Étonnant, mais cet album n'aurait jamais pu voir le jour, car le groupe était alors au bord de l'anéantissement total.
Des années à essayer de survivre, à devoir parfois sauter des repas, à vivre à plusieurs dans le même petit appartement. Des années aussi d'irresponsabilité en brûlant la vie par les deux bouts, préférant toujours la fête au repos, même en période de tournée, ne refusant jamais un verre - ou une bouteille - ou d'autres substances que l'on ne trouve que sous le manteau.
Et dire que lorsqu'enfin le succès vient frapper violemment à leur porte, grâce à leur reprise inspirée de "Whiskey in the Jar", Eric Bell, le guitariste, épuisé et le cerveau embrumé par sa consommation d'opiacés, prend la poudre d'escampette. Au moment où ils doivent profiter et répondre promptement aux demandes, Phil Lynott et Brian Downey se retrouvent le bec dans l'eau.
Désespérés, il recrute sans trop réfléchir John DuCann, mais il y a une incompatibilité d'humeur. L'ex-Bullet et Atomic Rooster se prend pour une Rock-star à laquelle on devrait déférence.
Phil fait appel à son ami d'enfance, qui déjà, à tout juste vingt ans passés, traîne une sérieuse réputation de jeune prodige de la guitare. Là, c'est du concret, tout colle, et même plus. Ils ont la même culture et s'accordent naturellement. Il est évident qu'avec Gary Moore en son sein, Thin Lizzy est apte à franchir un nouveau seuil.
Seulement voilà, au bout de quelques mois, Gary Moore, bien que n'étant pas particulièrement un ascète, craint pour sa santé. Impossible de suivre le train de vie des deux fêtards sur la durée. Bien qu'ils avaient déjà commencé à travailler ensemble sur de nouvelles compositions, et même enregistré une chanson qui allait bientôt devenir un classique, "Still In Love With You", ainsi que le vindicatif "It's Only Money" et le gorgé de Soul "Showdown", Moore préfère tirer sa révérence ; et rejoindre Colloseum II, un groupe de Rock-progressif jazzy à l'organisation plus professionnelle.
Dépités, Downey pense sérieusement à chercher un poste de mercenaire avec rémunération stable, et Phil à carrément raccrocher. L'histoire de Thin Lizzy aurait pu se terminer ainsi, si le succès de "Vagabonds of the Western World" - le précédent album - n'avait pas commencé à prendre de l'ampleur outre Atlantique.
Panique à bord. Le management - enfin une partie - après avoir annoncé la nouvelle à Phil et l'avoir convaincu de poursuivre l'aventure, s'empresse d'aller faire sortir Downey de sa tanière, en lui proposant désormais 50 £ par semaine s'il ramène rapidos ses fesses. Mais il manque toujours le poste de guitariste.
Après moult auditions, un roadie écossais propose d'appeler un ami d'enfance qui vient justement depuis peu de quitter son Glasgow natal, guitare et baguettes en main (au cas où il ne trouverait pas de poste de gratteux, il pourrait toujours se rabattre sur la batterie ... du moins, c'est ce qu'il croyait). Quand Brian Robertson se rapplique et qu'il entend les essais des prétendants, serein, il est certain d'avoir le poste. C'est le cas. En dépit de son jeune âge, soit moins de dix-huit ans au moment de l'audition, ce rouquin écossais est déjà un talentueux musicien. C'est-à-dire aussi, que dès ses treize ans, ce jeune loup a commencé à jouer devant un public (!).
Cependant, après avoir tergiversé entre le renfort d'une six-cordes ou de claviers, Lynott avait désormais la vision d'une formation à deux guitares.
Le choix se portera sur un Américain perdu, désespéré de ne pouvoir rentrer au pays. Suite à un message de son beau-frère, il avait traversé l'océan Atlantique avec la conviction d'intégrer le groupe où il officiait en tant que batteur. Hélas pour lui, Roger Hodson prit la décision de jouer des claviers, et de la guitare, fermant ainsi la porte de Supertramp à toute nouvelle entrée.
Scott Gorham n'ayant plus suffisamment le sou pour se payer un billet de retour dut trouver un emploi sur place. Le jour, il travaillait dans un entrepôt d'ABC Records, à déballer les cartons et ranger les vinyles, et le soir, à l'occasion, il jouait dans les clubs. Entre-temps, il revendait les disques qu'il avait subtilisés en espérant faire rapidement grossir la cagnotte qui allait lui permettre de prendre l'avion.
Downey & Scott Gorham |
De son propre aveu, à cause d'un accueil plutôt froid des belligérants, il n'intègre le groupe que pour le salaire (30 £ par semaine). Mais rapidement, dès les premières répétitions, il est enthousiasmé par la musique. Et l'argent n'a alors plus de réelle importance ; seule compte la prochaine répétition.
Après avoir trouvé bon gré mal gré un nouveau label, la troupe s'enferme en studio avec Ron Nevison choisi en fonction de son travail pour les Who et Bad Company. Néanmoins, malgré l'exaltation initiale, ce travail en studio va se révéler pénible pour toutes les parties. A commencer par Brian Robbo Robertson qui s'offusque et se renfrogne lorsqu'on lui demande de se brancher dans un petit Pig Nose (1) et un combo Fender Twin-reverb, au lieu de ses Marshall (que l'on juge trop puissants pour le studio). Pour le solo de "Night Life", exaspéré, il finit par s'imposer dans la régie et se brancher directement dans la console. La prise est gardée.
Ensuite Nevison lui-même, qui reproche au duo de guitaristes de faire des pauses au pub du coin et de revenir éméchés. Ce que réfutent les belligérants (juste une bière ou deux, ou trois). A la suite d'une dispute, ils laissent le producteur en plan, lui intimant de faire les choeurs à sa place. Ce qu'il fait sur "She Knows", et qui sont gardés comme tels ... malgré une justesse litigieuse.
Le groupe lui-même, n'étant formé que depuis peu, manque d'expérience et de recul. Il ne sait pas encore quel chemin emprunter.
Et pour finir, le résultat final du mixage déçoit le groupe qui le juge inapproprié, indigne d'un groupe de Heavy-rock. Sans parler des quelques parties de violons rajoutées.
Pourtant, et bien que l'on sente effectivement un groupe en gestation, se cherchant encore un peu, "Night Life" est un grand disque. Il y a déjà ce qui va faire son identité à travers les robustes "It's Only Money" et "Sha-La-La", marqués du sceau des "Twin-guitars". Véritable instant de bravoure pour ce dernier. Pendant longtemps, notamment grâce à ses prestations live épiques, et bien que n'en n'étant pas le créateur (Lizzy l'a, de son propre aveu, emprunté à Wishbone Ash), le terme sera généralement attribué à Lizzy qui va rapidement en faire sa marque de fabrique. Pas de duels à proprement dit, juste un soutien mutuel dans un esprit de corps.
Toutefois cet album, peut-être par faute d'une incertitude sur la direction à prendre, ne se limite pas à du pur Heavy-rock viril. Bien au contraire. Il fait preuve d'une sensibilité à fleur de peau, l'amenant à s'immerger dans la Soul la plus affective, se trempant dans le Funk et s'aspergeant de Blues.
La Soul est évidente sur la chanson éponyme qui, bien que débutant par un simple slow-blues, puis trébuchant sur un Funk, se mue en Soul classieuse. Avant de rappeler le Funk pour le fusionner. "On aurait juste dû faire taire les violons lors du superbe solo clean de Robbo, et à sa suite où ils prennent un peu trop leur aise." dixit Gorham.
Soul aussi sur le jeu de basse (même si c'est loin du groove de James Jamerson) comme on l'entend sur le tendre "Still in Love With You". Cette ballade qui va rapidement devenir un classique, faisant monter la larme à l'oeil à des hordes de chevelus bardés de cuir et de jeans. Cette âme d'écorché vif ose se livrer à nu, dévoilant ses peines et ses tourments sur des morceaux plus intimes et sentimentaux. Lynott y chante pratiquement comme un Gregg Allman des débuts avec un timbre rauque, meurtri et affecté. Pour ne rien gâcher, le solo est magistral et deviendra une référence. D'ailleurs, lors de l'enregistrement, le morceau faisant déjà l'objet d'une démo avec Gary Moore, Robertson refuse de refaire le solo, le jugeant parfait tel qu'il est.
Pour la petite histoire, Henry Rollins (2) racontera combien il fut ému et submergé par cette chanson lorsqu'il l'entendit la première fois en concert. Surpris qu'un homme, dans un concert dit de Hard-rock, ose parler de choses aussi intimes. Ce fut pour lui une forme de leçon de vie.
Pour rester dans l'intimiste, le sobre mais néanmoins intense "Frankie Carroll", où Lynott devient crooner seulement accompagné d'un piano et de violons (dont un mouvement semble avoir été piqué aux Beatles), où plus aucun doute ne subsiste quant à la force évocatrice de sa voix. Courte chanson oubliée, occultée dans cette riche discographie. Peut-être à cause de son dénuement et de l'absence totale du groupe - le piano est assuré par Jean Roussell (3) - et peu représentatif de l'identité du groupe. Mais quelle est précisément son identité ?
Et pour en finir avec les pièces sentimentales, "Dear Heart" fait dans le suave, le mielleux. Si elle était sortie quelques années plus tard, à une époque où l'on commençait à cultiver les clivages, elle aurait pu être mise au pilori sous l'accusation de trahison, d'affiliation avec l'ennemi, d'avoir succombé à l'appât du gain. Qui sait ? Mais qu'importe, puisque le morceau est bon. Même les violons qui donnent de la voix sur le dernier tiers ne parviennent pas à le faisander.
Par ailleurs, on a deux titres, chacun ouvrant magistralement une face. D'abord l'excellent "She Knows", un majestueux Rhythm'n'Blues en mode Heavy-rock, avec un prélude aux fameuses twin-guitars. Certes, un mixage plus charnu aurait été plus approprié, mais cette tonalité un peu funky a aussi son charme.
Ensuite, "Showdown" qui représente la symbiose des couleurs, des identités, que peut afficher le groupe. Entre deux refrains enjoués, c'est un Funk moite, fier et intimidant qui se faufile, tandis que la basse reste agrippée à la Soul. Le final est franchement Heavy, mais ... avec le renfort de percussions un peu à la manière d'un Santana.
de gauche à droite : Gorham, Downey, Lynott et Robertson |
La fibre celtique ne ressort vraiment que sur le bancal "Philomena", chanson en l'honneur de la mère de Phil et sur l'instrumental naïf "Banshee" aux relents de tremolo à la Shadows. Petits points faibles de l'album. Cependant, on remarque que "Philomena" a plus de gueule sur les BBC Sessions accolées à la version DeLuxe. Version par ailleurs chaudement recommandée, tant pour la très bonne remasterisation de l'album et - une fois n'est pas coutume - sur un second disque, des démos de belle qualité (avec Gary Moore) et donc des BBC Sessions qui, toutes, ont l'avantage de présenter des versions sans fards, plus crues et viriles. Même "Dear Heart" prend un peu de poils au bec.
Ni la fraîcheur de la nouvelle mouture, ni l'incompréhension de Ron Nevison, ni la production un peu faiblarde, ne sont parvenu à étouffer le talent de Phil Lynott qui compose et écrit l'intégralité de l'album. Avec juste l'aide de Gorham sur une pièce et de Downey pour une autre. Gary Moore revendiquera bien un peu de paternité sur "Still in Love With You", arguant qu'il s'agissait, peu ou prou, de la fusion de deux morceaux, mais, conciliant, ne s'en offusqua pas.
Thin Lizzy était un groupe immense. L'un des meilleurs des années 70 et 80. Malheureusement, il n'y aura jamais qu'un seul Thin Lizzy. Même Scott Gorham en convient, même s'il tente de maintenir vivant l'esprit de ce groupe mythique à travers Black Star Riders. La raison étant bien sûr l'absence de Phil Lynott et de son talent hors-pair.
On ne sait pas trop par quelle magie mais Thin Lizzy avec Phil Lynott, même des années après, a cette faculté de toucher l'âme, d'étreindre le coeur de l'auditeur. Est-ce la générosité ? L'authenticité ? Une grandeur d'âme ? Une classe innée ? Le talent ? Ou un peu de tout ça à la fois.
Un mot sur la pochette qui reste l'une des plus belles des années 70 et du Rock en général. Création de Jim Fitzpatrick, qui avait déjà réalisé la précédente, celle de "Vagabonds of the Western World", elle représente une panthère noire (et un chat (!) comme cela a parfois été écrit), prête à bondir sur une ville insouciante et active, à s'immerger dans un vivier exalté qui lui est étranger ... telle une bête fantastique nocturne engendrée par la pleine lune. La panthère représentant évidemment Lynott.
(1) Petit ampli de voyage et d'étude à transistor de 5 watts, devenu une légende de la décennie.
(2) Chanteur de Black Flag, puits de science en matière de musique, et acteur. Dernièrement, professeur dans la série "Deadly Class".
(3) Mauricien qui a composé, joué et produit des dizaines d'artistes et de groupes européens (Joe Cocker, Juicy Lucy, Cat Stevens, Donovan, Kossof, Wilson Pickett, Osibida, Sandy Denny, Elkie Brooks, Robert Palmer, Ron Wood, Police, Bob Marley, Suzi Quatro, Peter Frampton, Joan Armatrading, Mick Taylor, 10cc, Robert Charlebois et même Céline Dion, Julien Clair et Catherine Lara)
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Articles connectés (liens) : "Vagabonds of the Western World" (1973) ; "Johnny the Fox" (1970) ; "Live and Dangerous" (1978)
Phil Lynott "Yellow Pearl ... a collection" (2010)
Black Star Riders (avec Scott Gorham) "All Hell Breaks Loose" (2013)
Et oui, tu l'as parfaitement dit Bruno : " des années après, Thin Lizzy a toujours cette faculté de toucher l'âme, d'étreindre le cœur de l'auditeur"....rien d'autre à ajouter.
RépondreSupprimerC'était l'un des meilleurs.
SupprimerJe possède cet album depuis très longtemps, mais je ne l'écoutais quasiment jamais. Je l'ai remis sur ma platine... Wow ! C'est une vraie (re)découverte. Merci mille fois.
RépondreSupprimerIl y a parfois des albums, presque oubliés, que l'on sort du placard et que l'on redécouvre. Et l'instant peut être aussi plaisant, sinon plus, qu'une récente découverte.
Supprimer(et le plaisir est pour moi)