samedi 7 juillet 2018

BRAHMS – Concerto pour piano N°2 – N. FREIRE & R. CHAILLY (2006) – par Claude TOON



- Ah M'sieur Claude, le second et dernier concerto pour piano de Brahms. Hum, voyons, vous avez déjà chroniqué le 1er en… 2015. Des œuvres identiques ?
- Non pas vraiment, si le 1er est une œuvre de jeunesse (1859), le 2nd de 1881 date de sa maturité. De plus, il comporte quatre mouvements, rare dans le genre…
- Vous avez raconté dans un papier que vous aviez entendu Nelson Freire et Riccardo Chailly interpréter ce concerto en concert, un moment inoubliable je crois ?
- Oui au TCE, le 1er concerto, quelques semaines après la parution de ce double album réalisé à Leipzig… J'ai les CDs dédicacés pour ma chère Maggy par le très affable pianiste…
- C'est gentil pour elle. Une question évidente : il doit exister une flopée d'enregistrements de ce grand concerto… ?
- Ô oui, tous les pianistes virtuoses ont abordé ce répertoire, beaucoup de réussites, j'en avais parlé lors de la première chronique, je vais compléter la liste…

Riccardo Chailly et Nelson Freire en concert
Et oui, 16ème chronique consacrée au compositeur hambourgeois. Il faut dire qu'entre ses symphonies, concertos et perles de la musique de chambre, si la production du bonhomme est moins fournie que celle d'un Mozart ou d'un Haydn, peu d'œuvre donnent le sentiment d'avoir été écrite en série…
Je ne réécris pas la biographie de Johannes, un résumé est à lire dans le billet présentant les quintettes opus 111 pour alto et opus 115 pour clarinette (Clic). Il y a des détails complémentaires dans les autres articles. (Index)
Vingt-deux ans séparent la composition du monumental concerto n°1 qui, par ses proportions olympiennes, fut relativement mal accueilli par le public lors de sa création en 1859, du second. La puissance symphonique et minérale de l'introduction imposait une majesté inconnue jusqu'alors, même dans les concertos de Beethoven.
L'écriture du second concerto se situe entre 1878 et 1881, la création aura lieu à Budapest en 1881. Entre les deux compositions, Brahms a vaincu ses craintes quant à l'écriture des symphonies. Crainte de rester trop en deçà de son modèle absolu dans le genre : Beethoven. Les deux premières symphonies sont des réussites totales et ont démontré que le classicisme de Brahms, très opposé aux aventures contrapuntiques et chromatiques de Wagner et de Bruckner, avait encore sa place dans l'univers de la musique germanique. Et puis, le reproche fait à Brahms de soi-disant se tourner vers le passé ne repose sur rien de bien solide et fait rapidement flop en y regardant de près. Brahms a bousculé la forme sonate très codifiée avec ses thèmes AB(C), réexposition, etc. en se tournant avec gourmandise vers les variations. Et puis notre concerto de ce jour prend la forme d'une symphonie pour piano avec un scherzo en second mouvement et un violoncelle qui vole presque la vedette au piano dans le mouvement lent. Par ailleurs les dimensions de la partition rappellent celles du premier concerto de 1859 avec une durée d'exécution de 50 minutes environ. Alors, Brahms ringard et traditionaliste ? À d'autres…

Brahms par Willy von Beckerath
Le beau jeune homme du premier concerto a laissé place au bonhomme replet arborant une tignasse et une barbe de hippie, fournies et dignes de l'époque peace and love un siècle avant Woodstock… Brahms n'est toujours pas marié et ne le sera jamais mais collectionne les amis des deux sexes. Bien que le travail sur le concerto se soit étalé sur 3 ans, le compositeur ne manque pas d'humour lorsque, la partition achevée, il annonce la bonne nouvelle à l'un de ces amis, le compositeur autrichien Herzogenberg avec qui il échange une correspondance importante, "Je dois vous dire que j’ai écrit un petit concerto pour piano, avec un joli petit scherzo". Rigolo le mot "Petit" utilisé deux fois à propos d'un monument de 45-50 minutes…
Brahms ne cessera d'alléger ses œuvres sur le fond et la forme en avançant en âge, cherchant une clarté sonore qui lui fait parfois défaut en début de carrière. L'orchestration romantique est laissée de côté pour un retour à celle de la symphonie héroïque de Beethoven :
2/2/2/2, 4 cors, 2 trompettes, timbales. (Pas de trombones, et pas de trompettes et de timbales dans les 3ème et 4ème mouvements).
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Troisième enregistrement avec la présence du chef italien Riccardo Chailly. Après La symphonie écossaise de Mendelssohn et la symphonie n°0 de Bruckner, revoici le maestro à la tête de l'orchestre du Gewandhaus de Leipzig qu'il conduit depuis 2005 après avoir dirigé le Concertgebouw d'Amsterdam de 1988 à 2004. Une carrière d'exception. (Clic)
Nelson Freire a également été au centre de deux chroniques consacrées à des pièces de Chopin et de Debussy (Clic). En 2005-2006, à l'évidence, le courant passe entre le pianiste brésilien et le chef milanais. En novembre 2005 pour le 2ème concerto et en février 2006 pour le 1er, les micros sont présents dans la salle de Leipzig. Le double album récompensé par la critique paraît dans la foulée, d'où mon achat après le concert parisien où est donné le 1er concerto face à un auditoire statufié par la violence contrôlé de l'exécution.
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Johann Strauss II et Brahms vers 1890
Nota : La vidéo ci-dessous propose l'intégrale de cette interprétation. Elle est constituée de six vidéos enchainées automatiquement.

1 – Allegro non troppo : Une notation de tempo qui chez Brahms anticipe toujours le climat général à elle-seule. De l'allégresse, de l'énergie mais une sérénité sous-jacente, des contrastes émotionnels comme les affectionne le compositeur, notamment dans sa musique de chambre. Contrairement à la majestueuse et imposante introduction du 1er concerto, Brahms retient la leçon du concerto l'Empereur de Beethoven. Le premier thème est joué calmement par  un cor solo. Le piano lui répond par des arpèges ascendants très poétiques. Bois et cordes concluent cette brève introduction et laisse le piano développer les premières idées épiques de ce concerto d'emblée bien romantique… Une cadence sautillante, jouant sur une succession d'arpèges toniques. [1:30] L'orchestre s'interpose pour un premier intermède, une ballade très variée au climat orageux et pathétique. Malgré la modestie de l'orchestration, le dialogue entre les pupitres est plutôt allant avec les interventions extatiques des cors [3:06]. On sent déjà que le premier mouvement sera long, Brahms prend son temps et, comme souvent, semble confirmer à travers une forme sonate moyennement classique son goût pour les variations, ces motifs et fantaisies qui apparaissent ici et là pour ne jamais lasser l'auditeur. [3:26] Le piano se retrouve en vedette après cette exposition échevelée. Et voici des accords f puissants et staccatos, notés sans pédale, donc très exigeants envers le soliste.
Une multitude de motifs dérivés va fleurir l'espace sonore de ce long mouvement. On ne peut nier une dimension symphonique à cet allegro, y compris pour le piano auquel le compositeur semble refuser tout instant d'intimité. Les références à des réflexions philosophiques chères au romantisme n'existent pas à mon sens. Nous écoutons une musique pure qui par sa vivacité offre une ambiance combative, une palette de timbres, de ruptures de rythme et de tonalité qui préfigurent une évidente modernité dans le discours. Détailler plus avant une telle inventivité reste du domaine d'écrits plus savants (Partition). [V2-5:53] La longue coda débute sur un rappel plus sombre du thème initial au cor.
Le jeu affirmé de Nelson Freire, sa précision, le refus d'un legato mielleux et démodé dans cette musique, présente une facette de Brahms d'une rare virilité. Cet engagement puissant explique sans doute le succès de ce disque. On pourra faire la même remarque à propos de la direction de Riccardo Chailly.

Souvenir de Budapest par Nikoletta Király ©2017
2 – Allegro appassionato : Brahms songeait-il déjà à sa future 3ème symphonie à l'époque ? Cela pourrait expliquer la présence insolite d'un scherzo dans un concerto de facture classique. Curieusement, entre le saisissant allegro et le merveilleux et étrange Andante, cette petite pause trouve parfaitement sa place… En aucun cas, une coquetterie. Si l'allegro recourait au si bémol majeur, tonalité enthousiaste, place ici au sombre ré mineur. Le premier thème jaillit du piano secondé par les cordes chantant dans le grave. Des traits sévères un rien démoniaques. La seconde idée initiée par les violons se prolonge par une mélodie élégante au piano. Le contraste est amusant, presque goguenard. Brahms rejoue avec gourmandise tout ce bloc thématique et fait intervenir les vents et les cuivres avec véhémence. [V3-4:30]. Le trio s'annonce sous forme d'une marche scandée à laquelle s'oppose une méditation du piano. Très fugace cette accalmie Et puis toujours cette impression d'écouter des variations imaginatives. [V3-6:32] Retour du scherzo illustré d'un dialogue facétieux de quelques bois. Un crescendo accelerando entraine cet intermède un peu fou vers une coda en forme de bacchanale ; l'une des pages les plus survoltées du maitre.

3 – Andante : Brahms académique et néoclassique ? Ah  ah ! Voici l'un des mouvements les plus insolites de la littérature concertante pour piano car il n'est pas choquant d'affirmer que le violoncelle solo ravit la vedette au piano. (Vedette américaine pour ne pas trop exagérer.) De lointains pizzicati des contrebasses accompagnent le premier thème élégiaque joué par le violoncelle solo ! Cordes au complet et bassons prolongent le climat nocturne, un mini poème symphonique qui va conduire à une entrée tardive du piano après le retour du violoncelle dialoguant avec le hautbois. [V4-2:44] Le récit du piano émerge enfin discrètement des brumes de la forêt pour dérouler une mélodie plus anxieuse, staccato. Une réelle tension dans le jeu du clavier en opposition avec la douce torpeur de la ligne de chant du violoncelle. Une fois de plus, la richesse du tissu orchestral confirme la dimension symphonique de l'ouvrage. Parfois l'orchestre ne sert que de faire valoir chez certains concurrents (Chopin ?). La partie centrale tisse une dramaturgie aux accents presque tragiques. [V5-0:27] Puis une longue et langoureuse méditation du piano où Nelson Freire semble survoler les touches. [V5-2:21] Le violoncelle fait son retour et rejoint le piano dans un dialogue amoureux. Une exception dans l'histoire du concerto que cette rencontre en duo, un chassé-croisé entre deux jeunes amants instrumentaux tels les couples comme Tristan et Isolde ou celui de la nuit Transfigurée de Schoenberg qui admirait Brahms. Que de parallèles possibles… Ce choix d'un "double concerto" n'eut pas que des adeptes à la création comme toute initiative excentrique… Pourtant mon dieu, quelle rêverie sensuelle.

4 – Allegretto grazioso : Après un andante en état de grâce, Brahms conclut son concerto par un mouvement allant mais sans emphase comme pour ne pas briser le charme. Le premier thème sera enjoué, un soupçon ludique et guilleret. Timbales et trompettes sont absentes pour éviter tout triomphalisme. [V5 - 1:13] Une jolie phrase d'essence tzigane, motif dont Brahms raffolait (écoutez ses danses hongroises) propose une seconde idée que le compositeur va développer avec empressement. Mesures après mesures, le concerto s'achève de manière endiablée mais sans virulence excessive.
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Dans une discographie pléthorique, difficile d'établir de manière objective un palmarès de soi-disant références. La sélection proposée dans la chronique consacrée au 1er concerto garde toute sa valeur pour ce second concerto plus tardif. Quelques têtes d'affiches nouvelles pour compléter :
L'une des premières gravures stéréophoniques en 1958 réunissait pour RCA Arthur Rubinstein et Josef Krips et l'orchestre RCA. Deux monstres sacrés et les débuts fringants de la stéréo. On trouve cet enregistrement mythique dans diverses présentations dont un coffret de 9 CD. Volcanique, parfois bonhomme et drôle, absolument aucun dérapage romanesque. Rubinstein récidivera au crépuscule de sa vie avec l'orchestre de Philadelphie et Eugene Ormandy en 1971 (RCA – 6/6).
Autre gravure indémodable : Emil Gilels et Eugen Jochum dirigeant la Philharmonie de Berlin en 1972. Racée et élégante, un clavier électrisant et la probité du chef allemand (DG – 6/6).
Parmi les parutions récentes, Hélène Grimaud revient à son cher Brahms en 2012 en gravant les deux concertos sur deux soirées. Le 1er à Munich avec L'orchestre de la radiodiffusion bavaroise et le 2nd à la Philharmonie de Vienne, dans les deux sessions,  Andris Nelsons est à la baguette. Un jeu aéré et bien fringuant, contrairement aux dires de certains critiques qui n'aiment pas la personnalité atypique de l'artiste "lycantrophile". Quelle fluidité dans le scherzo. Quelles féminité et spontanéité dans l'andante (DG – 6/6)

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3 commentaires:

  1. Gilels - Jochum pour les deux et Gilels - Reiner (RCA) pour le n°2 font parfaiement mon bonheur dans ce répertoire depuis des années.
    J'aime beaucoup aussi Arrau - Giulini (EMI) et Fleisher - Szell (CBS), excellents et très complémentaires. En revanche, je n'ai pas trop accroché à Grimaud - Nelsons au moment de son achat, et je n'y revins pas souvent... Quant à Rubinstein, selon le jour et mon humeur, je peux être plus ou moins réservé dans ces concertos. Il existe d'ailleurs une anecdote fameuse de son enregistrement du premier avec Reiner, que je rapporte ici : http://latelierdediablotin.fr/WordPress3/2015/07/lart-de-la-peur-in-jalousies-et-vacheries/
    Pour ce deuxième concerto, Richter - Leinsdorf jouit également d'une très belle réputation, non usurpée.

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    1. Merci Diablotin pour tous ces ajouts et précisions.
      Ah oui, pas mal la "vacherie" de Reiner vis-à-vis de Rubinstein. J'ai trouvé ce concerto de Rachmaninov sur Youtube. Heu ? L'orchestre ne tire pas un peu la couverture à lui lors de son entrée après la suite d'accords du piano ? :o)

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  2. Bonsoir,

    Pour ma part, outre ceux déjà cité par Diablotin, mes chouchous sont:
    - Gina Bachauer accompagnée par le London et Dorati. Pour l'emphase globale, le toucher franc de la pianiste et le lyrisme viril de l'accompagnement.
    - Van Cliburn, acompagné de Reiner avec le Chicago. Quand Van Cliburn joue avec Reiner il se produit une osmose particulière que le pianiste ne me parait trouver qu'avec ce chef. Sur chaque oeuvre qu'il réenregistra avec quelqu'un d'autre, le résultat m'a jusqu'à présent toujours été décevant. A commencer par ce fameux concerto (par exemple la mouture avec Kondrashine et l'orchestre de Moscou).

    Pour l'anecdote citée par Diablotin, elle m'était connue sous une variante. Au lieu d'un corniste de l'orchestre, ce serait Rubinstein qui demandait à Reiner s'il était possible de refaire une prise où lui et l'orchestre n'était pas bien en phase. La suite est identique.

    Au plaisir de vous lire de nouveau.

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