- Musique
française cette semaine Claude ! Je n'ai jamais su comment on prononçait le nom
de ce compositeur un peu négligé m'as-tu dis un jour ?
- Poulinc
Sonia, pas Poulanc. Poulenc restait un compositeur en marge des modes en une
époque où on se focalisait trop sur le langage musical, dodécaphonisme et
autres…
- Ah je vois.
Deux œuvres religieuses de forme classique a priori et une distribution
alléchante pour ce disque, Boston, Ozawa… Je connais moins Kathleen Battle par
contre…
- Ah et c'est
dommage, cette merveilleuse soprano "colorature", révélée par
Karajan, incontournable pour ce disque a torpillé sa carrière en 1994 en jouant
à la diva caricaturale…
- Pas malin
cela ! Un stabat mater court a priori à l'inverse de celui d'Anton Dvořák qui
dure une heure trente et que vous aviez commenté.
- Oui et
intimiste, une œuvre lumineuse, une écriture contrastée et moderne mais
subtile. Poulenc l'a imaginée en se rendant à Rocamadour après la perte d'un
ami proche.
Francis Poulenc |
Et oui, original et atypique : Poulenc est un
autodidacte tant comme pianiste que comme compositeur. Le catalogue de ses
œuvres est presque inclassable par catégories académiques, même si on y
rencontre quelques concertos et les deux œuvres religieuses gravées sur ce CD
aux titres respectant la rhétorique catholique, la lecture de la liste de sa
production vous fera penser à la fantaisie d'un Satie : Quadrille
à 4 mains, Suite en 3
mouvements, Le Gendarme
incompris, Quatre poèmes
de Max Jacob, Cinq
Impromptus… 185 numéros néanmoins où s'entrecroisent des
sonates de forme classique (si tant est
que la Sonate pour hautbois vs clarinette et piano
le soit…) et des œuvres à l'effectif inattendu comme Les Chemins
de l’amour de 1940 pour voix et petit ensemble orchestral
(clarinette, basson, violon, contrebasse, piano).
Cela dit, la lecture des titres des ouvrages de Ravel ou de Debussy
donne le même sentiment mais les réunions d'instrumentistes se veulent plus
traditionnelles.
Poulenc est un
fervent parisien (1899-1963). Il fréquente tous les intellectuels autant dans
le domaine de l'art que de la littérature contemporaine. Ami de Cocteau, il partage avec lui son
orientation homosexuelle (ils ne seront jamais amants a priori, Poulenc étant plus "discret" que Cocteau à ce sujet). Vers 1919 Jean Cocteau et Erik Satie impulsent
un mouvement artistique bien connu : le "groupe
des Six" pour lequel le poète, peintre, sculpteur et cinéaste
invite en dehors de Poulenc : Georges Auric,
Louis Durey, Arthur
Honegger, Darius Milhaud
et Germaine Tailleferre. Un courant musical
cherchant à s'affranchir des dernières influences de l’école
franckiste et wagnériste. Oui un courant novateur plutôt qu'un travail
collectif puisque seulement deux œuvres mineures verront le jour. Poulenc restera un éternel indépendant aimant quitter Paris pour le Grand Coteau, une maison acquise en 1927 à Noizay,
en Touraine. Elle peut se visiter, une info pour les routards mélomanes.
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Avant 1935,
la foi religieuse de Poulenc
est très modeste depuis la mort mal vécue de son père dans la boue des tranchés
en 1917. Agnostique ? Possible. Il
faut savoir que Poulenc est un tantinet
mécréant et compose en 1926 des mélodies coquines réunies sous le titre de "Chansons gaillardes", un recueil de 8
chansons sur des textes du XVIIème siècle. Le titre est sans ambiguïté J. Mélodies créées par Pierre
Bernac, un baryton talentueux de l'âge du compositeur.
Kathleen Battle |
Donc 1935. Poulenc pleure la disparition de plusieurs amis chers dont le compositeur
et critique Pierre-Octave Ferroud. Il
décide d'effectuer un pèlerinage à Rocamadour qui ranime sa foi perdue. Ce
retour à la spiritualité chrétienne se traduit entre 1936 et 1938 par trois
compositions : les Litanies à la Vierge noire de
Rocamadour, pour chœur de femmes et orgue, la Messe en sol majeur pour chœur mixte a
cappella et les Quatre motets pour un temps de pénitence.
Dans la thématique religieuse, l'opéra Dialogues des Carmélites d'après un texte
de Bernanos sera créé en italien en 1957
à la Scala de Milan. En français à Paris la même année. Une tragédie sur le
martyr de religieuses pendant la Révolution. Il s'agit du seul opéra "marquant" de Poulenc et de l'immédiat après-guerre.
Et enfin deux œuvres liturgiques qui composent ce
disque : le Stabat Mater de 1950 et le Gloria de 1960. Si le
texte d'une messe doit suivre à la lettre le dogme romain, la liberté est
possible pour un Requiem (Berlioz vs Mozart
vs Fauré). Il en est de même pour le Stabat Mater qui évoque la souffrance
de la Vierge au pied de la Croix. Apparue au XIIIème siècle, le ou plutôt les
différents textes et la nature du chant ont pour but de faire partager la
douleur humaine à travers celle de la mère du Christ face au sacrifice atroce de la crucifixion. Pour en savoir
plus, bon article (ça arrive) sur Wikipédia [Stabat Mater].
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Seiji Ozawa en 1999 |
Le stabat Mater (La
Mère se tenait…) est une séquence assez
rarement récitée ou psalmodiée lors des liturgies catholiques, surtout de notre
temps. Une séquence est un poème liturgique qui dans le cas du Stabat Mater est
décliné en deux versions de strophes de trois versets : le Stabat Mater dolorosa le plus mis en musique ou le
Stabat mater speciosa moins douloureux mais
plus confidentiel (Liszt).
Il existe maintes adaptations du Stabat Mater aux
diverses époques musicales : à l'époque baroque
: ceux de Vivaldi ou de Boccherini et, très apprécié, celui de Pergolèse ; à l'âge classique, Haydn,
et le monument de style romantique d'Anton Dvořák. Notre
temps n'est pas en reste avec les compositeurs mystiques comme Karol Szymanowski ou Arvo
Pärt…
Le texte, contrairement à celui de l'ordinaire de la
messe, offre des libertés quant au choix des strophes. Poulenc
en a retenu douze extraites du Stabat Mater dolorosa.
Le tableau ci-dessous en propose la traduction du latin vers le français. Le
compositeur désire rendre hommage à son ami Christian Bérard (1902-1949), un peintre et créateur de décors et
costumes de l'époque. Également proche de Louis
Jouvet et Cocteau, Bérard sera le dédicataire du Testament d'Orphée de ce dernier. À un sombre Requiem, le musicien préfère un Stabat Mater moins funèbre et pompeux.
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Vierge de Rocamadour |
Kathleen Battle est une
soprano "colorature" à la voix divine qui a connu une carrière
hiératique… La chanteuse afro-américaine débute dans les années 70 et prend son
envol dans les années 80 grâce à James Levine
et surtout Herbert von Karajan. Le
maestro est invité en 1987 à diriger
le concert du nouvel-an à Vienne. Le chef aime les surprises et invite Kathleen à chanter une valse. Ce sera la seule intrusion de l'art
lyrique lors de cette grand-messe viennoise annuelle ! (Voix
du Printemps, op.410, très connue). Son répertoire est celui
d'une colorature au timbre cristallin et à la souplesse infaillible : Mozart, Richard
Strauss, et puis le jazz et le gospel.
La dame est jolie pour une cantatrice, participe à des
gravures où sa voix séraphique fait merveille (Requiem
de Brahms et de Fauré
avec Giulini) mais mi années 90, son
tempérament de diva irascible et suffisante finit par excéder la direction du Métropolitan de New-York. Elle prend la
porte en pleine répétition, sa carrière ne s'en remettra pas vraiment…
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Comme pour le Gloria, Poulenc
recourt à un effectif différent des standards du genre, à savoir : une soprano
solo, un orchestre et un chœur mixte à quatre voix plus une cinquième partie de
barytons. Pas d'orgue, le compositeur ne
voulant pas de compétition sonore de celui-ci avec la petite harmonie. Il préfère
jouer sur des associations de timbres des vents qui permettent de simuler le
noble instrument. L'orchestration est de type postromantique mais sans
percussion :
1 piccolo, 2 flûtes, 2 hautbois, 1 cor anglais, 2
clarinettes en si bémol, 1 clarinette basse, 3 bassons, 4 cors, 3 trompettes en
ut, 3 trombones, 1 tuba, des timbales, 2 harpes et les cordes.
Dès l'introduction, le ton est donné : une musique de recueillement,
une prière, en aucun cas l'expression de la peur et de la colère si présente
dans un requiem. Poulenc applique au stabat mater une rythmique, de la tristesse –
évidemment – mais aussi une forme d'acceptation du trépas teintée d'espérance.
Le Cujus animam gementem est plus animé
mais non ostentatoire. Les tempos sont très variés, tout comme les styles
mélodiques. Poulenc assure la connexion
avec les formes anciennes : la monodie grégorienne,
la polyphonie de la renaissance. Les premières
mesures du Quis est homo sont scandées de
manière très moderne tout comme l'intermède du Vidit
suum dans lequel intervient la voix si rayonnante de Kathleen Battle, une ligne de chant sans aucun
vibrato hors de propos. Le Eja mater fait
songer à un chant populaire et pastoral. Poulenc
nous offre une musique à la fois simple sur le fond mais très légère dans sa
forme orchestrale, également très fantasque dans son architecture.
Le compositeur imagine le voyage de son ami comme une
promenade vers l'éternité paradisiaque. Le Sancta
Mater intègre une petite danse aux bois festive à l'opposé des traits dramatiques
aux cordes graves et au tuba (discret) du Fac ut
portem. Boulez aimait cette succession variée de temps musicaux très
contrastés, ce qu'il traduisit par le commentaire suivant : "Un temps musical
lisse ou strié". Être apprécié du Boulez des années 50 qui comme Messiaen révolutionnait
le langage musicale conduit à une question à mon sens pertinente : Poulenc ne serait donc pas ringard ? J La direction sans pathos de Seiji
Ozawa est un régal.
Titre / Tempo / formation
|
texte français
|
|
1.
|
Stabat mater dolorosa
(Très
calme)
Chœur
|
Elle se tint là, la mère endolorie
Toute en larmes, auprès de la croix, Alors que son Fils y était suspendu. |
2.
|
Cujus animam gementem
(Allegro molto – Très violent)
Chœur
|
Son âme gémissante,
Désespérée et souffrante, Fut transpercée d'un glaive. |
3.
|
O quam tristis
(Très lent)
Chœur a cappella
|
Ô qu'elle fut triste et affligée
La très sainte Mère du Fils unique. |
4.
|
Quæ mœrebat
(Andantino)
Chœur
|
Qu'elle souffrit et fut endeuillée,
La pieuse Mère quand elle assista à L'exécution de son illustre Fils. |
5.
|
Quis est homo
(Allegro molto - Prestissimo)
Chœur
|
Quel homme sans verser de pleurs
Verrait la Mère du Christ Endurer si grand supplice ? |
6.
|
Vidit suum
(Andante) Soprano (ou mezzo-soprano)
Chœur
|
Elle vit l'Enfant bien-aimé
Mourant seul, abandonné, Et soudain rendre l'esprit. |
7.
|
Eja mater
(Allegro)
Chœur
|
Ô Mère, source de tendresse,
Fais-moi sentir grande tristesse Pour que je pleure avec toi. |
8.
|
Fac ut ardeat
(Maestoso) –
Chœur a cappella
|
Fais que mon âme soit de feu
Dans l'amour du Seigneur mon Dieu : Que je Lui plaise avec toi. |
9.
|
Sancta mater
(Moderato - Allegretto)
Chœur
|
Mère sainte, daigne imprimer
Les plaies de Jésus crucifié En mon cœur très fortement. |
10.
|
Fac ut portem
(Tempo de Sarabande) Soprano
Chœur
|
Du Christ fais-moi porter la mort,
Revivre le douloureux sort Et les plaies, au fond de moi. |
11.
|
Inflammatus et accensus
(Animé et très rythmé)
Chœur
|
Je crains les flammes éternelles;
Ô Vierge, assure ma tutelle À l'heure de la justice. |
12.
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Quando corpus
(Très calme)
Soprano Chœur
|
À l'heure où mon corps va mourir,
À mon âme, fais obtenir La gloire du paradis.
Amen !
|
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
La discographie est maigre. En 1962, George Prêtre et Régine Crespin signent une gravure qui reçoit
le label "insurpassable" du compositeur. De fait, les héritiers, en
gardiens du temple, s'opposent à d'autres captations. Pour ce vinyle, curieusement
jamais réédité en CD, deux atouts : la voix sublime de notre soprano historique
et la rigueur empreinte de religiosité de George Prêtre.
Cela dit, les Choeurs René Duclos
souffrent d'un vibrato d'un autre âge et la prise de son se révèle terne et
compacte par rapport au standards actuels. Même problème que pour le disque de la
même époque consacré au Requiem de Fauré
et dirigé par André Cluytens, très
longtemps un sommet mais désormais daté. Quant à l'orchestre
du Conservatoire face au Symphonique de
Boston, ben…
Le numérique a permis la gravure de nouvelles versions
remarquables dont celle écoutée ce jour. J'en ai écouté quelques autres et une
seule me paraît trouver la paix intérieure et la finesse de la mise en place d'Ozawa : un enregistrement réalisé par les Choeurs et l'Orchestre National de Lyon en
1984 pour Harmonia Mundi sous la
direction de Serge Baudo. La soprano Michèle Lagrange n'a peut-être pas le
timbre angélique et l'innocence de Kathleen Battle,
mais voilà un superbe disque à découvrir. [You Tube]. Amateurs de musique chorale, nos amis anglais ne sont pas en reste avec une splendide interprétation de Richard Hickox pour Erato en 1993. (En prime, là aussi : le Gloria). Disponible sur Deezer.
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