samedi 4 mai 2019

FAURÉ – Sonate pour violoncelle N°1 Op. 109 (1917) – P. TORTELIER & J. HUBEAU – par Claude Toon



- Je peux entrer M'sieur Claude ? Waouh, un violoncelle très bravache et un piano, pour le moins énergique le duo… De la musique russe ?
- Pas du tout Sonia, il s'agit de la première Sonate pour violoncelle de Gabriel Fauré, mais je vous l'accorde le compositeur a pris le mors aux dents !
- J'ai appris avec vous au fil des chroniques que la musique de Fauré est tout, sauf mielleuse, pas du tout pour les salons mondains, mais là, désolé pour l'expression, ça dépote…
- En effet, Sonia, Fauré a écrit cette sonate en fin de carrière, en 1917, l'année la plus noire de la Grande Guerre… Peut-être l'œuvre reflète-t-elle la rage face à cette hécatombe insensée…
- En écoutant je parcours l'index, Paul Tortelier dans Vivaldi pour la 400ème chronique et déjà Jean Hubeau dans les quintettes également de Fauré, les spécialistes du maître ?
- Oui, ce disque de 1962 reste un modèle, surtout pour cette première sonate moins aimée du fait de sa rudesse que la seconde. Pas trop de concurrence flagrante…
- Merci, j'attends votre papier… À plus…

Dans les épisodes précédents dédiés à Gabriel Fauré que je considère à titre personnel comme l'un des compositeurs majeurs français, j'avais souligné sa production relativement modeste pour un homme qui nous quittera plus qu'octogénaire en 1924… La faute à un emploi du temps chargé, comme organiste à la Madeleine et comme professeur et même directeur du Conservatoire de Paris. Le compositeur est universellement connu par son Requiem, ouvrage tournant le dos aux lourdeurs sulpiciennes, lumineux et à l'orchestration légère dans son édition originelle. Beaucoup de spiritualité et peu de catholicisme chez cet agnostique. Orchestration légère pour un compositeur peu enclin à écrire pour l'orchestre, son patrimoine symphonique occupant en tout et pour tout un album simple.
Fauré est le maître des pièces pour pianos (Barcarolles, Nocturnes…), des mélodies innombrables et de la musique de chambre qui sans être très fournie se révèle incroyablement attachante et poétique : 2 quatuors avec piano, un quatuor à cordes tardif, deux sonates pour violon et deux autres pour violoncelle, et deux quintettes avec piano, deux monuments déjà commentés dans ces pages. Un point c'est tout…
Pour lire une biographie résumée de Fauré, rendez-vous à la chronique dédiée au Requiem. (Clic)
Comme souvent lorsque j'évoque la personnalité de Fauré, je puise des informations dans les ouvrages de Jean-Michel Nectoux, musicologue français spécialiste du compositeur. Son ouvrage en poche paru chez Seuil dans la collection Solfèges est un modèle de clarté. Fauré, une personnalité trop à l'ombre de celles de Debussy et de Ravel dans la culture musicale hexagonale à mon sens…
Fauré originaire de la rude région de Foix était un républicain convaincu en un temps où les anciens régimes monarchiques et impériaux titillaient encore de nombreux nostalgiques. Il sera également comme nombre d'intellectuels un dreyfusard convaincu. La Grande Guerre sera un crève-cœur d'autant que son fils sera envoyé vers les tranchées de l'horreur. On ne doit pas s'attendre à des élans patriotiques de sa part dans ses œuvres. Et pourtant, la sonate écoutée ce jour reflétera la brutalité barbare de cette orgie de sang et de métal. En temps de guerre, certains musiciens s'adonnent au Te Deum ou à d'autres ouvrages patriotiques. Aucun de ces types de composition ne séduit Fauré qui n'a jamais fréquenté assidument l'univers lyrique ou symphonique. La musique de chambre, trop perçue comme synonyme de soirée de salon chic, même si souvent géniale et dépourvue de mièvrerie (Schubert, Beethoven, Brahms…), ne semble pas a priori le style le plus adapté à la révolte humaniste. Fauré montrera à sa manière le contraire. Au XIXème siècle, le genre gagne la salle de concert.
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Paul Tortelier dans les années 60
1917 : la tuerie planétaire s'enlise depuis 3 ans. La ligne de front stagne. En 1916, à Verdun, 700 000 jeunes hommes ont nourri de leur vie et en vain une vallée de terre calcinée pour des décennies. Un enfer qui ne sera pas le dernier, hélas. Gabriel Fauré quitte souvent Paris en été pour Saint-Raphaël. Il y termine sa 1ère sonate pour violoncelle esquissée dans la Capitale en ce qui concerne les deux premiers mouvements. En début d'année, le compositeur a achevé sa 2ème sonate pour violon, l'une de ses partitions les plus inspirées, d'un modernisme exalté qui préfigure les ouvrages de chambre des dernières années : 2ème quintette, 2ème sonate pour violoncelle, trio et enfin le quatuor, son ultime création.
Ces deux sonates qui portent les numéros successifs opus 108 & 109 seront créées le 10 novembre 1917. La seconde bien que dédicacée au violoncelliste Louis Hasselmans est interprétée par Gérard Hekking en complicité avec Alfred Cortot, ami de Fauré.
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Hasard de la programmation, le violoncelliste français Paul Tortelier était la vedette de la 400ème chronique "classique" publiée en début d'année (Clic). On l'écoutait dans le concerto pour violoncelle de Vivaldi RV 400. Cette chronique retraçait la carrière de cet artiste de renom.
Quant à Jean Hubeau, il est le pianiste qui a le mieux servi Gabriel Fauré au disque et comme pédagogue. Pour un portrait de ce virtuose interprète de l'intégrale incontournable de l'œuvre pour piano de Fauré, rendez-vous à l'article consacré aux deux quintettes (Clic).
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Jean Hubeau
1 - Allegro (ré mineur / ré majeur) : Si Fauré a la réputation d'un chantre poétique, des mélodies en clair-obscur, cet allegro se révèle violent et rageur dans son introduction. Piano et violoncelle ne s'allient pas, ils se combattent ! L'accompagnement au piano est rude, des accords syncopés. Une scansion composée d'une succession saccadée d'une croche associée à un accord triple, également en croches, un seul temps pour chaque mesure à trois temps. Des accords plaqués à la Bartók. Le violoncelle, dès la mesure 2, développe vaillamment une mélodie furieuse, sans syncope ni pause. L'anxiété et l'aigreur du compositeur nourries de son dégoût pour la terrible guerre sont sévèrement mises en scène. Les silences du clavier suggèrent-ils la chute d'un homme tous les deux temps (secondes) dans la boue ? Le jeu du violoncelle, en dehors de sa virulence est très virtuose. Je cite J.M. Nectoux : "rugosité, force, batterie de rythmes". Musique désincarnée et glaçante ? Oui dans sa finalité, mais le phrasé sans brutalité du pianiste et l'alacrité de celui du violoncelliste apportent une note d'amertume et de nostalgie qui anticipe la suite du mouvement. [0:25] Le piano rompt ses assauts pour développer une mélodie plus en accord avec le jeu du violoncelle. [0:50] De barbare, le dialogue devient plus affable, presque affectueux. Le mode majeur et ce thème intimiste insinuent-ils une lueur d'espoir ? Les deux idées ne donneront pas lieu à un travail de contrepoint comme si tragédie et espérance ne pouvaient être négociées de concert. [2:36] Le retour de l'énergie introductive confirme ce refus de mêler férocité et méditation à des fins esthétiques. Fauré diabolise le style musique de chambre dans cet allegro d'une grande prestance. D'épisodes en épisodes, l'allegro nous conduira jusqu'à une coda véhémente et sauvage.
Cet allegro ouvre la voie à la contemporanéité en musique de chambre. Au divertissement et au romantisme d'un Mozart ou d'un Schubert ou même d'un jeune Fauré, le genre devient plus militant. On atteindra un sommet avec par exemple le terrifiant quatuor N°8 de Chostakovitch (Clic).

2 - Andante (en sol mineur) : [5:12] Dans l'andante, Fauré semble vouloir s'évader de ses sombres pensées pour retrouver la sérénité. Sérénité intérieure, la musique du compositeur ne cherche que rarement l’expressionnisme, à la manière de la peinture musicale à la Vaughan Williams, celle d'un univers pastorale ou encore la vision d'une lumière mordorée lors d'une balade en forêt. Le piano énonce une douce marche très délicate dans l'aigu, symbolisme du cheminement de la réflexion… possible. Le violoncelle impose une mélodie élégiaque sans les facilités de la si célèbre élégie. L'andante est un lent crescendo empreint de quiétude qui ne bascule jamais dans l'affectation. Le jeu est franc même si lent et recueilli. [9:18] Le développement gagne en pathétisme mais avec modération, le chant du violoncelle devient puissant, et de la mélodie enfiévrée jaillissent des accents déchirants. [10:58] Une réexposition de la thématique initiale démontre que pour Fauré, même en 1916, la forme sonate a encore droit de cité. Une reprise de l'introduction conduit à une conclusion émouvante, une réconciliation entre les instruments.

3 - Finale: Allegro (ré mineur) : Après ces deux premiers mouvements si contrastés, l'un d'une rare velléité, l'autre presque mystique - un sentiment très personnel, Fauré étant un agnostique guère porté sur la prière -  le compositeur nous propose une conclusion fantasque et apaisée. D'humeur capricieuse la partie de violoncelle chante comme rarement sur toute l'étendue de sa tessiture. Diablement virtuose et pourtant s'écoulant comme une évidence sous les doigts de Paul Tortelier(Partition).
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Étrangement, la musique de chambre de Fauré n'a pas droit à la notoriété qu'elle mérite, au même titre que celle de Brahms par exemple. On enregistre sans fin la sonate de Franck, une de ses plus belles pages certes, mais qui me laisse pour l'instant assez indifférent. Bizarre ça ! Les gravures de sonates de Fauré ne bénéficient pas d'un tel engouement. Encore un mystère…
Comme souvent si le duo Hubeau-Tortelier domine la discographie, d'autres enregistrements méritent le détour. Le couplage détermine le choix, je ne suggère que des bons crus.
Première interprétation intéressante : Jean-Philippe Collard et Frédéric Lodéon pour EMI au sein d'un double album consacré aux sonates pour violoncelle et à celles pour violons (Augustin Dumay) ainsi que le trio et diverses pièces isolées. Prise de son un peu terne (EMI – 4/6).
Auteur d'une intégrale de la musique pour piano seul digne de rivaliser avec celle de Jean Hubeau, Jean-Claude Pennetier a gravé avec Roland Pidoux ces sonates avec brio (Erato – 5/6).
Enfin, je signale de nouveau un coffret très complet réunissant la plupart des œuvres de musique de chambre de Fauré. Les sonates pour violoncelle sont interprétées par Éric Le Sage et François Salque (α - 4/6).

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