqueront plus tard sans ménagement, estimant que leur auto-production manque d'ampleur et de puissance. Auto-critique plutôt sévère. même si, effectivement, les albums suivants, soutenus par un producteur (Todd Rundgren et Jimmy Ienner), bénéficient d'une production et d'un mixage plus équilibrés.

     Avec une frange du public désappointée par le changement de cap, "Phoenix" marque le pas sur des ventes jusqu'alors toujours en progression. Même en Australie où le groupe a du succès depuis ses débuts. C'est peut-être ce qui a incité la formation a remettre la guitare à l'honneur l'année suivante. Ce disque, en l'occurrence "We're an American Band", est propulsé dans les charts grâce au single éponyme, qui demeure, aujourd'hui encore, la chanson la plus célèbre du groupe. Pourtant, dans l'ensemble, cet album est bien moins inspiré que "Phoenix", se perdant à nouveau parfois dans les travers d'autrefois. Il faut attendre 1974, avec "Shinin' On", pour (re)trouver un Grand Funk Railroad pertinent, parvenant - presque - à trouver la voie d'un juste équilibre entre leur Hard-rock sec et primaire et leurs recherches d'un Rock plus tempéré et enjoué.


(1) Ainsi, Don Brewer et Graig Frost n'auront aucun mal à s'intégrer au Silver Bullet de Bob Seger, qu'ils rejoignent dans les années 80.

(2) Célèbre violoniste cajun Louisianais (appartenant à l'ethnie des Cadiens - cajuns -), également chanteur, guitariste et accordéoniste, auteur d'une douzaine d'album. 
(3) A la dissolution du groupe, Mark Farner se consacre au Rock chrétien. 
(4) Une chanson de Don Brewer inspirée par une discussion houleuse entre les membres d'Humble Pie et de Grand Funk, chacun défendant âprement l'importance du Rock et de ses représentants de leur pays respectif



🎼🎶♩🚃
Autre article / Grand Funk Railroad (lien) : ☞ "Closer to Home" (1970)

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