vendredi 19 juillet 2019

LES CROIX DE BOIS de Roland Dorgelès (1919) par Luc B.


Pat nous avait parlé du film de Raymond Bernard, sorti en 1931 [  - clic - ] je vais parler du livre, sorti en 1919. C’est dire si c’est tout frais. LES CROIX DE BOIS est le grand livre sur la Guerre 14-18. Il est écrit par Roland Dorgelès, qui avant la guerre fraye avec le mouvement surréaliste, auteurs, peintres, musiciens, dans le Montmartre qui a fait la réputation de la Ville Lumières. Il est l’auteur d’un célèbre canular, en exposant au Salon des Indépendants un tableau d’un jeune peintre, futur génie en devenir, alors que la toile (ci-contre "Couché de soleil sur l'Adriatique") et l’œuvre… d’un âne, un pinceau attaché à la queue !

Roland Dorgelès s’engage en 1914, dans un régiment d’infanterie. De ses années de guerre, il rapporte la matière de son premier roman. C’est un livre écrit à la première personne, singulier ou pluriel. Il y a donc un narrateur, et ce qui fait l’intérêt du bouquin, c’est qu’on ne sait rien de lui. C’est après plusieurs pages qu’un personnage nouvellement arrivé dans la troupe, se présente au narrateur. Dorgelès écrit : « Le nouveau s’est présenté à moi : Gilbert Demachy, je faisais mon Droit. Et je me suis fait connaitre : Jacques Larcher, j’écris ». C’est tout. Juste « J’écris ». On n’en saura pas plus. Il est évident que Larcher est un prête nom pour Dorgelès, mais je trouve intéressant ce personnage neutre, qui observe comme une caméra subjective, raconte les caractères et sentiments des autres, sans jamais livrer les siens.

L’autre aspect original du livre : on ne situe pas vraiment les lieux, ni les dates. Il y a une scène dans un cimetière vers la fin, qui doit correspondre à la bataille de Neuville-Saint-Vaast en juin 1915, dans le Pas de Calais. LES CROIX DE BOIS est une succession de scènes qu’on ne relie pas forcément à une chronologie. Tantôt scène de repos - on commence par là - scène de repas, de ravitaillement, une scène au bordel, l’arrivée du courrier avec la photo de la fiancée qui annonce sans vraiment le dire qu’elle s’est trouvée un autre homme, et bien sûr les scènes de combat. Pendant cette guerre, les soldats partaient trois jours au front, et ensuite repartaient vers l’arrière, il y avait un roulement continu de troupes. Et une des questions récurrentes dans la bouche des personnages, c’est « on repart quand ? ».

Dorgelès retrace les faits à la manière d’un reporter. Il n’y a pas d’intrigue, au sens romanesque du terme. Le livre est pourtant passionnant, parce que Dorgelès, ou plutôt son double poilu Jacques Larcher, est partout et tout le temps présent. On est dans l’intimité des personnages et des situations. Parfois cocasses, triviales, souvent confuses et tragiques. Le style est justement admirable, vivant, réaliste. Dorgelès décrit avec soin et beaucoup d’humanité ces troufions, l’importance du groupe, la solidarité, qui n’est pas une pose héroïque, mais tout simplement le seul moyen de rester en vie, ou ne pas devenir dingue. Quelques grandes scènes de tambouilles, le gars désigné comme cuistot savait qu’il ne monterait pas en première ligne pendant plusieurs semaines, avant qu’un autre reprenne les casseroles. On improvise des ragoûts avec tout ce qu’on trouve, du riz, trois navets, des barres de chocolat, un vieux picrate pour la sauce.    

Roland Dorgelès
Il y a ces scènes terribles, tous entassés dans les gourbis, paralysés par le tonnerre des obus (« c’est du .75, à 20 mètres… ») les déplacements difficiles avec les 35 kilos de barda, les pieds dans la boue, la flotte qui manque, les poux, les rats, les quelques heures de sommeil rythmées par les plaintes des blessés, hurlant, agonisant, suppliant qu’on vienne les chercher. Piège à cons. Sitôt un soldat irait un chercher un camarade qu’il se ferait tirer comme un lapin. Il y a aussi des scènes avec les civils, lors d’une courte trêve, les gens du coin qui planquent magots et alcool à l’arrivée d’un bataillon, par peur de se faire piller. Pas par les allemands, par les français.  

Il y a des pages formidables sur la fin, les combats font rages, les personnages, Sulphart, Belin, Berthier, Demachy, Brouke, Bouffioux disparaissent les uns après les autres. On ne sait pas trop si l’un est blessé, une balle au ventre, s’il délire à cause de la douleur, de la fièvre, de la peur, on ne sait pas trop s’ils sont morts, si le narrateur fantasme, prend la place du mourant. Ce sentiment de confusion ne plus savoir ce qui se passe, à droite, à gauche, qui est qui, qui fait quoi, rend parfaitement compte des situations, de l’horreur absolue des combats. Les ennemis sont là, tout proches, mais invisibles.

C’est un petit livre, à peine 300 pages, mais d’une grande densité dramatique, sans discours ou réflexion politique, philosophique, pas besoin, les faits sont là, et parlent d’eux-mêmes. L’intensité du récit monte de chapitres en chapitres, les dernières pages donnent le frisson. Un bouquin qui vaut tous les cours d’Histoire… Comme l’écrivait Pat à propos du film, nul héroïsme, ou sentiment patriotique, le livre aurait pu décrire l’autre camp de la même manière. Il s’agit juste de rendre compte de cette boucherie, pour qu’elle ne se reproduise pas. Ca a tenu 20 ans…


Édition Le Livre de Poche  -  285 pages  (5.10€)

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