samedi 7 novembre 2015

FURTWÄNGLER dirige FURTWÄNGLER – Symphonie N° 2 – Par Claude Toon


Furtwängler en 1953

- Tiens, insolite votre titre M'sieur Claude… Un compositeur qui dirige lui-même ses œuvres et qui ne s'appelle ni Mahler ni Strauss ??
- Plutôt un chef d'orchestre Sonia, et même une icône de la profession, qui a composé ses propres symphonies ou sonates dans la tourmente de l'effondrement du 3ème Reich.
- Heuuu, il n'a pas été inquiété après la capitulation pour compromission avec l'épouvantable régime hitlérien…
- Si Sonia, comme beaucoup d'artistes qui n'ont pas fui l'Allemagne, mais je vais casser les reins une fois pour toute à ces suspicions qui n'étaient que règlements de compte…
- Ah je vois, Claude Toon également historien de la musique classique…
- Exact mon petit !

Il est fort possible que certains mélomanes ignorent que le chef historique Wilhelm Furtwängler s'est adonné à la composition, surtout pendant les années les plus noires du XXème siècle. Rien de bien surprenant. Coté symphonies (c'est assez logique pour l'un des maestros les plus géniaux du siècle), nous trouvons trois ouvrages aux proportions démesurées (1H40) et d'un style vaguement postromantique déjà dépassé en ce milieu du XXème siècle. Les enregistrements modernes sont rares, et le disque le plus représentatif reste à mon sens cette gravure de 1951 réalisée par le chef-compositeur lui-même pour le label Dgg. Oui style dépassé, ce qui est insolite pour ce chef qui avait créé en Allemagne des œuvres modernistes comme la 5ème symphonie de Nielsen en 1927 ou encore Mathis le peintre de Hindemith en 1934. Hindemith, un compositeur juif qui va fuir vers les USA l'antisémitisme criminel déjà actif en Allemagne. Furtwängler jouait régulièrement Bartók, Stravinsky et Schoenberg le sérialiste  avant que la guerre embrase l'Europe et que la barbarie honnisse ce qu'elle appellera l'art "dégénéré" et bien entendu, toutes les musiques d'auteurs juifs, de Mendelssohn à Mahler… Pour Hitler : la musique se résume à Beethoven, Wagner (une obsession) et Bruckner (le plus tonitruant dans ses fortissimos) et… rien d'autre !
Petit retour en arrière. Wilhelm Furtwängler voit le jour en 1886 dans un milieu aisé et intellectuel. Son père est archéologue, sa mère, peintre, a vu son propre père côtoyer Brahms… Le gamin, très tôt familiarisé avec le solfège, déchiffre pour s'occuper les partitions des quatuors de Beethoven à un âge où les enfants lisent plutôt "petit ours brun" ! À sept ans, sa vocation se dessine, il sera compositeur… Comme beaucoup de jeunes surdoués, il s'em**de sur les bancs de l'école et préfère se plonger dans ses premières compositions. Il perd le sommeil et s'angoisse pour parvenir à peaufiner ses essais précoces. Les années passent et à vingt ans, il embrasse la carrière de chef d'orchestre. Cette carrière, avec celle de Toscanini sera l'une des plus fulgurantes de la première moitié du XXème siècle.
Il va diriger et rencontrer triomphe sur triomphe en conduisant les meilleurs orchestres d'Allemagne et d'Autriche avant de prendre en mains en 1922 la direction de la mythique Philharmonie de Berlin, une épopée qui durera jusqu'en 1944, suivi d'un court retour entre 1952 et 1954, date de sa mort. Son répertoire : la musique saxonne bien entendu, mais aussi des contemporains énumérés plus haut. Furtwängler voyagera peu, y compris pendant les années noires où il refusera de se rendre dans les pays occupés vendre le "génie aryen". Une exception : Oslo pour permettre, en passant, au maestro juif Issay Dobrowen de fuir en Suède. Une péripétie qui me permet d'enchaîner vers un chapitre consacré aux relations de l'idole des pupitres adulée par les mélomanes allemands et le nazisme pendant les années 1934-1944. Furtwängler, un nazi convaincu ? L'anecdote de son escapade en Norvège répond déjà en partie à la question…

Cette célèbre et diabolique photo ci-dessus, analysée finement, montre à elle seule que, contrairement à ce qui sera reproché à Furtwängler lors de son procès en dénazification, le maestro n'était guère un fan de la bande de soudards nazie et de leur idéologie criminelle. Il n'avait même pas la carte du parti. La vidéo est plus explicite, mais cette photo montre Hitler faisant le salut nazi, tandis que Furtwängler tend mollement la main pour un distant shake hand… Sur les images de l'époque, on devine que si le musicien avait eu les bras élastiques de Miles Teller dans les "4 fantastiques", il ne se serait même pas incliné. Début 1945, la Gestapo pourchasse nombre d'intellectuels et d'artistes trop modérés aux yeux des sbires du 3ème Reich. Furtwängler est suspecté d'avoir participé à l'attentat contre Hitler de juillet 1944. Furtwängler s'évade en Suisse mais sera poursuivi par les alliés après la guerre pour ne pas avoir fui un pays qui construisit Auschwitz et Bergen-Belsen.
Il existe un film passionnant sur le "procès" intenté à l'artiste dans le cadre de la dénazification, avec Harvey Keitel dans le rôle de l'officier américain Steve Arnold chargé des interrogatoires. (Taking sides, le cas Furtwängler). Tiré d'une pièce éponyme, un dialogue de sourd s'établit entre deux hommes que tout oppose. Steve Arnold : un officier un peu fruste, sorti vainqueur d'un combat contre la monstruosité d'un régime fou, et pour qui l'art n'est qu'une coquetterie. Il ne comprendra jamais comment la musique peut être la raison de vivre, voire de survivre, d'un artiste obligé de s'adapter. Pourtant, cet homme suspect a, c'est prouvé, prêté assistance à des musiciens juifs de son orchestre. La "poignée de main" est une obsession pour Steve Arnold qui y voit une compromission et non un acte obligé par la folie des temps. Hitler avait déjà vomit Karajan en 1939, pourtant plus impliqué dans le parti, pour une banale histoire de chanteur qui fit un loupé dans un air de Wagner… Des musiciens juifs de grands talents comme les violonistes Menuhin et Milstein ou le compositeur Arnold Schoenberg lui apporteront leur soutien sans condition et plus : leurs amitiés…
Et pour conclure sur ce sujet, je rappelle que la bible de Furtwängler concernant le travail de chef d'orchestre était l'ouvrage de Heinrich Schenker, musicologue juif (1868-1935) qui professait que la musique ne se jouait pas à l'instinct, mais devait être le fruit d'une analyse très poussée des partitions. Un peu l'inverse de Toscanini ou Stokowski pour citer des contemporains du maître allemand, aux interprétations fabuleuses, mais plus atypiques.
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Wilhelm Furtwängler revient à la composition par cette symphonie entre 1945 et 1946. Si je puis dire, sa fuite en Suisse et ses démêlés avec Steve Arnold lui donnent du temps de libre puisqu'il ne peut plus diriger. On pourrait s'attendre à une œuvre grave et désespérée à la manière des symphonies contemporaines de Chostakovitch comme la 8ème symphonie écoutée il y a quelques semaines (Clic). Et bien pas du tout. On peut même penser que le maître a voulu écrire ses mémoires à travers une partition. Quand je parle de mémoires, j'évoque son amour pour les musiques germaniques et autrichiennes, musiques souillées par la tragédie nazie. Richard Strauss de son côté fera la même chose en écrivant Métamorphoses pour 23 cordes et les quatre derniers lieder. Conscient de se référer aux styles classiques et romantiques qui firent la gloire de sa culture, Furtwängler compose une immense fresque pour prouver que l'art musical de sa patrie a pu franchir le désastre et survivre…
L'orchestration est d'ailleurs assez proche de celle des poèmes symphoniques de Strauss composés à la fin du XIXème siècle : Piccolo, 3 flutes, 2 hautbois, cor anglais, 3 clarinettes, 2 bassons, contrebasson, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba, timbales, grosse caisse et tamtam, quatuor des cordes. Furtwängler reste attaché à la forme sonate dans les mouvements extrêmes et le scherzo reprend l'organisation tripartite et symétrique usuelle chez Bruckner et plus avant depuis les menuets de Mozart.
Titania Palatz vers 1950
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Je n'ai trouvé aucune info sur la création de l'ouvrage. A-t-elle eu lieu sous la baguette d'un autre chef qui avait le droit d'exercer ? Mystère ! Je ne pense pas. Par contre, Le compositeur a donné et enregistré de nombreuses fois sa symphonie à Berlin ou à Vienne entre les années 1950 et 1953. L'enregistrement présenté ce jour a été publié en 1952. Si les concerts de la Philharmonie de Berlin avaient lieu à l'époque au Titania Palatz, l'un des rares grands cinémas berlinois encore debout dans la ville pulvérisée par les centaines de raids alliés et les chars russes, cette interprétation a été captée fin 1950 en la Jésus-Christus-Kirche qui servira de studio d'enregistrement jusqu'en dans les années 60 avant la reconstruction de la salle de la Philharmonie. Cette église moderne, large car sans piliers, à la très belle acoustique, a servi longtemps (début de l'ère Karajan) et sert toujours.
Parlons musique. Quatre mouvements. Seul le premier sera commenté en détail. Il correspond à la vidéo (pas terrible le report YouTube) et reflète parfaitement l'esprit général de cette longue partition de 80 minutes…

1 - Assai moderato : Un motif sinueux et mystérieux des bassons et des clarinettes ouvre la voie à un élégiaque thème des cordes. On croit entendre une harpe. Furtwängler a distribué le rôle dévolu à cet instrument absent de l'orchestration à quelques pizzicati. Trois idées en quelques mesures avant un premier déchaînement de l'orchestre… Le maestro n'était pas un magicien de l'orchestre pour rien. Souvent je lis que l'on entend en arrière-plan le monde musical de Beethoven et plus encore ceux de Bruckner et Wagner… Moi j'y entends aussi des motifs plus modernes de Hindemith ou Nielsen. Et si tout simplement, nous n'étions pas là en train d'écouter Furtwängler lui-même. De Beethoven, il y a la fidélité à la forme sonate, de Bruckner : la durée du mouvement (25') et la complexité contrapunctique, sans compter les contrastes entre les passages mystérieux joués piano et les rugissements jaillissant fortissimo, mais sans les transitions abruptes du maître autrichien.
Jésus-Christus-Kirche
Lors de la première écoute, la construction semble complexe. Elle l'est, mais le magnifique leitmotiv entendu aux cordes lors de l'introduction va revenir souvent pour établir une cohérence à ce long mouvement. Furtwängler ne compose aucunement à la manière dense d'un Brahms qu'il dirigeait si bien. Le tissu sonore reste clair, les bois émergent sans difficulté de l'immensité des cordes, idem pour les cors. Une musique du passé ? Oui et non. On ne peut nier une inspiration postromantique qui va droit au cœur, mais la modernité est bien présente. Le développement central, très dramatique impose des tutti proches des clusters entendus dans l'adagio de la 10ème symphonie de Mahler et, plus encore, dans des partitions plus modernes comme les ouvrages non sériels de Schoenberg.
Furtwängler a écrit des mélodies sinueuses et poétiques qui siéent parfaitement à ses habitudes interprétatives : un legato rubato charmeur et poignant, des contrastes affirmés, un phrasé limpide. En regard de la médiocrité des premiers essais monophoniques et microsillons reportés sur ce CD, j'avoue n'avoir adhéré à cette riche musique qu'après plusieurs écoutes. Commenter une découverte pose plus de problèmes qu'une partition connue par cœur depuis 40 ans. Essayer de traduire par métaphores la pléthore de mélodies diverses qui se succèdent et ainsi tenter de percer l'état d'esprit du compositeur lors de la composition n'est guère aisé. L'artiste dut fuir sa patrie martyrisée, puis se vit méprisé pour des comportements imposés par la tyrannie. Ainsi se succèdent avec pathétisme : poésie pastorale et déchirement intérieur. Par d'habiles transitions, Furtwängler partage ses impressions sereines d'une ballade bucolique en opposition avec des accès de panique (ou de fureur). On pense alors à des sentiments de tristesse vaincus par une énergie combative.

J'ai découvert la musique de Furtwängler compositeur il y a quelques années par une interprétation de l'orchestre de Weimar qui m'avait déçue. Un CD mis de côté… Rien de cela dans cette fournaise symphonique de 1950, avec cette philharmonie de Berlin transfigurée, bercée par une méditation onirique ou traversée par des tempêtes exaltées.
2 - 3 – 4 : l'andante, le scherzo (très dans le style brucknérien) et le final retrouvent ce style de composition gorgé de tendresse et de rage. Non ! Furtwängler ne s'est pas livré à un simple exercice de style pour satisfaire le désir légitime de création d'un chef d'orchestre illustre qui côtoya toute sa vie les plus grands compositeurs. L'œuvre, par ses dimensions (1h20), approche les ambitions d'un Bruckner que Furtwängler servit particulièrement bien. Certes on ne retrouve pas l'épure et la rigueur d'une 5ème ou 8ème symphonie du compositeur autrichien, mais Dieu, comment rester insensible à un tel flamboiement orchestral !
Pour bénéficier d'un son stéréophonique, il existe un enregistrement de Daniel Barenboïm dirigeant l'Orchestre Symphonique de Chicago. C'est fouillé, bien gravé, mais, comment dire ? La direction lorgne vers un académisme aux antipodes de l'incandescence du phrasé d'un Furtwängler au début des années 50.

L'enregistrement pour Dgg de 1950 par le compositeur lui-même avec la philharmonie de Berlin, puis pour les curieux : l'intégrale dans la gravure de Daniel Barenboïm à Chicago (Teldec Classics - 3/6).



Une curiosité...

6 commentaires:

  1. Très Allemand, un peut Brucknérien ses symphonies. Agréable à l'oreille.

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  2. Lorsqu'on interrogea Karajan pour savoir à quoi ressemblait la musique de Furtwängler, il répondit d'n ton taquin : "C'est du Strahms, c'est à dire du Brahms mâtiné d'un peu de Richard Strauss" ! Jolie définition, même s'il manque une dose de Bruckner dans cette recette !

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  3. Je crois que je suis davantage conquis par le travail du maître que par celui du compositeur....c'est trop teuton pour moi, austère quoi.

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    1. C'était le but de l'article :o)

      Il me semble important dans chaque article, et encore plus dans ceux consacrés à la musique classique, de se replonger dans le contexte historique de le composition des œuvres.
      Cette symphonie ne respire pas le bonheur, vous avez tout à fait raison... mais en une telle époque, face à l’apocalypse et aux règlements de compte, l'heure n'était guère propice à l'opérette pour Furtwängler...

      Pour être teuton, c'est teuton, bien résumé !

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  4. Dans le genre post-romantique, je préfère Max Reger ou même Franz Schmidt.

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  5. Plus significatif encore que la poignée de main ratée au Führer, cette scène visible sur un document d'époque : à la fin d'une Neuvième donnée devant le gratin nazi, Goebbels vient serrer la main à Furtwängler, toujours sur l'estrade. Alors, ostensiblement, le chef sort un mouchoir de sa poche et s'essuie la main...

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