Furtwängler en 1953 |
- Tiens, insolite
votre titre
M'sieur Claude… Un compositeur qui dirige lui-même ses œuvres et qui
ne s'appelle ni Mahler ni Strauss ??
- Plutôt un chef d'orchestre Sonia, et même une icône de la profession,
qui a composé ses propres symphonies ou sonates dans la tourmente de
l'effondrement du 3ème Reich.
- Heuuu, il n'a pas été inquiété après la capitulation pour compromission
avec l'épouvantable régime hitlérien…
- Si Sonia, comme
beaucoup d'artistes qui n'ont pas fui l'Allemagne, mais je vais casser les
reins une fois pour toute à ces suspicions qui n'étaient que règlements de
compte…
- Ah je vois, Claude Toon également historien de la musique
classique…
- Exact mon petit !
Il est fort possible que certains mélomanes ignorent que le chef historique
Wilhelm Furtwängler
s'est adonné à la composition, surtout pendant les années les plus noires du
XXème siècle. Rien de bien surprenant. Coté symphonies (c'est
assez logique pour l'un des maestros les plus géniaux du siècle), nous
trouvons trois ouvrages aux proportions démesurées (1H40) et d'un style
vaguement postromantique déjà dépassé en ce milieu du XXème
siècle. Les enregistrements modernes sont rares, et le disque le plus
représentatif reste à mon sens cette gravure de
1951 réalisée par le
chef-compositeur lui-même pour le label Dgg. Oui style dépassé, ce qui est
insolite pour ce chef qui avait créé en Allemagne des œuvres modernistes
comme la
5ème symphonie
de
Nielsen
en 1927 ou encore
Mathis le peintre
de
Hindemith
en 1934.
Hindemith, un compositeur juif qui va fuir vers les USA l'antisémitisme criminel
déjà actif en Allemagne.
Furtwängler
jouait régulièrement
Bartók,
Stravinsky
et
Schoenberg
le sérialiste avant que la
guerre embrase l'Europe et que la barbarie honnisse ce qu'elle appellera
l'art "dégénéré" et bien entendu, toutes les musiques d'auteurs juifs, de
Mendelssohn
à
Mahler… Pour Hitler : la musique se résume à
Beethoven,
Wagner
(une obsession) et
Bruckner
(le plus tonitruant dans ses fortissimos) et… rien d'autre !
Petit retour en arrière.
Wilhelm Furtwängler
voit le jour en 1886 dans un
milieu aisé et intellectuel.
Son père est archéologue, sa
mère, peintre, a vu son propre père côtoyer
Brahms… Le gamin, très tôt familiarisé avec le solfège, déchiffre pour s'occuper
les partitions des quatuors de
Beethoven
à un âge où les enfants lisent plutôt "petit ours brun" ! À sept ans, sa
vocation se dessine, il sera compositeur… Comme beaucoup de jeunes surdoués,
il s'em**de sur les bancs de l'école et préfère se plonger dans ses
premières compositions. Il perd le sommeil et s'angoisse pour parvenir à
peaufiner ses essais précoces. Les années passent et à vingt ans, il
embrasse la carrière de chef d'orchestre. Cette carrière, avec celle de
Toscanini
sera l'une des plus fulgurantes de la première moitié du XXème
siècle.
Il va diriger et rencontrer triomphe sur triomphe en
conduisant les meilleurs
orchestres d'Allemagne et d'Autriche avant de prendre en mains en
1922 la direction de la
mythique
Philharmonie de Berlin, une épopée qui durera jusqu'en
1944, suivi d'un court retour
entre 1952 et
1954, date de sa mort. Son
répertoire : la musique
saxonne bien entendu, mais aussi des contemporains énumérés plus haut.
Furtwängler
voyagera peu, y compris pendant les années noires où il refusera de se
rendre dans les pays occupés vendre le "génie aryen". Une exception : Oslo
pour permettre, en passant, au maestro juif
Issay Dobrowen
de fuir en Suède. Une
péripétie qui me permet
d'enchaîner vers un chapitre consacré aux relations de l'idole des pupitres
adulée par les mélomanes allemands et le nazisme pendant les années
1934-1944.
Furtwängler, un nazi convaincu ? L'anecdote de son escapade en Norvège répond déjà en
partie à la question…
Cette célèbre et diabolique photo ci-dessus, analysée finement, montre à
elle seule que, contrairement à ce qui sera reproché à
Furtwängler
lors de son procès en dénazification, le maestro n'était guère un fan de la
bande de soudards nazie et de leur idéologie criminelle. Il n'avait même pas
la carte du parti. La vidéo est plus explicite, mais cette photo montre
Hitler faisant le salut nazi, tandis que
Furtwängler tend mollement la main pour un distant shake hand… Sur les images de
l'époque, on devine que si le musicien avait eu les bras élastiques de
Miles Teller dans les "4 fantastiques", il ne se serait même pas incliné. Début
1945, la Gestapo pourchasse
nombre d'intellectuels et d'artistes trop modérés aux yeux des sbires du
3ème Reich.
Furtwängler
est suspecté d'avoir participé
à l'attentat contre Hitler de juillet 1944.
Furtwängler
s'évade en Suisse mais sera poursuivi par les alliés après la guerre pour ne
pas avoir fui un pays qui construisit Auschwitz et Bergen-Belsen.
Il existe un film passionnant sur le "procès" intenté à l'artiste dans le
cadre de la dénazification, avec
Harvey Keitel dans le rôle de
l'officier américain
Steve Arnold chargé des
interrogatoires. (Taking sides, le cas Furtwängler). Tiré d'une pièce éponyme, un dialogue de sourd s'établit entre deux
hommes que tout oppose.
Steve Arnold : un officier un
peu fruste, sorti vainqueur d'un combat contre la monstruosité d'un régime
fou, et pour qui l'art n'est qu'une coquetterie. Il ne comprendra jamais
comment la musique peut être la raison de vivre, voire de survivre, d'un
artiste obligé de s'adapter. Pourtant, cet homme suspect a, c'est prouvé,
prêté assistance à des musiciens juifs de son orchestre. La "poignée de
main" est une obsession pour
Steve Arnold qui y voit une
compromission et non un acte obligé par la folie des temps. Hitler avait
déjà vomit
Karajan
en 1939, pourtant plus impliqué dans le parti, pour une banale
histoire de chanteur qui fit un loupé dans un air de
Wagner… Des musiciens juifs de grands talents comme les violonistes
Menuhin
et
Milstein
ou le compositeur
Arnold Schoenberg
lui apporteront leur soutien
sans condition et plus : leurs amitiés…
Et pour conclure sur ce sujet, je rappelle que la bible de Furtwängler
concernant le travail de chef d'orchestre était l'ouvrage de
Heinrich Schenker, musicologue
juif (1868-1935) qui professait que la musique ne se jouait pas à
l'instinct, mais devait être le fruit d'une analyse très poussée des
partitions. Un peu l'inverse de
Toscanini
ou
Stokowski
pour citer des contemporains du maître allemand, aux interprétations
fabuleuses, mais plus atypiques.
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Wilhelm Furtwängler
revient à la composition par cette symphonie entre
1945 et
1946. Si je puis dire, sa fuite
en Suisse et ses démêlés avec
Steve Arnold lui donnent du
temps de libre puisqu'il ne peut plus diriger. On pourrait s'attendre à une
œuvre grave et désespérée à la manière des symphonies contemporaines de
Chostakovitch comme la
8ème symphonie écoutée il y a quelques semaines
(Clic). Et bien pas du tout. On peut
même penser que le maître a
voulu écrire ses mémoires à
travers une partition. Quand je parle de mémoires, j'évoque son amour pour
les musiques germaniques et
autrichiennes, musiques souillées par la tragédie nazie.
Richard Strauss
de son côté fera la même chose en écrivant
Métamorphoses pour 23 cordes
et les
quatre derniers lieder. Conscient de se référer aux styles classiques et romantiques qui firent
la gloire de sa culture,
Furtwängler
compose une immense fresque pour prouver que l'art musical de sa patrie a pu
franchir le désastre et survivre…
L'orchestration est d'ailleurs assez proche de celle des poèmes
symphoniques de
Strauss
composés à la fin du XIXème siècle : Piccolo, 3 flutes, 2
hautbois, cor anglais, 3 clarinettes, 2 bassons, contrebasson, 4 cors, 3
trompettes, 3 trombones, 1 tuba, timbales, grosse caisse et tamtam, quatuor
des cordes.
Furtwängler
reste attaché à la forme sonate dans les mouvements extrêmes et le scherzo
reprend l'organisation tripartite et symétrique usuelle chez
Bruckner et plus avant depuis les menuets de
Mozart.
Titania Palatz vers 1950 XXXX |
Je n'ai trouvé aucune info sur la création de l'ouvrage. A-t-elle eu lieu
sous la baguette d'un autre chef qui avait le droit d'exercer ? Mystère ! Je
ne pense pas. Par contre, Le compositeur a donné et enregistré de nombreuses
fois sa symphonie à
Berlin
ou à
Vienne
entre les années 1950 et
1953. L'enregistrement présenté
ce jour a été publié en 1952. Si les concerts de la
Philharmonie de Berlin avaient lieu à l'époque au
Titania Palatz, l'un des rares
grands cinémas berlinois encore debout dans la ville pulvérisée par les
centaines de raids alliés et les chars russes, cette
interprétation a été
captée
fin 1950 en la
Jésus-Christus-Kirche qui
servira de studio d'enregistrement
jusqu'en dans les années 60 avant la reconstruction de la salle de la
Philharmonie. Cette église moderne, large car sans piliers, à la très belle
acoustique, a servi longtemps (début de l'ère
Karajan) et sert toujours.
Parlons musique. Quatre mouvements. Seul le premier sera commenté en
détail. Il correspond à la vidéo (pas terrible le report YouTube) et reflète
parfaitement l'esprit général de cette longue partition de 80 minutes…
1 - Assai moderato
: Un motif sinueux et mystérieux des bassons et des clarinettes ouvre la
voie à un élégiaque thème des cordes. On croit entendre une harpe.
Furtwängler
a distribué le rôle dévolu à cet instrument absent de l'orchestration à
quelques pizzicati. Trois idées en quelques mesures avant un premier
déchaînement de l'orchestre… Le maestro n'était pas un magicien de
l'orchestre pour rien. Souvent je lis que l'on entend en arrière-plan le
monde musical de
Beethoven
et plus encore ceux de
Bruckner
et
Wagner… Moi j'y entends aussi des motifs plus modernes de
Hindemith
ou
Nielsen. Et si tout simplement, nous n'étions pas là en train d'écouter
Furtwängler
lui-même. De
Beethoven, il y a la fidélité à la forme sonate, de
Bruckner
: la durée du mouvement (25') et la complexité contrapunctique, sans compter
les contrastes entre les passages mystérieux joués piano et les rugissements
jaillissant fortissimo, mais sans les transitions abruptes du maître
autrichien.
Jésus-Christus-Kirche |
Furtwängler
a écrit des mélodies sinueuses et poétiques qui siéent parfaitement à ses
habitudes interprétatives : un legato rubato charmeur et poignant, des
contrastes affirmés, un phrasé limpide. En regard de la médiocrité des
premiers essais monophoniques et microsillons reportés sur ce CD, j'avoue
n'avoir adhéré à cette riche musique qu'après plusieurs écoutes. Commenter
une découverte pose plus de problèmes qu'une partition connue par cœur
depuis 40 ans. Essayer de traduire par métaphores la pléthore de mélodies
diverses qui se succèdent et ainsi tenter de percer l'état d'esprit du
compositeur lors de la composition n'est guère aisé. L'artiste dut fuir sa
patrie martyrisée, puis se vit méprisé
pour des comportements imposés par la tyrannie. Ainsi se succèdent avec
pathétisme : poésie pastorale et déchirement intérieur. Par d'habiles
transitions,
Furtwängler
partage ses impressions sereines d'une ballade bucolique en opposition avec
des accès de panique (ou de fureur). On pense alors à des sentiments de
tristesse vaincus par une énergie combative.
J'ai découvert la musique de
Furtwängler
compositeur il y a quelques années par une interprétation de
l'orchestre de Weimar
qui m'avait déçue. Un CD mis de côté… Rien de cela dans cette fournaise symphonique de 1950, avec
cette
philharmonie de Berlin
transfigurée, bercée par une méditation onirique ou
traversée par des tempêtes exaltées.
2 - 3 – 4
: l'andante, le
scherzo
(très dans le style brucknérien) et le
final
retrouvent ce style de composition gorgé de tendresse et de rage. Non !
Furtwängler
ne s'est pas livré à un simple exercice de style pour satisfaire le désir
légitime de création d'un chef d'orchestre illustre qui côtoya toute sa vie
les plus grands compositeurs. L'œuvre, par ses dimensions (1h20), approche
les ambitions d'un
Bruckner
que
Furtwängler
servit particulièrement bien. Certes on ne retrouve pas l'épure et la
rigueur d'une
5ème
ou
8ème symphonie
du compositeur autrichien, mais Dieu, comment rester insensible à un tel
flamboiement orchestral
!
Pour bénéficier d'un son stéréophonique, il existe un enregistrement de
Daniel Barenboïm
dirigeant l'Orchestre Symphonique de Chicago. C'est fouillé, bien gravé, mais, comment dire ? La direction lorgne
vers un académisme aux antipodes de l'incandescence du phrasé d'un
Furtwängler
au début des années 50.
L'enregistrement pour Dgg de 1950 par le compositeur lui-même
avec la philharmonie de Berlin, puis pour les curieux : l'intégrale dans la
gravure de
Daniel Barenboïm à
Chicago (Teldec Classics - 3/6).
Une curiosité...
Très Allemand, un peut Brucknérien ses symphonies. Agréable à l'oreille.
RépondreSupprimerLorsqu'on interrogea Karajan pour savoir à quoi ressemblait la musique de Furtwängler, il répondit d'n ton taquin : "C'est du Strahms, c'est à dire du Brahms mâtiné d'un peu de Richard Strauss" ! Jolie définition, même s'il manque une dose de Bruckner dans cette recette !
RépondreSupprimerJe crois que je suis davantage conquis par le travail du maître que par celui du compositeur....c'est trop teuton pour moi, austère quoi.
RépondreSupprimerC'était le but de l'article :o)
SupprimerIl me semble important dans chaque article, et encore plus dans ceux consacrés à la musique classique, de se replonger dans le contexte historique de le composition des œuvres.
Cette symphonie ne respire pas le bonheur, vous avez tout à fait raison... mais en une telle époque, face à l’apocalypse et aux règlements de compte, l'heure n'était guère propice à l'opérette pour Furtwängler...
Pour être teuton, c'est teuton, bien résumé !
Dans le genre post-romantique, je préfère Max Reger ou même Franz Schmidt.
RépondreSupprimerPlus significatif encore que la poignée de main ratée au Führer, cette scène visible sur un document d'époque : à la fin d'une Neuvième donnée devant le gratin nazi, Goebbels vient serrer la main à Furtwängler, toujours sur l'estrade. Alors, ostensiblement, le chef sort un mouchoir de sa poche et s'essuie la main...
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