- C'est
rigolo Claude, pour moi Ravel est synonyme de ballets russes et de merveilles
pour piano… Je ne savais pas qu'il avait aussi écrit de la musique de chambre…
- Si mais peu
Sonia, un quatuor, ce trio, des sonates pour violon ou violoncelle, deux trois
pièces diverses, un catalogue modeste mais que du très bon…
- C'est vrai
que ce monsieur était perfectionniste et avare des notes inutiles, du
remplissage comme on dit… Il a échappé aux tranchées ?
- Oui mais
c'est relatif, reformé pour le combat, il se bat pour devenir ambulancier à
Verdun, de constitution fragile, il aggravera sa santé sérieusement…
- Un patriote
pur et dur alors, Claude ?
- Mouais,
patriote certainement, tout sauf planqué, mais il s'opposera farouchement au boycott
de la musique allemande et austro-hongroise ; un humaniste…
Ravel ambulancier en enfer |
Ce que j'apprécie chez Sonia, c'est ce travail de
recherche d'informations essentielles sur les sujets musicaux que l'on publie. Nous
avons déjà le contexte historique pour le moins particulier dans lequel ce trio
a été composé et une approche de l'état d'esprit peu
nationaliste cocardier qui habitait Ravel
à cette époque. Du coup, je vous raconte quoi ? L'article Bruckner
de la semaine passée était fort copieux, donc pour souffler un peu, je lève le
coude, non pardon le pied, ce n'est pas la même chose, hein Philou 😀 !
Début 1914,
personne n'imagine qu'en août l'Europe va s'embraser dans une guerre de 4 ans, un
carnage insensé où des millions de soldats et de civils perdront la vie. Même
les relations entre l'Angleterre et l'Allemagne sont détendues… Certes les
tensions entre la Serbie et l'Empire Austro-hongrois s'enveniment de mois en
mois. De son côté le général allemand Moltke, en bon prussien nostalgique de la
guerre de 1870, fomente une guerre préventive contre la France et son alliée la
Russie de plus en plus influente. Le jeu des alliances ne fait que jeter de
l'huile sur le feu qui couve.
Ravel suit
certainement ces évènements et partage ses inquiétudes à travers l'importante
correspondance qu'il aura toute sa vie avec son ami Bartók.
Il est devenu en approchant de la quarantaine l'un des compositeurs français majeurs.
Son catalogue compte Miroirs et Gaspard de la Nuit,
ses cycles de pièces les plus abouties pour le piano, le quatuor,
l'heure espagnole
– un petit opéra -, Daphnis
et Chloé – partition écrite
pour les célèbres ballets russes – et d'autres bijoux, etc. Ravel a peu composé de musique de chambre
à cette date et projette depuis six ans d'écrire un Trio. Au début de l'été, il
part pour son pays basque natal, à Saint-Jean-de-Luz, pour réaliser son projet.
Ravel et des joueurs de pelote basque |
En 1916, le
ministère accepte enfin de l'envoyer à la Bar-le-Duc pour participer à la
logistique et conduire des véhicules qui, jour et nuit, sur la petite route
défoncée nommée la "voie sacrée", rejoignent l'Enfer de Verdun ! (le nom un peu grandiloquent imaginé par Maurice
Barrès désigne 56 km d'une départementale où circulaient 3 000 camions et 90
000 fantassins, des civils se jetaient entre les camions distants de
15 m pour réparer la chaussée déformée par la boue.) Ravel y conduira deux camions dont un
surnommé Adélaïde et une ambulance. En octobre 1916, peu avant la fin de cette
terrible bataille, il tombe gravement malade ; pour lui la guerre dans le service
actif est finie.
Alfredo Casella |
Pour Ravel,
les années 1916-1917 sont marquées par la
dépression face à un monde barbare et la mort de sa mère. Il écrit Le tombeau de
Couperin, titre qui n'est pas le fruit du hasard en cette
période de deuil. Par la suite, il composera peu et dans un style de plus en
plus dépouillé.
J'ai profité d'un article présumé court pour présenter
le sensible, éclairé et courageux Ravel.
Revenons en 1915, année où le Trio
est créé salle Gaveau par Alfredo
Casella au piano, Gabriel Willaume au
violon et Louis
Feuillard au violoncelle. Casella
était un pianiste et compositeur italien peu connu mais dont j'ai commenté une symphonie
passionnante (Clic).
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Frank Braley, Renaud et Gautier Capuçon |
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Vue de Ciboure, village natal de Ravel |
Le Trio en la mineur comporte quatre mouvements.
1 – Modéré : Bien
que de forme sonate, Ravel
prend bien des libertés avec les règles dans la succession des diverses sections.
Il se réfère à un rythme de poème chanté régional appelé Zortziko, utilisant
a priori un rythme à 5/8 dans le récitatif, mais il conserve cependant une
mesure à 8/8. Par fidélité à la tradition, le motif joué au piano à la main
gauche comporte ainsi 3 noires puis 2 croches, soit les cinq notes attendues.
À ce sujet, c'est le piano qui entonne un premier
groupe thématique dansant répété sur les quatre premières mesures. Violon et
violoncelle reprennent en duo le thème qui semble hésitant de par son arythmie.
Comme souvent chez Ravel, on hésite entre des
sentiments opposés : sérénité inspirée par l'ombrage bleuté d'un jardin lors de
cet été 1914, ou sourde et intime inquiétude face au conflit guerrier qui ne
cesse de se préciser… [0:45] La reprise a lieu, très brève pour permettre à un
second thème ardent aux accents colériques de surgir. [1:26] Poétique et très
libre, le discours musical se libère de tout carcan académique. Un élégiaque
solo de violoncelle [2:14] rompt le récit plutôt lumineux. La beauté mélodique
et l'énigmatique pensée qui permettent à Ravel
de nous surprendre sont bien présentes, une fois de plus, comme dans le quatuor.
L'art du compositeur est d'équilibrer les trois voix dans un chant unique à
l'opposé d'une virtuose compétition d'artistes. Le génie de Ravel consistait à réfléchir intensément
au rôle de chaque note, traitée comme les mots d'un poème. Et, malgré ce qui
pourrait signifier un intellectualisme aride dans ce travail complexe, il ne
laisse jamais l'auditeur sur le bord de la route, soucieux d'offrir dans sa musique,
soit une fraîcheur rêveuse, soit une subtile clarté dans les emportements. Ce
premier mouvement est le témoin de cette préoccupation.
2 – Pantoum : Drôle
d'indication ! Pas un tempo italien, allegro, adagio, etc. En fait rien à voir
avec le solfège… Ravel aimait la poésie
française de son temps. Hugo (Victor, pas le stagiaire de Sonia) et Théophile Gautier avaient redécouvert ce jeu de rimes dans des quatrains de la poésie malaise… le deuxième et le quatrième vers sont repris
comme premier et troisième vers du quatrain suivant. De nombreux poètes romantiques
adopteront cette règle qui esquisse un rythme, un refrain… Exemple emprunté à José-Maria de Heredia :
Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir,
Valse
mélancolique et langoureux vertige !
|
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir;
Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est
triste et beau comme un grand reposoir. […]
|
Quel rapport avec ce court mouvement de divertissement
du trio qui n'est autre qu'un scherzo ? Il faudrait éplucher savamment la partition
pour trouver la clé. On pense que ce rapprochement entre cette forme poétique orientalisante
(influence à la mode) et la composition du scherzo écrit en premier est une
facétieuse provocation de Ravel
envers les disciples studieux de l'école franckiste qui n'admettaient pas que
l'on s'écarte des règles de la forme sonate pure et dure et de la technique des
variations qui en découle comme seule échappatoire…
[9:10] Le scherzo s'élance sur un premier motif
brillant et sautillant, le violon reprend le motif, ces motifs très courts et
de durée égale doivent-ils faire penser aux vers des pantoums ? Aller savoir… [9:22]
le second motif est moins scandé, violon et violoncelle le dominent avec legato
appuyé. Le scherzo rejoue inlassablement sur ces deux motifs, des crescendos énergisant
le propos. [11:04] Le trio conserve le style allègre du scherzo en proposant un
thème secondaire au piano… Rigolo !
Plage de Saint-Jean-de-Luz |
4 – Final : [22:15] Le final
facétieux serait-il un exorcisme après le dramatisme de la passacaille. On y
goutera un esprit quasi symphonique survolté. La virtuosité des instrumentistes
est mise à rude épreuve. Le trio Braley-Capuçon
déchaîne les passions qui semblaient disparues dans la passacaille.
Une interprétation parfaite pour ce CD qui comprend
comme mentionné les deux sonates pour violon ou violoncelle.
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Dans les années 50, Arthur
Rubinstein, Jascha Heifetz
et Gregor Piatigorsky gravent quelques grands
Trios du répertoire. L'interprétation de celui de Tchaïkovski
demeure l'un des sommets de cette collaboration, voir le commentaire (Clic).
On le trouve avec en complément soit celui de Mendelssohn
soit celui de Ravel. Une vision enflammée
avec une sonorité épique de la part de Heifetz
qui pour une fois abandonne un hédonisme que je n'apprécie pas toujours. Les
tempos sont vifs et servent bien les articulations dionysiaques et les tensions
de l'ouvrage de Ravel, le scherzo est diabolique.
Une référence historique malgré un son mono de 1950 très acide (RCA – 5/6).
Le jeune Trio Dali
a gravé en 2009 un programme identique à celui du disque écouté aujourd'hui.
Leur point fort : l'unité. Menahem Pressler,
le célèbre pianiste nonagénaire du Beaux-Arts Trio
a salué leur prestation ; la meilleure critique positive que l'on puisse
recevoir (Outhere Sa – 6/6).
Enfin, on trouve réunis les Trios de Ravel et d'Ernest
Chausson légèrement antérieur. Encore place aux jeunes, ceux du Trio Chausson pour découvrir un couplage
original, un disque de 2007. Les
tempos sont vifs argents comparables à ceux de l'équipe Rubinstein, mais la
finesse de la prise de son permet à la poésie de reprendre ses droits. (Mirare – 5/6).
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