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Roland
Dorgelès s’engage en 1914, dans un régiment d’infanterie. De ses années de
guerre, il rapporte la matière de son premier roman. C’est un livre écrit à la
première personne, singulier ou pluriel. Il y a donc un narrateur, et ce qui
fait l’intérêt du bouquin, c’est qu’on ne sait rien de lui. C’est après plusieurs
pages qu’un personnage nouvellement arrivé dans la troupe, se présente au
narrateur. Dorgelès écrit : « Le nouveau s’est présenté à moi :
Gilbert Demachy, je faisais mon Droit. Et je me suis fait connaitre :
Jacques Larcher, j’écris ». C’est tout. Juste « J’écris ». On n’en
saura pas plus. Il est évident que Larcher est un prête nom pour Dorgelès, mais
je trouve intéressant ce personnage neutre, qui observe comme une caméra subjective, raconte les caractères
et sentiments des autres, sans jamais livrer les siens.
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Dorgelès
retrace les faits à la manière d’un reporter. Il n’y a pas d’intrigue, au sens
romanesque du terme. Le livre est pourtant passionnant, parce que Dorgelès, ou
plutôt son double poilu Jacques Larcher, est partout et tout le temps présent.
On est dans l’intimité des personnages et des situations. Parfois cocasses, triviales,
souvent confuses et tragiques. Le style est justement admirable, vivant,
réaliste. Dorgelès décrit avec soin et beaucoup d’humanité ces troufions, l’importance
du groupe, la solidarité, qui n’est pas une pose héroïque, mais tout simplement
le seul moyen de rester en vie, ou ne pas devenir dingue. Quelques grandes
scènes de tambouilles, le gars désigné comme cuistot savait qu’il ne monterait
pas en première ligne pendant plusieurs semaines, avant qu’un autre reprenne les
casseroles. On improvise des ragoûts avec tout ce qu’on trouve, du riz, trois
navets, des barres de chocolat, un vieux picrate pour la sauce.
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Roland Dorgelès |
Il
y a ces scènes terribles, tous entassés dans les gourbis, paralysés par le
tonnerre des obus (« c’est du .75, à 20 mètres… ») les déplacements
difficiles avec les 35 kilos de barda, les pieds dans la boue, la flotte qui
manque, les poux, les rats, les quelques heures de sommeil rythmées par les
plaintes des blessés, hurlant, agonisant, suppliant qu’on vienne les chercher. Piège
à cons. Sitôt un soldat irait un chercher un camarade qu’il se ferait tirer comme
un lapin. Il y a aussi des scènes avec les civils, lors d’une courte trêve, les
gens du coin qui planquent magots et alcool à l’arrivée d’un bataillon, par
peur de se faire piller. Pas par les allemands, par les français.
Il
y a des pages formidables sur la fin, les combats font rages, les personnages,
Sulphart, Belin, Berthier, Demachy, Brouke, Bouffioux disparaissent les uns
après les autres. On ne sait pas trop si l’un est blessé, une balle au ventre,
s’il délire à cause de la douleur, de la fièvre, de la peur, on ne sait pas
trop s’ils sont morts, si le narrateur fantasme, prend la place du mourant. Ce
sentiment de confusion ne plus savoir ce qui se passe, à droite, à gauche, qui
est qui, qui fait quoi, rend parfaitement compte des situations, de l’horreur
absolue des combats. Les ennemis sont là, tout proches, mais invisibles.
C’est
un petit livre, à peine 300 pages, mais d’une grande densité dramatique, sans
discours ou réflexion politique, philosophique, pas besoin, les faits sont là,
et parlent d’eux-mêmes. L’intensité du récit monte de chapitres en chapitres,
les dernières pages donnent le frisson. Un bouquin qui vaut tous les cours d’Histoire…
Comme l’écrivait Pat à propos du film, nul héroïsme, ou sentiment patriotique,
le livre aurait pu décrire l’autre camp de la même manière. Il s’agit juste de
rendre compte de cette boucherie, pour qu’elle ne se reproduise pas. Ca a tenu
20 ans…
Édition Le Livre de Poche - 285 pages (5.10€)
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