mercredi 30 janvier 2019
GRAND FUNK RAILROAD "Closer To Home" (juin 1970), by Bruno
Grand Funk Railroad, le groupe qu'il était de bon ton de critiquer, voire de haïr. Un véritable paratonnerre des critiques les plus acerbes et des sarcasmes haineux. Le trio originaire de Flint devait avoir le dos bien large pour parvenir à supporter les attaques en flèche d'une presse impitoyable. L'énorme succès de sa carrière - tant dans les ventes d'albums qui atteignaient des scores alors rarement atteints par un groupe de Hard-rock aux USA, que dans l'affolante affluence à ses concerts - compensait aisément le désaveu d'une presse aveuglée par sa jalousie.
Il est possible que cette presse capricieuse ait reproché à la formation d'être trop jeune, que le trio soit signé par une major pratiquement à peine formé ait été suspect (fondé fin 68 - début 69, il entre en studio pour un premier opus en avril de la même année). Occulté le fait que Mark Farner, chanteur et guitariste, et Don Brewer, chanteur et batteur, soient professionnels depuis leurs dix-sept ans et qu'ils aient enregistré un premier 45 tours en 1966. Le plus jeune, et la dernière recrue, Mel Schacher, a également épousé précocement la carrière musicale professionnelle. Avant d'être intégré au trio, il jouait avec "? And The Mysterians", le groupe célèbre pour son unique tube, "96 Tears".
Il a souvent été écrit que le coup de maître reviendrait à leur manager et ancien acolyte en tant que chanteur, Terry Knight, qui se serait battu pour les introduire à la programmation de l'Atlanta Pop Festival, premier du nom (1), en échange de l'absence de rémunération. Leur prestation sauvage et énergique aurait alors séduit un représentant de Capitol qui se serait empressé de les faire signer. Que le trio soit signé grâce à un cadre de Capitol exalté par leur prestation scénique, soit, mais certainement pas à la suite du festival d'Atlanta du 4 et 5 juillet 1969, puisque "On Time", le premier jet, était finalisé depuis juin. Par contre, jouer devant près de cent-quatre-vingt mille personnes (!) fut une formidable promotion pour le disque qui sortit le mois suivant, en août.
On a reproché à ce trio de jouer trop fort, d'être braillards, de piètres musiciens compensant leurs lacunes par une approche bravache, de se complaire dans la facilité. C'est vraisemblablement le premier groupe de Rock que l'on se devait de vilipender pour se donner un semblant de crédibilité. Pourtant, à l'écoute de leur discographie, on peut honnêtement se poser la question de savoir si les auteurs de ces lignes au vitriol s'étaient vraiment attardés sur leur musique. S'ils avaient fait au moins l'effort de l'écouter. Certes, leurs deux premiers opus - "On Time" et "Grand Funk" - ne sont pas exempts de défauts, loin s'en faut, et laissent parfois transparaître un relatif amateurisme. C'est que les deux plus âgés n'ont pas encore atteint leur vingt-et-unième année lors du premier enregistrement, tandis que le bassiste, Mel Schacher, n'en a que dix-huit.
L'unique compositeur du premier album, Mark Farner, chanteur, guitariste, harmoniciste et pianiste, né à Flint le 29 septembre 1948, est un bien jeune musicien. Et eu égard à son jeune âge, on aurait plutôt dû reconnaître son talent, au pire son évident potentiel en gestation.
Quant à leur appétit pour les décibels, il est étonnant que ça a été un source de reproche alors que l'on a encensé leurs pairs, champions des amplis en surchauffe et des guitares hurlantes ; notamment ceux de la scène de Detroit à laquelle le trio est légitimement affilié.
De plus, entre "On Time" et "Grand Funk", deux disques enregistrés avec seulement quatre mois d'écart, en assurant sans cesse des concerts entre ces deux galettes, force est de constater que le trio a effectué un prodigieux bond en avant. Visiblement, il travaille d'arrache-pied, cherchant déjà à progresser. Et au contraire de bon nombre de groupes adulés, Grand Funk Railroad n'aura de cesse, jusqu'à sa reformation de 1980 (sans Schacher), de chercher à s'améliorer, à évoluer, à s'affûter.
Finalement, leur principal tort n'aurait-il pas été celui d'avoir du succès dès la première année de leur contrat discographique ? D'avoir eu le privilège de profiter d'une campagne de promotion digne d'une production hollywoodienne - la fameuse enseigne sur Times Squares, louée pour 100 000 $, pour annoncer la prochaine sortie de "Closer to Home" - ?
Ce « Closer to Home » donc, annoncé à grand renfort de campagne publicitaire, est un nouveau pas, un développement qui amène la formation à quitter progressivement ses oripeaux primitifs de barbares soniques.
Si l'album est un grand succès en Amérique-du-Nord, en Europe, c'est un peu l'album négligé. Du moins, en ce qui concerne la période faste. En effet, coincé entre "Grand Funk" (l'album rouge) et "Survival", qui sont généralement considérés parmi leurs meilleurs, il est bien souvent délaissé dans les écrits francophones. Pourtant, cet album fut tout de même classé cinquième dans les charts canadien, et sixième dans les américains. En 1970, année si riche en superbes réalisations musicales - dont certaines sont d'incontestables classiques - qu'il était difficile de se faire remarquer.
Il est vrai que l'on peut considérer le début de ce disque maladroit. « Sin's a Good Man's Brother », le titre d'ouverture, un peu braillard et surchargé de fuzz souffreteuse, est un peu lourdaud et pas vraiment original. Ce qui ne semble pas poser de problèmes à George Lynch et Monster Magnet qui l'ont repris. Sans oublier Gov't Mule dont la version dépasse tout de même l'originale (sur "Deep End vol. 1"). "Aimless Lady" a bien quelques arguments pour rectifier le tir avec sa facette Soul, mais la guitare manque de dynamisme. Et "Nothing Is The Same", en dépit de bons passages, s'emmêle les pinceaux. On se retrouve dans la continuité du précédent, "Grand Funk", toutefois c'est un cran en dessous. Il surnage un goût amer d'inachevé sur ces trois premiers morceaux. Il n'y eut que quatre mois off entre les séances d'enregistrement du précédent et de celui-ci.
Cependant, Grand Funk Railroad a de la ressource, et surtout bien plus de caractère que ce que les médias aigris ont tendance à vouloir
faire croire. Ainsi, le trio change radicalement de registre avec « Mean Mistreater ». Une belle composition, dont la structure repose presque uniquement sur quelques accords joué à l'orgue (par Mark Farner [2]) à la sonorité sourde et comme légèrement salie par un une distorsion crunchy. Farner y pose sa voix avec sensibilité, dans un registre foncièrement Soul, et dévoile ainsi qu'il n'est pas uniquement un hurleur, mais bien un chanteur à part entière. Un titre sobre, sans guitare. Même le solo, sur le break - courte partie effrénée, instant de défoulement juvénile - est joué à l'orgue.
La première face se termine sur un sympathique mais anecdotique instrumental, "Get It Together". Une pièce menée, encore une fois, par l'orgue où cette fois-ci l'influence de Booker T paraît dominer. Certes, Farner n'est pas un technicien du clavier, jouant plutôt au feeling, mais il s'en sort assez bien. C'est cohérent et dans le ton. Le dernier mouvement laisse entrer de puissants choeurs féminins et, avec Farner scandant le titre, un voile tissé de Soul et de Gospel tombe délicatement sur le coda.
La seconde face, avec seulement trois morceaux, représente le principal attrait.
🚃 - "I Don't Have to Sing The Blues" témoigne de la volonté d'évolution du groupe. Et donc de Mark Farner, l'unique auteur-compositeur de ce disque (et du premier). Detroit n'est pas seulement ce lieu si propice à l'expansion du Rock-garage, du proto-Heavy-Metal et du Hard-rock corrosif, c'est également celui de la Soul. De la Motown qui a innondé les ondes radios du Michigan, et en conséquence, même le rocker le plus endurci de l'état n'a pu y échapper. Ce n'est donc pas contre-nature si Farner et ses acolytes vont progressivement imprégner et temporiser de plus en plus leur proto-hard-rock bruyant de Soul.
🚃 - Avec Hooked on Love », Farner a définitivement délaissé la fuzz au profit d'un son crunchy naturel, s'alignant, en terme de tonalité, bien moins avec celui de ses collègues de Detroit qu'avec les bluesmen de Chicago. Evoluant dans un mid-tempo, le soutien d'un ensemble de choristes d'obédience Motown, mue la musique de GFR en Heavy-Soul-rock - quelques années avant Humble Pie et son virage avec "Eat It" -. Le break surprend avec son développement « punkoïde », avant l'heure (sauf si l'on considère que le punk est né à Détroit et ses alentours ...). Cette chanson annonce la direction de la prochaine galette, « Survival ».
🚃 - « I'm your Captain (Closer to Home)» est une belle composition, plutôt ambitieuse pour le Grand Funk d'alors. Si les paroles et l'air, par leur simplicité, sont mnémoniques, la musique est plus ambitieuse. Ce serait une forme de Pop-rock-folk, ou de Heavy-rock tendance flower-power (une sorte de « Gérard Palaprat en mode Heavy » 😊), qui se présente en deux parties. La seconde étant pratiquement Progressive (3), marquée par l'intervention d'une flûte traversière, de violons, et de petits s'oizieaux .... Une idée de Terry Knight qui a dépêché l'Orchestre de Cleveland pour les arrangements. (Une surprise que le trio n'a pu écouter qu'une fois le produit fini. Et qu'il a acclamée). Elle se termine sur la répétition des paroles « I'm getting closer to my Home », donnant le titre à l'album. On aurait pu nager dans le niais, le sirupeux, mais non, c'est une pièce maîtresse.
On a peine à croire que le groupe interprétant cette chanson et celui du violent et préhistorique "Live Album", sorti la même année, sont bien les mêmes.
Bien que « Mean Mistreater » et « I'm your Captain » soient deux chansons à l'opposé de ce qui avait fait précédemment la notoriété de Grand Funk Railroad, elles sont accueillies avec ferveur par les fans, et deviennent rapidement des classiques. Longtemps indéboulonnables du répertoire scénique. La seconde, raccourcie de moitié pour l'occasion, devient le premier véritable hit du groupe. Dans les années 80, elle était encore régulièrement diffusée par les radios Nord-Américaines.
La chanson évoque le monologue d'un capitaine de navire, perdu quelque part dans les mers, et confronté à une mutinerie. En adéquation avec le sujet, l'intonation devient désespérée sur le deuxième mouvement. Cependant, d'autres interprétations sont apparues. Certaines ont fait directement le lien entre le capitaine perdu et l'Odyssée d'Homère. D'autres une métaphore de la lutte contre la toxicomanie. Mais la plus courante demeure celle liée au Viet-Nam, à l'espoir des soldats espérant pouvoir revenir au pays. Elle est d'ailleurs effectivement populaire auprès des vétérans. Plus tard, elle sera admise comme un hymne contre la guerre. Farner sera plus tard affublé du surnom de "Rock patriot".
Bien que la musique de Grand Funk Railroad soit indéniablement à ranger avec les formations de Heavy-rock de l'époque - et donc légitimement avec celles de Detroit -, et qu'elle fasse même partie des fondateurs du Hard-rock US, précurseur de ce que l'on nommera "Arena rock", la sonorité assez particulière de la guitare est, paradoxalement, plus proche de la scène californienne. En particulier celle de Haight Ashbury. Soit plus proche des John Cippolina, Jorma Kaukonen et Sam Andrew que des Dick Wagner (dont il écouta les conseils et avec qui Mark a joué au sein des Bossmen), Ron Asheton ou Gary Ray Thompson. Le choix singulier de l'instrument y étant déjà pour beaucoup. En effet, au lieu de s'en remettre aux indétrônables fondamentaux, valeurs sûres américaines (Fender et Gibson), Farner s'est entiché d'une six-cordes d'un luthier d'Astoria (Oregon). Une Musicraft Messenger dotée d'un manche semi-conducteur en alliage (aluminium et magnésium), équipée d'une Fuzz intégrée (alimenté par pile) et d'une sortie stéréo. Ainsi, Farner n'avait alors rien de plus qu'une wah-wah entre sa Messenger et son ampli. Même si le volume est considéré comme énorme, la Messenger manque d'épaisseur, de corps par rapport avec celles des collègues du Michigan (et c'est à des années-lumières de celles de Leslie West). Cependant, son approche et son attaque sont résolument Hard-rock. Voire Hard-blues, sachant qu'il use et abuse des gammes pentatoniques (principalement la mineure).
C'est Mel Schacher qui propulse la troupe dans l'univers du gros son, avec ses Fender Precision et Jazz-bass branchées dans deux gros amplis West Fillmore (importés d'Angleterre) (4) gonflés aux hormones. Probablement un des plus gros son de basse de l'époque. Et avant Felix Pappalardi. Également décrié par la presse - il ne fallait pas qu'il déroge à la règle -, de nombreux bassistes professionnels ont pourtant témoigné que non seulement ils se sont mis à la basse après l'avoir vu ou écouté, mais qu'il demeure une référence.
Certes moins pointu qu'un Jack Bruce ou qu'un Chris Squire, il n'en est pas moins un bassiste à la fois robuste et fluide, sur lequel le trio peut se reposer. Il est de la branche des Dale Peters, Tim Bogert, Gary Thain, Pappalardi, Jim Lea. (Encore aujourd'hui, il apparaît dans la liste des meilleurs bassistes de sa décennie).
On a souvent accusé Grand Funk Railroad d'être opportuniste, de favoriser les décibels (en concert ce fût effectivement le cas à leurs débuts), d'asséner un boogie simpliste et métallique (pas faux ... à leurs débuts), de cibler leur public. Très réducteur, alors que l'on constate une prise de risque réelle, un désir d'évolution dès « Closer to Home », qui n'est que leur troisième opus, enregistré seulement un an après le premier disque. Une cadence qui a d'ailleurs desservi la troupe, car il est évident que, jusqu'en 1973, dans chaque album il y a certains morceaux qui auraient gagné à être peaufinés. Difficile d'être objectif et en pleine possession de ses moyens avec un album tous les six mois et d'incessantes tournées. Il fallait battre le fer tant qu'il était chaud ... On remarque qu'une fois que le manager-producteur Terry Knight a été évincé, le rythme s'est considérablement ralenti.
En dépit d'une presse sans pitié, Grand Funk Railroad n'a eu aucun mal à remplir les salles, et même les stades. Et si cela a pu avoir un impact sur les ventes de disques, GFR est tout de même alors un des plus gros vendeurs d'Amérique-du-Nord avec plusieurs millions d'unités.
Par ailleurs, non seulement le trio a anticipé le futur d'un Hard-rock qui fera le bonheur des stades, Mark Farner, lui, préfigure le guitar-hero extraverti. Précisément, celui qu'a longtemps représenté Ted Nugent. En effet, c'est à croire que ce dernier a bien étudié l'attitude de son "presque" voisin. Il y a un monde entre le Nugent des Amboy Dukes des 60's, mobile comme un lampadaire, et celui, infatigable pois-sauteur de la décennie suivante. Les poses du guitar-hero de Hard-rock, avec crinière abondante impérative, généralement attribuées à Unlce Ted étaient déjà largement exploitées par Farner. (Ainsi que par Wayne Kramer et Fred "Sonic" Smith). Sans oublier la présentation virile, torse-nu, un poil d'homme des bois.
La réédition de 2002 offre en bonus un mixage différent de « Mean Mistreater », et de bonnes versions live de "In Need" (de "Grand Funk"), de "Heartbreaker" (de "On Time") et ... "Mean Mistreater". Intéressant mais rien de particulièrement attrayant, et trois versions d'une chanson sur le même disque c'est gavant. Bref, des bonus dispensables.
(1) Les organisateurs du festival d'Atlanta inviteront Grand Funk à se produire l'année suivante, en 1970.
(2) Ce n'est que l'année suivante, en 1971, qu'il pourra s'offrir un orgue Hammond B3. Sur lequel il composera les premières notes de "The Hook".
(3) Occulté également par la presse bien-pensante, "I'm Your Captain (Closer to Home)" eut tout de même les faveurs des radios ouvertures au Rock-progressif.
(4) Il a aussi utilisé des têtes d'amplis Park ; du matos très inspiré de Marshall.
🎼🎶♩🚃
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