- C'est un jazzman ou un bluesman le monsieur barbu en blouson de cuir
Monsieur Claude ?
- Non Sonia, c'est Nelson Freire un pianiste "classique" brésilien qui
va participer à l'hommage rendu à Debussy pour le 150ème
anniversaire du compositeur…
- Ah, et vous l'avez entendu jouer en concert ?
- Oui deux fois, dans les concertos de Brahms. À la dédicace du double
album consacré à ces concertos, et qui venait de paraître, Il m'a serré
la main très chaleureusement… le clavier doit être solide ! Quelle
poigne après avoir joué une œuvre d'une heure !
- C'est vrai qu'il a l'air sympathique… je vous laisse
travailler…
Claude Debussy aurait 150 ans
Nous avions déjà été à la rencontre de l'homme
Debussy
dans une chronique consacrée à l'une de ses œuvres phares : "La mer" (clic). Oui,
Debussy
était un homme de tempérament, une forte tête qui avait connu une enfance
à la Zola. C'était aussi un homme à femmes aux aventures amoureuses
picaresques. Le 22 août 2012,
Claude Debussy
aurait eu 150 ans. Le Deblocnot' ne peut ignorer l'évènement… Bienvenue à
Nelson Freire
!
Le compositeur
Debussy, lui, était un novateur et un immense poète. Symboliste ou
impressionniste ? Le débat est un peu vain à propos de cet homme qui
révolutionne les modes de compositions au tournant du XXème siècle : pas
de symphonies, pas de concertos obéissant aux règles de la forme sonate,
aux codes académiques de la musique en vogue en ces années de la troisième
république.
Debussy
s'échappe des conventions pour mieux pénétrer l'essence poétique de la
musique. Dans son unique opéra "Pelleas et Mélisande", on récite plus qu'on ne chante, la musique nimbe les propos. Les
chanteurs ne peuvent plus crâner à renfort d'airs de bravoure, ils
deviennent musiciens ET acteurs du drame, leur ego de diva n'a plus sa
place.
Pour le piano, l'écriture se modernise de la même manière, se libère des
formes établies. (Il recourt à la gamme modale, à l'architecture sans thème
déterminé, s'affranchit des reprises.) L'inspiration se nourrit d'images, de
climats, de la contemplation d'un objet, de l'évocation d'une légende ou de
l'aura d'un portrait rencontré au gré d'une exposition de tableaux de ses
amis. Et tout cela transcende le
premier livre des Préludes. Une ambiance ? "Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir". Un portrait sensuel ? "La Fille aux cheveux de Lin". Une légende ? "La cathédrale engloutie" (celle de la ville d'Ys pour être précis).
Pour illustrer cette idée, un bel exemple est donné par la composition de
l'"image N°3 série II" sous-titrée "Poissons d'or". Cette pièce lui fut inspirée par un panneau de laque de Chine qui
décorait son bureau (il y est toujours, accroché au mur de sa maison de
Saint-Germain).
Les préludes, nom donné en hommage à
Chopin, sont réunis dans deux livres de 12 pièces. Les 24 pièces n'ont en commun
que le principe en vigueur depuis
le clavier bien tempéré de
Bach
: parcourir les 24 tonalités majeures et mineures.
Musique descriptive ? À programme ? Non ! Les préludes ne portent pas
de titres en en-tête, juste leur numéro dans le livre.
Debussy
propose d'abord l'écoute de la musique. À chacun de rêver, de
construire ses images, ses senteurs, ses lumières. Le titre n'apparaît
qu'à la fin de la partition de chaque prélude précédé de points de
suspension…
Debussy
semble nous signifier que c'est l'esprit musical qui peut suggérer un
titre… pas l'inverse.
Partons avec
Nelson Freire
à la découverte du "premier livre des préludes"
et de quelques autres pièces, notamment le ludique "Chidren's Corner".
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Nelson Freire interprète Debussy
Le pianiste brésilien est le géant du clavier le plus discret, voire
timide, du gotha des virtuoses de notre temps.
Et on ne sera guère surpris si je pense que son nom s'efface au bénéfice
de ceux de
Martha Argerich, une de ses amies les plus proches, de
Maurizio Pollini,
Kristian Zimmermann
sans citer le très discuté
Lang Lang, chéri des médias.
Nelson Freire
est né en 1944 à Boa Esperança au Brésil. C'est à
Rio de Janeiro qu'il étudie le piano auprès de Nise Obino et
Lucia Blanco. L'influence de cette dernière sera déterminante dans
l'approche de la sensualité et de l'onirisme de la musique de
Debussy
par l'hypersensible et timide jeune homme.
Il donne quelques concerts dès son
plus jeune âge… Il s'envole ensuite pour Vienne se perfectionner
avec Bruno Seidlhofer, le professeur du classico-jazzman
Fiedrich Gulda. Il fait connaissance de
Martha Argerich. Il s'en suivra une complicité ininterrompue entre ces deux
artistes.
Ô oui hypersensible ! Car rentré au Brésil sans laurier marquant, le
jeune artiste est devenu dépressif et comme paralysé face au clavier.
(Vous savez le concours Chopin ou le Prix Tchaïkovski dont 95 % des
lauréats n'ont connu qu'une gloire tellement sans lendemain, que leurs
noms n'existent que dans Wikipédia
;
le monde du classique est étrange…). Jouer à quatre mains avec un ami le
guérit et une carrière de rêve commence.
Freire
est un pianiste fidèle au texte, à la virtuosité subtile et sincère. Avec
un touché aussi délicat, le monde sensuel de
Debussy
ne pouvait que trouver un interprète
émouvant.
La discographie de cet artiste ivre de récitals
n'est pas immense. Ses enregistrements des deux concertos de
Brahms
accompagnés par
Riccardo Chailly
chez Decca ont créé un choc en 2006 en bousculant le
palmarès établi !
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Les Préludes (Livre I)
Les préludes ont été composés par
Debussy
entre 1909 et 1913, juste avant ses cinq dernières années de
vie, ultime période de grandes souffrances physiques. Ils constituent
l'aboutissement du travail de
Debussy
sur les recherches "impressionnistes" en musique. Impressionnisme, mot que
je n'aime pas trop utiliser ici même si sémantiquement usuel, car il reste
très lié à un mouvement pictural bien connu. Sa signification (impression
plutôt que réalité) me met en garde contre le fait que commenter avec des
expressions et idées très personnelles les visions subjectives que
l'on a à l'écoute de ces pièces serait sans doute trahir le but poursuivi
par
Debussy. Abandonnant la tonalité usuelle au bénéfice d'un jeu de timbres plus
libre, Debussy disait lui-même "Il n'y a pas de théorie, il suffit d'entendre, le plaisir est la
règle !"
J'ai sélectionné quelques préludes qui me sont les plus chers.
1 -
…Danseuses de Delphes : Dès les premières mesures de le style et l'écriture pianistiques si
caractéristiques nous plongent dans l'univers Debussyste. De longs accords
s'écoulent dans la fluide
architecture du discours, quelques notes fugitives, une variété sans
logique apparente dans leur succession, plante un décor sonore évanescent.
Les tempos sont lents, notés avec des expressions comme "lent et grave" ou tout au plus "animé", pas d'adagio ou d'allegro comme vocable. Par ailleurs chaque pièce est
brève, de 3 à 4 minutes environ, l'écoute de ses miniatures n'en est que
plus facile…
2 – ...Voiles
(3'13) : le titre en lui-même joue sur l'ambiguïté, "…Voiles"
: masculin ou féminin ? Les premières mesures font appel à des arpèges
hésitants. Quelques notes timides ponctuent cette frémissante et sensuelle
introduction. Voiles de danseuses cachant les jeunes "…danseuses de Delphes", titre du prélude N°1. Danseuses ou ondines ? Les ondoiements de notes
qui suivent évoquent ces créatures de l'eau. Un lac, la mer, les voiles de
frêles esquifs ? Le jeu de
Nelson Freire
est à la fois léger et charnel. Chaque note se détache comme une
gouttelette dans ce monde que j'imagine aquatique, voluptueux, un
sous-bois ombragé ou un miroir d'étang illuminé par un crépuscule
doré.
8 – ...La fille aux cheveux de lin
(2'23) : Un sourire malicieux, féminin et mutin… En musique ! Est-ce
possible ? Les premières mesures espiègles du 8ème prélude
montre que oui. Noté "Très calme et doucement expressif", cette pièce se
fait tantôt pastorale tantôt mondaine. Regards furtifs en prenant le thé,
chevelure fluide et ivoire d'une jeune demoiselle de Proust.
Nelson Freire
caresse le clavier, prend son temps, observe, frôle et cerne son sensuel
personnage musical. Il y a dans son jeu une immense délicatesse exempte de
la moindre mièvrerie…
10 - ...La Cathédrale engloutie (7'04") : Le prélude que je préfère et même mon morceau favori dans toute
l'œuvre de
Debussy
avec la suite pour le piano. Il est un peu plus long que les autres.
La légende celte de la ville d'Ys semble avoir inspiré le
compositeur. Je raconterai simplement qu'une malédiction due à la rivalité
entre le roi Gradlon et sa fille Dahut amena la mer à
engloutir Ys (situé près de Douarnenez dans la tradition).
Par temps calme on peut entendre le lourd et douloureux battement des
cloches de la cathédrale au fond de la mer…
La pièce fait entendre une obsédante et plaintive succession d'accords
dans l'extrême grave (voir les dernières mesures données en illustration
ci-dessus). La difficulté, aisément franchie par
Nelson Freire, consiste à donner une puissance sépulcrale à ces accords, mais sans la
brutalité ostentatoire qui noircirait le récit du drame qui se prolonge
éternellement au fond des abysses. Un développement central plus épique
tendrait-il à nous conter le conflit à l'issue diabolique entre le roi et
sa fille démoniaque ?
Il est intéressant d'écouter
Debussy
jouer rapidement et presque superficiellement son œuvre grâce à un
enregistrement sur piano mécanique (voir chronique Gershwin). Avec un tempo plus lent,
Nelson Freire
éclaircit le discours, retrouve les couleurs turquoise qui ne jaillissent
pas du témoignage laissé en 1912 par
Debussy. Les compositeurs sont-ils les meilleurs serviteurs de leur musique ?
Rarement.
Nelson Freire, avec un jeu de pédale très réduit et un staccato dramatique atteint une
dimension bouleversante dans l'esprit du morceau. À noter la qualité de la
prise de son, l'air circule autour d'un piano à la belle dynamique.
Pour l'ensemble des
12 préludes, je pourrai poursuivre mon dithyrambe pour cette interprétation d'une
sensibilité et d'une intelligence immenses.
Debussy
exige un grand sens du détail, un touché raffiné et sensuel sans
maniérisme d'où nait la poésie.
Nelson Freire
réunit toutes les qualités requises.
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Children's Corner
Children's corner
est une suite de 6 courtes pièces pour le piano.
Debussy
l'écrivit à l'intention de sa fille Claude-Emma née en 1905. Il
compose ce petit cadeau musical entre 1906 et 1908. La
dédicace est amusante "À ma très chère Chouchou… avec les tendres excuses de son père pour
ce qui va suivre".
La fillette l'entendra sous les doigts
d'Alfred Cortot
quelque temps après la mort de son père en 1918. Histoire un peu
triste, un an plus tard, à quatorze ans, l'adolescente rejoint son père
dans la tombe suite à la diphtérie.
Bien que composés pour l'apprentissage du piano par des enfants, il ne
s'agit aucunement de morceaux très faciles ! Le jeu se doit d'être déjà
habile et véloce dès la première pièce : "Docteur
Gradus ad Parnassum". Il va de soi que le touché subtile et ludique de
Nelson Freire
fait merveille dans cette course poursuite humoristique.
Toutes les autres pièces rivalisent d'imagination enfantine. "Berceuse des éléphants" avec ses accords graves et ses soubresauts dans le médium fait
réellement penser à un éléphanteau qui se love comme un jeune chat pour
s'endormir. Il émane simplicité et douceur de cette page. "Sérénade à la poupée", "La neige danse" et "Le petit berger" prolongent ce théâtre de marionnettes musical et chorégraphique.
L'interprétation de
Nelson Freire
illumine ces mesures grâce à une parfaite dissociation du jeu de chaque
main, donc des lignes mélodiques qui se pourchassent gaiement.
La suite se conclut avec "Golliwog's cake-walk". Avec son rythme endiablé et ses accents Jazzy, cette pièce est la plus
célèbre de la série. La poupée de chiffon "nègre" Golliwog's danse sous
les doigts réjouis du pianiste. La voici jouée par
Debussy lui-même :
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Discographie alternative
La discographie est abondante. Deux styles interprétatifs se dégagent.
Pour l'italien
Arturo Benedetti Michelangeli
et l'allemand
Krystian Zimmerman, la priorité est donné à l'élégance de l'écriture de
Debussy, son inventivité, la magie du son (6/6 chacun chez DGG). On
pourra préférer le jeu plus poétique de
Valter Gieseking
(en mono, son splendide, mais pochette hideuse à laquelle vous échappez)
qui demeure une référence dans le répertoire debussyste (6/6 EMI),
ou encore l'intériorité de
Claudio Arrau, des CD réédités sous diverses présentations (5/6 Philips).
Dans les intégrales (4CD), à coté de
Gieseking, Sony a réédité fort à propos et à un prix imbattable celle du
pianiste anglais
Paul Crossley
parue au milieu des années 90. Une vision "impressionniste" très articulée
et jamais brumeuse. Hélas aucun livret (5/6).
Je kiff Debussy depuis que j'ai découvert les "Nocturnes" et le "Prélude à l'après-midi d'un faune".
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