samedi 29 février 2020

RAVEL – Trio pour piano, violon et violoncelle (1914-15) - F.Braley, R. & G. Capuçon – par Claude Toon



- C'est rigolo Claude, pour moi Ravel est synonyme de ballets russes et de merveilles pour piano… Je ne savais pas qu'il avait aussi écrit de la musique de chambre…
- Si mais peu Sonia, un quatuor, ce trio, des sonates pour violon ou violoncelle, deux trois pièces diverses, un catalogue modeste mais que du très bon…
- C'est vrai que ce monsieur était perfectionniste et avare des notes inutiles, du remplissage comme on dit… Il a échappé aux tranchées ?
- Oui mais c'est relatif, reformé pour le combat, il se bat pour devenir ambulancier à Verdun, de constitution fragile, il aggravera sa santé sérieusement…
- Un patriote pur et dur alors, Claude ?
- Mouais, patriote certainement, tout sauf planqué, mais il s'opposera farouchement au boycott de la musique allemande et austro-hongroise ; un humaniste…

Ravel ambulancier en enfer
Ce que j'apprécie chez Sonia, c'est ce travail de recherche d'informations essentielles sur les sujets musicaux que l'on publie. Nous avons déjà le contexte historique pour le moins particulier dans lequel ce trio a été composé et une approche de l'état d'esprit peu nationaliste cocardier qui habitait Ravel à cette époque. Du coup, je vous raconte quoi ? L'article Bruckner de la semaine passée était fort copieux, donc pour souffler un peu, je lève le coude, non pardon le pied, ce n'est pas la même chose, hein Philou 😀 !

Début 1914, personne n'imagine qu'en août l'Europe va s'embraser dans une guerre de 4 ans, un carnage insensé où des millions de soldats et de civils perdront la vie. Même les relations entre l'Angleterre et l'Allemagne sont détendues… Certes les tensions entre la Serbie et l'Empire Austro-hongrois s'enveniment de mois en mois. De son côté le général allemand Moltke, en bon prussien nostalgique de la guerre de 1870, fomente une guerre préventive contre la France et son alliée la Russie de plus en plus influente. Le jeu des alliances ne fait que jeter de l'huile sur le feu qui couve.
Ravel suit certainement ces évènements et partage ses inquiétudes à travers l'importante correspondance qu'il aura toute sa vie avec son ami Bartók. Il est devenu en approchant de la quarantaine l'un des compositeurs français majeurs. Son catalogue compte Miroirs et Gaspard de la Nuit, ses cycles de pièces les plus abouties pour le piano, le quatuor, l'heure espagnole – un petit opéra -, Daphnis et Chloé – partition  écrite pour les célèbres ballets russes – et d'autres bijoux, etc. Ravel a peu composé de musique de chambre à cette date et projette depuis six ans d'écrire un Trio. Au début de l'été, il part pour son pays basque natal, à Saint-Jean-de-Luz, pour réaliser son projet.

Ravel et des joueurs de pelote basque
Le travail avance vite mais, début août, la mobilisation générale se met en place après la déclaration de guerre à l'Allemagne. Ravel termine rapidement son Trio car il estime devoir défendre son pays et surtout ses compatriotes. Il veut s'enrôler, mais son gabarit (1,61 m et 48 kg) le conduit à la réforme. Opiniâtre, il fait des pieds et des mains pour être incorporé dans l'armée de l'air nouvellement créée. En vain…
En 1916, le ministère accepte enfin de l'envoyer à la Bar-le-Duc pour participer à la logistique et conduire des véhicules qui, jour et nuit, sur la petite route défoncée nommée la "voie sacrée", rejoignent l'Enfer de Verdun ! (le nom un peu grandiloquent imaginé par Maurice Barrès désigne 56 km d'une départementale où circulaient 3 000 camions et 90 000 fantassins, des civils se jetaient entre les camions distants de 15 m pour réparer la chaussée déformée par la boue.) Ravel y conduira deux camions dont un surnommé Adélaïde et une ambulance. En octobre 1916, peu avant la fin de cette terrible bataille, il tombe gravement malade ; pour lui la guerre dans le service actif est finie.

Alfredo Casella
Pour clore sur le sujet historique, Ravel fut invité à rejoindre la Ligue nationale de la défense de la musique française fondée par le très réactionnaire et chauvin Charles Tenroc (alias Charles Rocten). Une ligue cherchant à interdire l'exécution de la musique de "l'ennemi" ! Ce personnage obscurantiste avait déjà convaincu l'antisémite assidu Vincent d'Indy et le pianiste de génie mais futur collabo ambiguë Alfred Cortot. Ravel réagit vivement quoique poliment par un refus sans appel dans une lettre incisive restée célèbre. En substance : il exprime son opposition farouche à tout amalgame entre nationalité et création artistique, et il défend l'exécution de la musique germanique et hongroise en France ; il ne faut pas se priver de l'apport pour l'art musical de compositeurs de la trempe de Schöenberg, Bartók ou Richard StraussCamille Saint-Saëns, très âgé, avait accepté mais pour une raison non patriotique, il détestait le wagnérisme…
Pour Ravel, les années 1916-1917 sont marquées par la dépression face à un monde barbare et la mort de sa mère. Il écrit Le tombeau de Couperin, titre qui n'est pas le fruit du hasard en cette période de deuil. Par la suite, il composera peu et dans un style de plus en plus dépouillé.
J'ai profité d'un article présumé court pour présenter le sensible, éclairé et courageux Ravel. Revenons en 1915, année où le Trio est créé salle Gaveau par Alfredo Casella au piano, Gabriel Willaume au violon et Louis Feuillard au violoncelle. Casella était un pianiste et compositeur italien peu connu mais dont j'ai commenté une symphonie passionnante (Clic).
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Frank Braley, Renaud et Gautier Capuçon
Les lecteurs assidus ont sans doute noté que ce disque était déjà à la une en décembre 2018 à propos de la sonate pour violon et piano de Ravel. Frank Braley était au piano et Renaud Capuçon au violon. Quant à son frère Gautier qui est de la partie dans l'interprétation du trio, il interprétait en 2014 le concerto pour violoncelle N°1 de Camille Saint-Saëns dirigé par Lionel Bringier, un album comprenant aussi le concerto pour violon N°3 interprété par son frère Renaud. Très complices les frangins… (Clic) & (Clic).
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Vue de Ciboure, village natal de Ravel
Les tableaux illustrant cet article sont de Gabriel Deluc, natif de Saint-Jean-de-Luz et de la même génération que Ravel. Il perdra la vie au combat en 1916 et Ravel composera Forlane (3ème pièce du Tombeau de Couperin) à son intention…
Le Trio en la mineur comporte quatre mouvements.

1 – Modéré : Bien que de forme sonate, Ravel prend bien des libertés avec les règles dans la succession des diverses sections. Il se réfère à un rythme de poème chanté régional appelé Zortziko, utilisant a priori un rythme à 5/8 dans le récitatif, mais il conserve cependant une mesure à 8/8. Par fidélité à la tradition, le motif joué au piano à la main gauche comporte ainsi 3 noires puis 2 croches, soit les cinq notes attendues.
À ce sujet, c'est le piano qui entonne un premier groupe thématique dansant répété sur les quatre premières mesures. Violon et violoncelle reprennent en duo le thème qui semble hésitant de par son arythmie. Comme souvent chez Ravel, on hésite entre des sentiments opposés : sérénité inspirée par l'ombrage bleuté d'un jardin lors de cet été 1914, ou sourde et intime inquiétude face au conflit guerrier qui ne cesse de se préciser… [0:45] La reprise a lieu, très brève pour permettre à un second thème ardent aux accents colériques de surgir. [1:26] Poétique et très libre, le discours musical se libère de tout carcan académique. Un élégiaque solo de violoncelle [2:14] rompt le récit plutôt lumineux. La beauté mélodique et l'énigmatique pensée qui permettent à Ravel de nous surprendre sont bien présentes, une fois de plus, comme dans le quatuor. L'art du compositeur est d'équilibrer les trois voix dans un chant unique à l'opposé d'une virtuose compétition d'artistes. Le génie de Ravel consistait à réfléchir intensément au rôle de chaque note, traitée comme les mots d'un poème. Et, malgré ce qui pourrait signifier un intellectualisme aride dans ce travail complexe, il ne laisse jamais l'auditeur sur le bord de la route, soucieux d'offrir dans sa musique, soit une fraîcheur rêveuse, soit une subtile clarté dans les emportements. Ce premier mouvement est le témoin de cette préoccupation.

2 – Pantoum : Drôle d'indication ! Pas un tempo italien, allegro, adagio, etc. En fait rien à voir avec le solfège… Ravel aimait la poésie française de son temps. Hugo (Victor, pas le stagiaire de Sonia) et Théophile Gautier avaient redécouvert ce jeu de rimes dans des quatrains de la poésie malaise…  le deuxième et le quatrième vers sont repris comme premier et troisième vers du quatrain suivant. De nombreux poètes romantiques adopteront cette règle qui esquisse un rythme, un refrain… Exemple emprunté à José-Maria de Heredia :
Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir,
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir;
Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. […]
Quel rapport avec ce court mouvement de divertissement du trio qui n'est autre qu'un scherzo ? Il faudrait éplucher savamment la partition pour trouver la clé. On pense que ce rapprochement entre cette forme poétique orientalisante (influence à la mode) et la composition du scherzo écrit en premier est une facétieuse provocation de Ravel envers les disciples studieux de l'école franckiste qui n'admettaient pas que l'on s'écarte des règles de la forme sonate pure et dure et de la technique des variations qui en découle comme seule échappatoire…
[9:10] Le scherzo s'élance sur un premier motif brillant et sautillant, le violon reprend le motif, ces motifs très courts et de durée égale doivent-ils faire penser aux vers des pantoums ? Aller savoir… [9:22] le second motif est moins scandé, violon et violoncelle le dominent avec legato appuyé. Le scherzo rejoue inlassablement sur ces deux motifs, des crescendos énergisant le propos. [11:04] Le trio conserve le style allègre du scherzo en proposant un thème secondaire au piano… Rigolo !
Plage de Saint-Jean-de-Luz
3 – Passacaille : [13:35] La passacaille est une danse lente de l'époque baroque remise au goût du jour par le post-romantisme. Nous écoutons ici ce qui dans les premières mesures peut faire songer à une ballade crépusculaire presque pathétique. [14:22] Sur l'accompagnement du piano qui prolonge sa méditation, le violoncelle impose un thrène douloureux. Ce mouvement a été composé en dernier, la guerre ayant été déclarée d'où son climat angoissé. [16:40] Après une pause, le violoncelle fait son retour rejoint par les traits glaçants du violon. Il y a peu d'exemples dans la musique de Ravel d'une telle gravité. De manière classique pourrait-on dire, le jeu des trois instruments atteint pas à pas un climax paroxystique. [19:40] Le piano se tait brutalement, laissant violon et violoncelle à leurs tristesses insondables. La coda retrouve les sonorités lugubres de l'introduction, le violoncelle laissant conclure le piano par une plainte funèbre dans l'extrême grave.

4 – Final : [22:15] Le final facétieux serait-il un exorcisme après le dramatisme de la passacaille. On y goutera un esprit quasi symphonique survolté. La virtuosité des instrumentistes est mise à rude épreuve. Le trio Braley-Capuçon déchaîne les passions qui semblaient disparues dans la passacaille.
Une interprétation parfaite pour ce CD qui comprend comme mentionné les deux sonates pour violon ou violoncelle.


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Dans les années 50, Arthur Rubinstein, Jascha Heifetz et Gregor Piatigorsky gravent quelques grands Trios du répertoire. L'interprétation de celui de Tchaïkovski demeure l'un des sommets de cette collaboration, voir le commentaire (Clic). On le trouve avec en complément soit celui de Mendelssohn soit celui de Ravel. Une vision enflammée avec une sonorité épique de la part de Heifetz qui pour une fois abandonne un hédonisme que je n'apprécie pas toujours. Les tempos sont vifs et servent bien les articulations dionysiaques et les tensions de l'ouvrage de Ravel, le scherzo est diabolique. Une référence historique malgré un son mono de 1950 très acide (RCA – 5/6).
Le jeune Trio Dali  a gravé en 2009 un programme identique à celui du disque écouté aujourd'hui. Leur point fort : l'unité. Menahem Pressler, le célèbre pianiste nonagénaire du Beaux-Arts Trio a salué leur prestation ; la meilleure critique positive que l'on puisse recevoir (Outhere Sa – 6/6).
Enfin, on trouve réunis les Trios de Ravel et d'Ernest Chausson légèrement antérieur. Encore place aux jeunes, ceux du Trio Chausson pour découvrir un couplage original, un disque de 2007. Les tempos sont vifs argents comparables à ceux de l'équipe Rubinstein, mais la finesse de la prise de son permet à la poésie de reprendre ses droits. (Mirare – 5/6).


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