samedi 28 mars 2020

Francis POULENC - Stabat Mater (1950) - K. BATTLE, S. OZAWA (1989) - par Claude Toon



- Musique française cette semaine Claude ! Je n'ai jamais su comment on prononçait le nom de ce compositeur un peu négligé m'as-tu dis un jour ?
- Poulinc Sonia, pas Poulanc. Poulenc restait un compositeur en marge des modes en une époque où on se focalisait trop sur le langage musical, dodécaphonisme et autres…
- Ah je vois. Deux œuvres religieuses de forme classique a priori et une distribution alléchante pour ce disque, Boston, Ozawa… Je connais moins Kathleen Battle par contre…
- Ah et c'est dommage, cette merveilleuse soprano "colorature", révélée par Karajan, incontournable pour ce disque a torpillé sa carrière en 1994 en jouant à la diva caricaturale…
- Pas malin cela ! Un stabat mater court a priori à l'inverse de celui d'Anton Dvořák qui dure une heure trente et que vous aviez commenté.
- Oui et intimiste, une œuvre lumineuse, une écriture contrastée et moderne mais subtile. Poulenc l'a imaginée en se rendant à Rocamadour après la perte d'un ami proche.

Francis Poulenc
Un premier article avait été consacré à ce compositeur original (dans tous les sens du terme) au concerto pour orgue, à celui pour clavecin et à un petit ballet, Les biches. Drôle de pot-pourri bien à l'image de la personnalité atypique de Poulenc  dans le monde musical de la première moitié du XXème siècle. On ne se répète pas, une biographie est déjà à lire dans cette chronique de 2015. (Clic)
Et oui, original et atypique : Poulenc est un autodidacte tant comme pianiste que comme compositeur. Le catalogue de ses œuvres est presque inclassable par catégories académiques, même si on y rencontre quelques concertos et les deux œuvres religieuses gravées sur ce CD aux titres respectant la rhétorique catholique, la lecture de la liste de sa production vous fera penser à la fantaisie d'un Satie : Quadrille à 4 mains, Suite en 3 mouvements, Le Gendarme incompris, Quatre poèmes de Max Jacob, Cinq Impromptus… 185 numéros néanmoins où s'entrecroisent des sonates de forme classique (si tant est que la Sonate pour hautbois vs clarinette et piano le soit…) et des œuvres à l'effectif inattendu comme Les Chemins de l’amour de 1940 pour voix et petit ensemble orchestral (clarinette, basson, violon, contrebasse, piano).
Cela dit, la lecture des titres des ouvrages de Ravel ou de Debussy donne le même sentiment mais les réunions d'instrumentistes se veulent plus traditionnelles.
Poulenc est un fervent parisien (1899-1963). Il fréquente tous les intellectuels autant dans le domaine de l'art que de la littérature contemporaine. Ami de Cocteau, il partage avec lui son orientation homosexuelle (ils ne seront jamais amants a priori, Poulenc étant plus "discret" que Cocteau à ce sujet). Vers 1919 Jean Cocteau et Erik Satie impulsent un mouvement artistique bien connu : le "groupe des Six" pour lequel le poète, peintre, sculpteur et cinéaste invite en dehors de Poulenc  : Georges Auric, Louis Durey, Arthur Honegger, Darius Milhaud et Germaine Tailleferre. Un courant musical cherchant à s'affranchir des dernières influences de l’école franckiste et wagnériste. Oui un courant novateur plutôt qu'un travail collectif puisque seulement deux œuvres mineures verront le jour. Poulenc restera un éternel indépendant aimant quitter Paris pour le Grand Coteau, une maison acquise en 1927 à Noizay, en Touraine. Elle peut se visiter, une info pour les routards mélomanes.
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Avant 1935, la foi religieuse de Poulenc est très modeste depuis la mort mal vécue de son père dans la boue des tranchés en 1917. Agnostique ? Possible. Il faut savoir que Poulenc est un tantinet mécréant et compose en 1926 des mélodies coquines réunies sous le titre de "Chansons gaillardes", un recueil de 8 chansons sur des textes du XVIIème siècle. Le titre est sans ambiguïté J. Mélodies créées par Pierre Bernac, un baryton talentueux de l'âge du compositeur.

Kathleen Battle
Pierre Bernac est également gay et les deux hommes auront une liaison un peu plus tard… Il deviendra l'interprète de prédilection de Poulenc. Pierre Bernac, chanteur incontournable de la mélodie française, professeur au conservatoire de Paris et qui aura parmi ses élèves une débutante : Jessye Norman, et n'oublions pas Gérard Souzay chez les barytons.
Donc 1935. Poulenc pleure la disparition de plusieurs amis chers dont le compositeur et critique Pierre-Octave Ferroud. Il décide d'effectuer un pèlerinage à Rocamadour qui ranime sa foi perdue. Ce retour à la spiritualité chrétienne se traduit entre 1936 et 1938 par trois compositions : les Litanies à la Vierge noire de Rocamadour, pour chœur de femmes et orgue, la Messe en sol majeur pour chœur mixte a cappella et les Quatre motets pour un temps de pénitence.
Dans la thématique religieuse, l'opéra Dialogues des Carmélites d'après un texte de Bernanos sera créé en italien en 1957 à la Scala de Milan. En français à Paris la même année. Une tragédie sur le martyr de religieuses pendant la Révolution. Il s'agit du seul opéra "marquant" de Poulenc et de l'immédiat après-guerre.
Et enfin deux œuvres liturgiques qui composent ce disque : le Stabat Mater de 1950 et le Gloria de 1960. Si le texte d'une messe doit suivre à la lettre le dogme romain, la liberté est possible pour un Requiem (Berlioz vs Mozart vs Fauré). Il en est de même pour le Stabat Mater qui évoque la souffrance de la Vierge au pied de la Croix. Apparue au XIIIème siècle, le ou plutôt les différents textes et la nature du chant ont pour but de faire partager la douleur humaine à travers celle de la mère du Christ face au sacrifice atroce de la crucifixion. Pour en savoir plus, bon article (ça arrive) sur Wikipédia [Stabat Mater].
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Seiji Ozawa en 1999
Le stabat Mater (La Mère se tenait…) est une séquence assez rarement récitée ou psalmodiée lors des liturgies catholiques, surtout de notre temps. Une séquence est un poème liturgique qui dans le cas du Stabat Mater est décliné en deux versions de strophes de trois versets : le Stabat Mater dolorosa le plus mis en musique ou le Stabat mater speciosa moins douloureux mais plus confidentiel (Liszt).
Il existe maintes adaptations du Stabat Mater aux diverses époques musicales : à l'époque baroque : ceux de Vivaldi ou de Boccherini et, très apprécié, celui de Pergolèse ; à l'âge classique, Haydn, et le monument de style romantique d'Anton Dvořák. Notre temps n'est pas en reste avec les compositeurs mystiques comme Karol Szymanowski ou Arvo Pärt
Le texte, contrairement à celui de l'ordinaire de la messe, offre des libertés quant au choix des strophes. Poulenc en a retenu douze extraites du Stabat Mater dolorosa. Le tableau ci-dessous en propose la traduction du latin vers le français. Le compositeur désire rendre hommage à son ami Christian Bérard (1902-1949), un peintre et créateur de décors et costumes de l'époque. Également proche de Louis Jouvet et Cocteau, Bérard sera le dédicataire du Testament d'Orphée de ce dernier. À un sombre Requiem, le musicien préfère un Stabat Mater moins funèbre et pompeux.
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Vierge de Rocamadour
Je ne présente ni Seiji Ozawa, le chef japonais souvent écouté dans ce blog ni l'orchestre de Boston, orchestre américain d'exception que Ozawa a dirigé pendant une trentaine d'année, notamment dans le répertoire français ; la discographie des ouvrages de Poulenc ne saturant guère les bacs des disquaires.
Kathleen Battle est une soprano "colorature" à la voix divine qui a connu une carrière hiératique… La chanteuse afro-américaine débute dans les années 70 et prend son envol dans les années 80 grâce à James Levine et surtout Herbert von Karajan. Le maestro est invité en 1987 à diriger le concert du nouvel-an à Vienne. Le chef aime les surprises et invite Kathleen à chanter une valse. Ce sera la seule intrusion de l'art lyrique lors de cette grand-messe viennoise annuelle ! (Voix du Printemps, op.410, très connue). Son répertoire est celui d'une colorature au timbre cristallin et à la souplesse infaillible : Mozart, Richard Strauss, et puis le jazz et le gospel.
La dame est jolie pour une cantatrice, participe à des gravures où sa voix séraphique fait merveille (Requiem de Brahms et de Fauré avec Giulini) mais mi années 90, son tempérament de diva irascible et suffisante finit par excéder la direction du Métropolitan de New-York. Elle prend la porte en pleine répétition, sa carrière ne s'en remettra pas vraiment…
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Comme pour le Gloria, Poulenc recourt à un effectif différent des standards du genre, à savoir : une soprano solo, un orchestre et un chœur mixte à quatre voix plus une cinquième partie de barytons. Pas d'orgue, le compositeur ne voulant pas de compétition sonore de celui-ci avec la petite harmonie. Il préfère jouer sur des associations de timbres des vents qui permettent de simuler le noble instrument. L'orchestration est de type postromantique mais sans percussion :
1 piccolo, 2 flûtes, 2 hautbois, 1 cor anglais, 2 clarinettes en si bémol, 1 clarinette basse, 3 bassons, 4 cors, 3 trompettes en ut, 3 trombones, 1 tuba, des timbales, 2 harpes et les cordes.

Dès l'introduction, le ton est donné : une musique de recueillement, une prière, en aucun cas l'expression de la peur et de la colère si présente dans un requiem. Poulenc applique au stabat mater une rythmique, de la tristesse – évidemment – mais aussi une forme d'acceptation du trépas teintée d'espérance. Le Cujus animam gementem est plus animé mais non ostentatoire. Les tempos sont très variés, tout comme les styles mélodiques. Poulenc assure la connexion avec les formes anciennes : la monodie grégorienne, la polyphonie de la renaissance. Les premières mesures du Quis est homo sont scandées de manière très moderne tout comme l'intermède du Vidit suum dans lequel intervient la voix si rayonnante de Kathleen Battle, une ligne de chant sans aucun vibrato hors de propos. Le Eja mater fait songer à un chant populaire et pastoral. Poulenc nous offre une musique à la fois simple sur le fond mais très légère dans sa forme orchestrale, également très fantasque dans son architecture.
Le compositeur imagine le voyage de son ami comme une promenade vers l'éternité paradisiaque. Le Sancta Mater intègre une petite danse aux bois festive à l'opposé des traits dramatiques aux cordes graves et au tuba (discret) du Fac ut portem. Boulez aimait cette succession variée de temps musicaux très contrastés, ce qu'il traduisit par le commentaire suivant : "Un temps musical lisse ou strié". Être apprécié du Boulez des années 50 qui comme Messiaen révolutionnait le langage musicale conduit à une question à mon sens pertinente : Poulenc ne serait donc pas ringard ? J La direction sans pathos de Seiji Ozawa est un régal.

Titre / Tempo / formation
texte français
1.    
Stabat mater dolorosa 
(Très calme)
Chœur
Elle se tint là, la mère endolorie
Toute en larmes, auprès de la croix,
Alors que son Fils y était suspendu.
2.   
Cujus animam gementem 
(Allegro molto – Très violent)
Chœur
Son âme gémissante,
Désespérée et souffrante,
Fut transpercée d'un glaive.
3.  
O quam tristis 
(Très lent)
Chœur a cappella
Ô qu'elle fut triste et affligée
La très sainte
Mère du Fils unique.
4.    
Quæ mœrebat
(Andantino)
Chœur
Qu'elle souffrit et fut endeuillée,
La pieuse Mère quand elle assista à
L'exécution de son illustre Fils.
5.     
Quis est homo 
(Allegro molto - Prestissimo)
Chœur
Quel homme sans verser de pleurs
Verrait la Mère du Christ
Endurer si grand supplice ?
6.    
Vidit suum 
(Andante) Soprano (ou mezzo-soprano)
Chœur
Elle vit l'Enfant bien-aimé
Mourant seul, abandonné,
Et soudain rendre l'esprit.
7.   
Eja mater 
(Allegro) 
Chœur
Ô Mère, source de tendresse,
Fais-moi sentir grande tristesse
Pour que je pleure avec toi.
8.    
Fac ut ardeat 
(Maestoso) –
Chœur a cappella
Fais que mon âme soit de feu
Dans l'amour du Seigneur mon Dieu :
Que je Lui plaise avec toi.
9.    
Sancta mater 
(Moderato - Allegretto)
Chœur
Mère sainte, daigne imprimer
Les plaies de Jésus crucifié
En mon cœur très fortement.
10. 
Fac ut portem 
(Tempo de Sarabande) Soprano
Chœur
Du Christ fais-moi porter la mort,
Revivre le douloureux sort
Et les plaies, au fond de moi.
11. 
Inflammatus et accensus 
(Animé et très rythmé)
Chœur
Je crains les flammes éternelles;
Ô Vierge, assure ma tutelle
À l'heure de la justice.
12. 
Quando corpus 
(Très calme)
Soprano Chœur
À l'heure où mon corps va mourir,
À mon âme, fais obtenir
La gloire du paradis.
Amen !

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La discographie est maigre. En 1962, George Prêtre et Régine Crespin signent une gravure qui reçoit le label "insurpassable" du compositeur. De fait, les héritiers, en gardiens du temple, s'opposent à d'autres captations. Pour ce vinyle, curieusement jamais réédité en CD, deux atouts : la voix sublime de notre soprano historique et la rigueur empreinte de religiosité de George Prêtre. Cela dit, les Choeurs René Duclos souffrent d'un vibrato d'un autre âge et la prise de son se révèle terne et compacte par rapport au standards actuels. Même problème que pour le disque de la même époque consacré au Requiem de Fauré et dirigé par André Cluytens, très longtemps un sommet mais désormais daté. Quant à l'orchestre du Conservatoire face au Symphonique de Boston, ben…

Le numérique a permis la gravure de nouvelles versions remarquables dont celle écoutée ce jour. J'en ai écouté quelques autres et une seule me paraît trouver la paix intérieure et la finesse de la mise en place d'Ozawa : un enregistrement réalisé par les Choeurs et l'Orchestre National de Lyon en 1984 pour Harmonia Mundi sous la direction de Serge Baudo. La soprano Michèle Lagrange n'a peut-être pas le timbre angélique et l'innocence de Kathleen Battle, mais voilà un superbe disque à découvrir. [You Tube]. Amateurs de musique chorale, nos amis anglais ne sont pas en reste avec une splendide interprétation de Richard Hickox pour Erato en 1993. (En prime, là aussi : le Gloria). Disponible sur Deezer. 

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