samedi 16 mars 2019

SIBELIUS – En Saga (1892/1902) – Vladimir ASHKENAZY (1981) – par Claude Toon



- Ah M'sieur Claude, on voit que vous revenez d'une Thalasso… Une jaquette représentant la mer… Ça a fait du bien à vos vieilles douleurs ?
- Merci Sonia de vous préoccupez avec tant d'à propos de ma petite santé… Oui, ça requinque, mais du coup je propose un article court faute de temps…
- En Saga de Sibelius ? Un conte épique avec des cadavres plein les lacs et les forêts de Finlande ?
- Drôle de vision de ce compositeur ma belle. Et bien non pas de programme littéraire pour ce poème symphonique, mais une ambiance de légende, de saga…
- On a déjà rencontré Vladimir Ashkenazy dans la 2ème symphonie de Rachmaninov il y a quatre ans. Une belle interprétation à coup sûr…
- En effet, extrait d'une intégrale symphonique moins réputée que d'autres, et c'est dommage car le style est vaillant et la prise de son somptueuse… 
2 heures plus tard
- Heuu M'sieur Claude, c'est ça que vous appelez un article court ?
- Ben voyez-vous Sonia, quand on aime on ne compte pas, je me suis laissé entraîner par mon sujet !

J'ignore d'où Sonia sort cette histoire de cadavres voguant sur les lacs ou accrochés aux conifères finlandais. Je sais bien que Sibelius s'est abondamment inspiré des légendes héroïques et sauvages du cycle du Kalevala, une épopée composée au XIXème siècle par Elias Lönnrot, une œuvre d'une importance capitale de la culture finnoise. Certes, dans La Kullervo symphonie ou la Suite de Lemminkäinen les héros connaissent une fin tragique très shakespearienne, mais nous ne sommes pas non plus sur les champs de bataille de l'antiquité ou des guerres napoléoniennes… J'évoque ici deux grandes partitions nourries de ces légendes et dont je parlerai un jour.
Mythes et légendes du Kalevala présentent à leur manière des similitudes avec la littérature médiévale européenne comme les récits de Chrétien de Troyes : Perceval et la quête du roi Arthur, sans parler d'autres auteurs et différents personnages comme Robert le diable… Dans tous les cas un univers plutôt violent très prisé à l'époque romantique. 
Essayons de cerner les différentes étapes qui jalonnent la création de la version définitive de En saga en 1902. Pour approcher la personnalité et l'importance de Sibelius dans le postromantisme, mais pas que, je vous invite à lire une biographie présente dans un billet consacrée à la 4ème symphonie (Clic)… Au sujet de ce risque de limiter le rôle de Sibelius à un simple apport dans le romantisme tardif, j'avais insisté sur les approches modernistes du compositeur avant qu'il ne se mure dans le silence (et un peu la boisson) dans deux articles, celui dédié à sa 7ème symphonie (Clic) de 1924 et un autre présentant son ultime œuvre orchestrale : le poème symphonique Tapiola en 1926 (Clic).
Pendant toute sa carrière active, Sibelius puisera son inspiration dans le Kalevala, même après la composition de ses premières symphonies, œuvres de musique pure bien qu'aux accents expressionnistes reflétant la beauté énigmatique et la noblesse sombre des paysages de Finlande. On peut citer deux poèmes symphoniques moins connus que En Saga ou Tapiola : La Fille de Pohjola (1906) pour orchestre très rutilant, ou encore Luonnotar (1913) pour soprano et orchestre, les titres étant ceux, on le devine, de personnages de cette saga légendaire.

Composée en 1891 pour une création en avril 1892, la grande fresque symphonique Kullervo posait problème. L'ouvrage dure une grande heure, son exécution est ardue et requiert des solistes et un chœur d'hommes, plus un oratorio profane sur des textes du Kalevala qu'une symphonie au sens traditionnel du terme… Curieusement, le compositeur la rejettera et elle ne sera rejouée dans son intégralité qu'en 1958. Est-ce que Robert Kajanus, chef d'orchestre proche du compositeur a joué un rôle dans la mise au rencart de la vaste partition ? C'est possible, en cette fin du XIXème siècle, peu d'orchestres nordiques maitrisaient facilement de tels effectifs. Robert Kajanus commande une pièce de dimension plus modeste. À partir d'ébauches diverses dont un septuor, Sibelius compose un poème symphonique qui avec sa vingtaine de minutes n'est pas vraiment si modeste que cela dans son ambition. L'orchestration est assez colorée.
Comme pour Kullervo, les musiciens font la moue devant cette œuvre sans programme (eh oui !) et s'opposent à sa création. Robert Kajanus se fâche et l'œuvre est créée par le compositeur au pupitre en février 1893 (juste pour cette pièce dans un concert dirigé par ailleurs par Kajanus). Le succès est moyen, le public aime pouvoir se référer à un récit, un héros, des péripéties. N'oublions pas que nous sommes à l'époque où le bavarois Richard Strauss suit une voie similaire avec des poèmes symphoniques illustrant les aventures de Don Juan ou Till l'espiègle.
Si Sibelius n'a jamais défini par écrit ou verbalement ses intentions quant à un programme – ce qui est contraire au concept même de poème symphonique – on ne peut nier qu'à l'écoute les épisodes évoquent le climat général épique, guerrier et passionné du Kalevala. Une fois de plus, l'œuvre est un peu oubliée, mais c'est sans compter l'intérêt que lui portera Ferruccio Busoni, pianiste virtuose et compositeur italien, qui vient d'être fasciné par la création de la 2ème et imposante symphonie du finlandais (Clic). Nous sommes en 1902. Il demande à son confrère d'inscrire En Saga au répertoire. Sibelius qui joue désormais dans la cour des grands revoit la copie vieille de dix ans et le poème symphonique va prendre la forme définitive et populaire que nous lui connaissons.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

Dans la version définitive, l'orchestration est celle de l'orchestre romantique enrichie de quelques percussions :
2 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes en si et en la, 2 bassons, 4 cors en fa, 2 trompettes en fa, 3 trombones, timbales, grosse caisse, triangle, cymbales et cordes. (Partition)
Le pianiste virtuose devenu un maestro de renom Vladimir Ashkenazi a toujours bien servi la musique slave et ici nordique. Certainement ses origines russes expliquent cela. J'avais signalé son excellente intégrale des concertos si difficiles de Prokofiev il y a quelques semaines. Par ailleurs, pour une biographie détaillée de cet immense artiste tout jeune octogénaire, rendez-vous à l'article consacré à la Symphonie n°2 de Serge Rachmaninov, Vladimir Ashkenazi dirigeant le Concertgebouw d'Amsterdam (Clic).
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

L'œuvre, comme la plupart des poèmes symphoniques, se présente de manière monolithique, enchaînant des épisodes contrastés. Le chant lointain des quatre cors pp appuyé par le basson, se fait entendre, incantation accompagnée par des trilles des violons, arpégées pour les seconds violons, les altos et les violoncelles. Le style de Sibelius dans sa quintessence : une aube mordorée, la brume sur les lacs, les esprits qui veillent dans les forêts lieux de mystères et de drames fabuleux à venir. En l'absence de programme, le compositeur fait appel à notre imaginaire et à notre connaissance même occidentalisée des légendes de son pays, de sa littérature chevaleresque…
XXXXX
[0:20] À propos de chevalier, un premier leitmotiv apparaît, martial, scandé par les bois. Un appel agreste des trompettes se fait entendre. Seraient-ce les plaintes des âmes des héros investissant l'espace sonore, lamentations des maudits ou ivresses des élus des dieux ? [0:48] Ce groupe thématique est repris, réexposition conclue par une étrange et diaphane note frappée à la cymbale. La Baltique, une vague qui vient mourir sur le rivage ? [1:12] Étrange, pour le moins ! Un roulement de cymbale notée ppp (la partition précise d'utiliser les baguettes des timbales) nimbe l'orchestre dont les violons divisés par quatre (1er) et deux (2nd) entonnent délicatement une ondulante mélodie accompagnant la marche inquiétante des bassons. Vladimir Ashkenazi équilibre parfaitement les différents jeux de timbres, métal, bois, cordes ; l'eau et le vent. [2:12] Nouvelle idée musicale plus allante de la part des bois. [3:10] Ne jamais oublier le monde farouche du Kalevala : débute ici un développement aux accents presque barbares, des mélodies erratiques, une orchestration vigoureuse. En un mot, je vous laisse découvrir la multitude d'idées auxquelles Sibelius fait appel dans son œuvre. Rien de surprenant que, face à ces changements incessants de rythmes et de couleurs sonores, les musiciens de l'époque se soient trouvés désarçonnés.
[7:55] Le frémissement des cordes tranche par son style glaçant avec la générosité sonore du passage concertant qui suit : l'évocation d'une bataille d'un âge ancien ? [9:46] Retour du leitmotiv au violoncelle. Si les poèmes symphoniques de Liszt apparaissent toujours un soupçon délayés et tonitruants, rien de tel dans cet ouvrage, notamment à l'écoute de la fascinante diversité mélodique et orchestrale de ce passage central. [12:22] Quelques violons en pleur nous renvoient aux drames amoureux, à la mort de nombreux héros qui clôt de nombreuses épopées abandonnant des mères et des bien-aimées éplorées. [14:08] La mort des héros est souvent précédée de chevauchées insensées que l'on entend ici. Folies symphoniques qui établissent un trait d'union sauvage avec un autre poème : Chevauchée nocturne et lever de soleil (Clic). [15:52] Le chant plaintif du hautbois introduira une coda à la fois mortifère et élégiaque. La scansion initiale se fait entendre une ultime fois mais aux cordes graves. Un poème symphonique d'une densité musicale d'exception qui préfigure, à durée égale, la 7ème symphonie et Tapiola qui mettront fin à la création chez Sibelius dans les années 20, chef-d'œuvre ultimes avant 30 ans de renoncement…
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

Pas de programme défini, Sibelius nous invite à improviser notre voyage astral dans la nature abrupte de la Finlande et sa mythologie. Après une genèse chaotique En Saga est devenue une valeur sûre du concert et du disque. J'avais pu l'entendre sous la baguette de Paavo Berglund en ouverture d'un concert au TCE fin des années 70' à une époque ou Sibelius n'était pas encore très apprécié dans l'Hexagone. Wikipédia propose une liste très exhaustive de gravures. De par sa durée, on trouve ce poème symphonique en complément des disques consacrés aux symphonies ou diverses anthologies. Parmi les intégrales, Kurt Sanderling nous propose une vision survoltée et une prise de son de l'orchestre symphonique de Berlin d'exception. Le choix ne manque donc pas, et voici quelques disques originaux par leur programme :
Wilhelm Furtwängler a souvent dirigé de belle manière le compositeur finlandais qui lui-même s'imposait comme un compositeur majeur dans la culture musicale germanique (et yankee). Une captation en live de 1942 donne au chef illustre l'occasion de magnifier les contrastes de l'œuvre grâce à son habituel rubato. Fantasmagorique, mais le son est d'un autre âge, on s'en doute ; pour les énigmatiques roulements ppp de cymbale, c'est mort. On tousse beaucoup en 1942 😁 (DG – 5/6). Les compléments sont appropriés et captivants : Till l'espiègle de Strauss cité dans l'article et la deuxième suite de Daphnis et Chloé de Ravel. Un programme épique et mythologique cohérent qui me fait attribuer 6/6 à l'ensemble.
En stéréo, on appréciera le trait acéré de Okko Kamu que nous avions déjà entendu dans une 2ème symphonie qui n'a pas pris une ride par sa vaillance (DG – 5/6). Un double album comportant divers poèmes symphoniques dont quelques-uns dirigés par Eugen Jochum bien que ce n'était pas son répertoire de prédilection.
Autre programme en album isolé : Tapiola et En saga couplés à une sélection de lieder, très original de la part de Hannu Lintu dirigeant l'orchestre de la radio finlandaise. (Ondine - 4/6).

~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

Pour les amateurs de jeux des "sept erreurs", en bonus : les deux versions dirigées par Osmo Vänskä à la tête de l'orchestre symphonique de Lahti (Naxos) ; on commence par la version originale de 1892 puis à 22:32, on continue par celle de 1902.



1 commentaire:

  1. Effectivement, article court... Mais superbe ! Et tu appelles Sonia "ma belle" ? Hum... Je comprends mieux maintenant pourquoi elle passe des heures dans ton bureau, sous prétexte de s'éduquer... J'attends encore les photocopies des notes de frais du mois de juin... 2016. Mais bon, si c'est pour éduquer... Comme disait Belmondo dans "Pierrot le fou" quand sa femme lui reproche d'amener sa fille au cinéma voir "Johnny Guitar" au lieu d'aller à l'école : "il faut bien qu'elle s'éduque" !

    RépondreSupprimer