samedi 25 mai 2019

RAVEL – Ma Mère l'Oye (Ballet 1912) - Jean MARTINON (1974) - par Claude Toon



- Dieu quelle est triste cette jaquette de CD M'sieur Claude, surtout pour cette belle musique féérique de Ravel que vous écoutez… C'est quoi ?
- Le ballet Ma mère l'Oye, Sonia. Inspiré de contes célèbres comme Le petit poucet ou La belle et la bête…
- Oui je vois, un joli sujet. La pochette n'affiche ni le nom de l'orchestre ni celui du chef… Un album collégial ?
- Même pas, il s'agit d'une intégrale sur trois CD réalisée avec l'Orchestre de Paris dirigé par Jean Martinon en 1974 à la salle Wagram…
- Un grand chef français dont vous nous avez parlé à propos de Saint-Saëns et de la célèbre et tonitruante symphonie avec orgue, d'après l'index…
- En effet. Ces contes ont été écrits au départ pour le piano puis sous forme d'une suite orchestrale. Et là, voici une belle interprétation du ballet, là plus complète…

Ravel en 1910
Pour cette 11ème chronique consacrée au compositeur français, nous nous intéresserons à l'une de ses passions : le monde de l'enfance, son éducation musicale, les contes de grand-mère… Bien que le titre du recueil Contes de ma mère l'oye ne comporte que huit des plus célèbres contes de Charles Perrault (1628-1703) comme la belle au bois dormant, le petit poucet ou le chaperon rouge, etc., le compositeur étendra son inspiration à d'autres écrivains comme Madame Leprince de Beaumont (La belle et la bête) et Madame d'Aulnoy (Le serpent vert). En tout état de cause, que des auteur(e)s du XVIIème siècle, donc de l'époque classique.
L'idée de Ravel n'est pas de raconter chaque conte par le menu, mais d'illustrer le climat général, une scène ou encore un dialogue particulier extrait de chaque récit. Bien que célibataire n'ayant jamais eu de bambins, le compositeur aime la féérie et le monde enchanteur des légendes pour les chères têtes blondes. L'enfant et les sortilèges, un mini opéra sur des textes devenus un peu compassés de Colette reste un moment unique dans l'histoire de la musique dédiée aux enfants, comme Pierre et le Loup de Prokofiev par exemple pour citer un autre compositeur majeur… Et puis, les histoires de fées, d'ogres, de monstres, de princesses ou encore de châteaux étranges ne pouvaient que séduire un compositeur cherchant des timbres nouveaux et mystérieux, notamment pour les deux adaptations orchestrales de cette partition originale : une suite et un ballet.
Pendant que j'y pense, une biographie succincte de Ravel est à lire dans l'article consacré à son ouvrage sans doute le plus connu ! Le Boléro. (Clic)
C'est de 1908 à 1910 que Ravel compose Ma mère l'Oye pour piano à quatre mains. Un petit ouvrage destiné aux enfants Jean et Mimie de ses amis Ida et Cipa Godebski. Les jeunes pianistes âgés de six et dix ans créeront ce cahier de cinq pièces salle Gaveau le 20 avril 1910. L'écriture est plutôt facile, destinée à des petites mains débutantes ; rien à voir avec les exigences virtuoses des chefs-d'œuvre déjà écoutés dans le blog que sont Miroirs ou Gaspard de la Nuit (Index). (Partition pour piano) Chacun des cinq "contes musicaux" est précédé d'extraits des textes et de conseils donnés aux interprètes. J'aurais aimé vous proposer une interprétation par deux élèves de conservatoire en vidéo. Je n'en ai pas trouvé, donc j'ajoute à ce billet une vidéo d'une gravure due à des pianistes confirmés, à savoir Pascal Rogé et son épouse Denise-François Rogé, rien de moins ! Un duo complice qui montre comment avec peu de notes Ravel fait chanter la magie du sujet, joue sur des timbres enchanteurs et orientalisants… Pour enfants donc, mais quand même pas trop tôt, et assez doués en plus… À noter que l'ouvrage fût initialement publié sous le titre Cinq pièces enfantines.

Illustration d'une édition vers 1700
C'est sous le titre Ma mère l’Oye, cinq pièces enfantines, suite pour orchestre, que Ravel orchestre en 1911 ce qui deviendra la version la plus populaire de l'œuvre : la suite. Contrairement à la générosité orchestrale de son ballet Daphnis et Chloé commencé en 1909, le compositeur réduit l'orchestre de manière quasi chambriste, supprimant trompettes et trombones, limitant les vents à deux pupitres mais conservant une percussion colorée :
2 flûtes + 1 piccolo, 2 hautbois + 1 cor anglais, 2 clarinettes, 2 bassons + contrebasson, 2 cors, timbales, cymbales, grosse caisse, tam-tam, glockenspiel (jeux de timbres sur la partition), xylophone, célesta, 1 harpe, cordes.
Il en résulte une belle légèreté qui ne trahit en rien l'ambiance enfantine originelle.
Et enfin, troisième mouture : le ballet. Il est écrit à la demande du mécène Jacques Rouché pour le programme de 1912 du Théâtre des Arts. Ravel ajoute un prélude, des interludes et un nouveau tableau intitulé Danse du rouet et scène. L'ordre des pièces est modifié. La partition durant initialement un bon quart d'heure atteint désormais la demi-heure, l'une des plus belles réussites du compositeur dans l'univers du ballet. Et c'est cette édition très complète que nous propose ce jour Jean Martinon.
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J'avais choisi l'excellente interprétation de Jean Martinon avec l'Orchestre de l'ORTF lors de la rédaction d'un article sur la 3ème symphonie "avec orgue" de Camille Saint-Saëns en avril 2015. Une biographie de ce chef très (trop) discret qui dirigea notamment la philharmonie de Chicago introduisait ce billet. (Clic) Nous le retrouvons ici dans cette intégrale de la musique orchestrale de Ravel gravée en 1974 avec l'Orchestre de Paris, soit six ans après la création de l'orchestre de la Capitale par Charles Munch en 1968, Charles Munch qui ne put le peaufiner que deux ans avant de s'éteindre. Une période troublée pour cet orchestre qui vit défiler à son chevet Herbert von Karajan ou Georg Solti. Jean Martinon conduisait alors l'orchestre de l'ORTF qui devait prendre le nom d'Orchestre National de France. Hélas, lui-même disparait prématurément en 1976 à 66 ans. On retrouve dans cette intégrale Ravel la probité du maestro : clarté, délicatesse et équilibre des timbres. L'une des meilleures intégrales qui soient avec la première de Boulez pour CBS (pas la 2ème pour DG décevante). Une seconde chronique était consacrée aux Nocturnes de Debussy.
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Structure du ballet :
[0:00]
1.   Prélude
[14:25]
7.     Tableau IV. Petit Poucet
[3:28]
2.   Tableau I. Danse du rouet et Scène
[18:02]
8.     Interlude
[7:04]
3.   Tableau II. Pavane de la Belle au bois dormant
[19:31]
9.     Tableau V. Laideronnette, impératrice des pagodes
[8:42]
4.   Interlude
[23:10]
10.   Interlude
[9:39]
5.   Tableau III. Les Entretiens de la Belle et de la Bête
[24:35]
11.   Apothéose : Le Jardin féérique
[13:43]
6.   Interlude


 
La Belle et la Bête de Jean Cocteau
Prélude : cette introduction ajoutée pour étoffer le ballet n'est pas vraiment une ouverture dans le sens où elle n'utilise pas la thématique des différents tableaux. Par contre, elle enchaîne avec poésie une série de motifs divers dont l'orchestration chatoyante et féérique s'inspire de celle de la suite orchestrée l'année précédente. Ravel semble vouloir planter un décor sonore qui sied aux contes se déroulant dans un Moyen-âge empreint de magie et de violence (même si les contes se terminent toujours bien). Quelques notes de flûtes et de basson nous plongent dans une sombre forêt, celle où se perd le petit Poucet qui chapardera les bottes de l'ogre. [0:20] Un appel des cors résonne au loin (utilisation de sourdines) pour confirmer cette impression de mystère ténébreux. On l'entendra plusieurs fois dans le prélude. [0:50] Quelques trilles du picolo et de la flûte évoqueront les oiseaux témoins des aventures légendaires dans ces bois qu'un vent sifflé par les cordes vient troubler… La fin du prélude nous fait frissonner, les instruments s'élancent dans un inquiétant chassé-croisé de sonorités agrestes scandées par le xylophone.
Le 1er tableau chasse ces sombres accents. Il s'agit bien d'une danse, mais légère, guillerette, presque sensuelle avec dans sa seconde partie l'évolution en une course poursuite ; une panique ? La pièce n'existant pas dans la partition pour piano, il est difficile d'en savoir plus sur l'extrait de texte illustré. À l'évidence, il s'agit du rouet et du fuseau dont sera victime la "belle" maudite par la méchante fée non invitée au baptême de la jeune princesse, d'où le mouvement de panique que Ravel a nommé Scène [5:33] et qui se termine dans la tristesse, un dialogue de cordes graves et de cuivres. La pavane (2ème tableau) est une danse lente, bien entendu. Un très beau thème chanté à la flûte puis au bois sur un fond de pizzicati fera songer au sommeil séculaire de la princesse. Le premier interlude d'une minute permet d'assurer les transitions.
Le 3er tableau donne la parole à la belle prisonnière du château de la bête qui lui répondra par l'intermédiaire du sévère contrebasson, mais avec douceur. Y aurait-il affinité à travers cet échange qui se termine par un solo de violon d'une immense tendresse sur un fond de harpe.
Le 4er tableau ne nous présente pas un petit Poucet très diable. Le cor anglais prête-t-il sa voix au gamin ? [16:36] Un étrange jeu espiègle des flûtes témoigne de la modernité et de l'inventivité de l'orchestration. L'interlude suivant avec ces arpèges cristallins de harpe et ses notes graciles au célesta et au glockenspiel prépare l'écoute du 5er tableau au pays des pagodes. La flûte entonne un motif orientalisant en accord avec la mode du temps. Le tamtam accentuera les timbres exotiques souhaités par le compositeur. Si l'on peut dire, Ravel fait feu de tout bois avec bois et surtout percussions dans son orchestration chamarrée, du grand art…
Le dernier interlude exploite le thème de cor entendu dans le prélude. Dans son ballet, Ravel ne se contente donc pas d'assembler en kyrielle des morceaux déjà existants mais propose une partition d'une grande cohérence. Dans la conclusion appelé un peu pompeusement Apothéose, Ravel nous promène en suivant un long crescendo dans un kaléidoscope vertigineux de sonorités, du solo de violon à la marche finale élégiaque. Jean Martinon opte pour un tempo délicat. Seule la vigoureuse coda martelée par les timbales, le triangle et tout l'orchestre vient rompre le charme envoutant des pages précédentes. (Partition)
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