La première fois que j'ai vu
Fazil Say
jouer, ou plutôt taper du piano, je dois avouer que son style jazzman agité
pour interpréter
Mozart
m'a dérouté. C'était il y a quinze ans ou plus. Par rapport à ce nouveau
venu médiatisé, le public se scindait entre les admirateurs de cette
nouvelle manière excentrique et extravertie d'aligner les notes, et ceux qui
honnissait ce garçon qui osait se singulariser de façon aussi athlétique et
hédoniste… Je n'étais ni d'un parti ni de l'autre. La coqueluche des médias
semblait avoir fait long feu, la discographie restait chiche, j'avais un peu
oublié ce pianiste.
Classica
de mai propose une écoute en aveugle du
concerto N° 1
de
Tchaïkovski, concerto que je n'aime guère, et place le disque de
Fazil Say
second du palmarès d'une sélection de huit enregistrements (parmi une
centaine de versions). Et me voilà contre toute attente face à mon clavier
pour vous parler de ce disque que j'ai acheté "pour voir (ou plutôt
écouter)".
- Mais, M'sieur Claude, vous semblez ne pas suivre la carrière de ce
pianiste et ne pas porter dans votre cœur le concerto N° 1 de Tchaïkovski
?! Pourquoi cet article alors ?
- Ma chère Sonia, vous connaissez le dicton : "il n'y a que les morts et les imbéciles qui ne changent pas
d'avis…"
!
- Tout à fait d'accord, je partage ce point de vue…
- Je suis allé écouter à droite à gauche des extraits de ses
enregistrements et… compositions. À l'évidence, j'ai du retard au sujet de
cet artiste…
- Ah bon, c'est bien, d'autant que ce concerto est assez populaire je
crois… On devait attendre cette chronique…
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L'expression "fort comme un turc" gagne en évidence avec
Fazil Say, pianiste et compositeur né à
Ankara et âgé de
42 ans. Trapu, visage carré,
l'artiste doit intimider le piano. À l'inverse, ce n'est pas un gars que
l'on intimide.
Fazil Say
est engagé depuis des années dans la lutte contre le fanatisme islamique, et
pas simplement dans les conversations de salons. Il vient d'écoper de 10
mois de prison avec sursis en Turquie pour "blasphème", puisque dans ce pays
l'islam est religion d'état.
Fazil
n'y va pas avec le dos de la cuillère dans la défense de la laïcité via les
réseaux sociaux. Exemple : avoir publié sur Twitter des vers, pour le moins
fort de café, du poète persan épicurien Omar Khayyam.
On retrouve un militantisme à la
Charlie Hebdo chez cet artiste,
qui a également composé en
2007 un "Requiem pour Metin Altiok", du nom du poète turc qui trouva la mort, avec 36 autres intellectuels
laïcs, lors d'un incendie criminel allumé par des islamistes. L'ouvrage a
été joué mais censuré !
Vous allez penser que je sors de mes prérogatives musicales, mais je crois
qu'il est bon de parler de l'action des artistes qui se battent
dangereusement pour les libertés de conscience et politiques. On avait déjà
abordé le sujet avec
Dmitri Chostakovitch et
Mstislav Rostropovitch.
Fazil Say
pense s'expatrier au Japon pour poursuivre son combat et son métier ailleurs
que derrière les barreaux.
Revenons à la musique qui adoucit les mœurs chez tout individu de bon sens.
Après une solide formation à
Istanbul puis à
Berlin,
Fazil Say
a parcouru le monde comme concertiste dès
1994. On le rencontre aux USA,
en Israël, en France, etc. Et, malgré ses prises de positions, il est très
actif dans son pays pour faire connaître la musique classique. Nous allons
voir comment il m'a réconcilié avec le concerto de
Tchaïkovski…
Sa discographie est peu abondante, mais à examiner de près. Il a enregistré
ses propres œuvres. À suivre
!
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Yuri Temirkanov, né en 1938, commence sa
carrière comme gamin surdoué, apprenant le violon, l'alto et la direction
d'orchestre. En 1966, il remporte le concours de direction
d'orchestre de l'union Soviétique.
Kirill Kondrachine
et
David
Oistrakh
l'invitent à participer à une tournée en Europe et aux USA. Puis, c'est
l'entrée en religion musicale auprès de
Evgeny
Mravinski… le plus génial et énigmatique chef russe du XXème siècle,
l'ami de
Chostakovitch…
Temirkanov
n'est pas devenu une célébrité en occident. C'est assez surprenant pour le
chef que
Evgeny Mravinski
choisit en 1967, d'abord comme
assistant, puis en 1988 comme
successeur à vie à la tête de
l'Orchestre de Leningrad
devenu
Orchestre
philharmonique de Saint-Pétersbourg
à la chute du régime soviétique. Assister puis remplacer le pointilleux,
perfectionniste, en un mot tyrannique maestro qui régna 50 ans sur cet
orchestre, exigeait du génie et du cran. Même le diabolique
Jdanov, âme damnée de
Staline ne préférait pas
affronter
Mravinski
!
Malgré cette fidélité depuis
1988 à
Saint-Pétersbourg,
Yuri Temirkanov
connaît une carrière internationale à
Baltimore,
New
York,
Philadelphie,
San Francisco
et avec
l'Orchestre National de France. Il a précédé
Valery Gergiev
au théâtre du
Kirov.
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Et oui, bizarrement, je ne m'éclate jamais avec les disques de ce concerto
rangés dans ma discothèque. Ils ne m'aident pas à l'aimer. Le début ? Des
appels de cuivres appuyés par des accords plaqués au clavier à la force du
poignet, le tout noyé dans une mer de cordes. C'est au mieux du romantisme
ventru, et au pire carrément vulgaire. Pour aimer une œuvre, les premières
mesures doivent captiver sans détour.
Même
Horowitz
et
Toscanini
exécutent (au sens propre) ou achèvent (c'est selon) la chose en moins de 30
minutes en 1941. Les deux
titans se pourchassent comme chez
Tex Avery, le son 78 tours
n'arrange rien. J'ai oublié quelque part un vinyle de
John Ogdon
et
John Barbirolli
dirigeant le
Philharmonia Orchestra. Réédité en CD mais pas excitant. Pourtant de sacrées pointures comme
dirait Vincent. L'espagnol
Rafael Oroczo
(disparu trop tôt) peut séduire grâce à un jeu véloce, mais
Edo de Waart
et
l'orchestre de Rotterdam, c'est sans plus… Quand même une exception :
Karajan-Richter, l'immensité slave grâce à la beauté phonogénique de la
philharmonie de Vienne. Bref, je mets de côté tout cela et… place à
Fazil Say et
Yuri Temirkanov.
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Et ce que j'attendais depuis des décennies est arrivé. Quand je décrivais
Fazil Say
comme un type râblé et vigoureux, je ne me rendais pas compte que
Lino Ventura avait dit un jour
"Faut quand même admettre : c'est plutôt un concerto d'homme…".
Ne voyez aucune misogynie de ma part, juste un jeu de mot pour montrer que
vouloir se répandre dans un style slave pathétique et dévirilisé ne réussit
pas à cette œuvre. Dans ce grand concerto, dont les dimensions rivalisent
avec ceux de
Brahms
ou de
Rachmaninov, il faut de l'énergie, de la puissance sans brutalité.
1 - Allegro non troppo e molto maestoso - Allegro con spirito :
Des cuivres éclatants répondent à des tuttis orchestraux sans pathos ni
pathétisme dramatique.
Fazil Say
enchaîne ses accords, staccato, sans brutalité… des pas de danses. Enfin de
la jeunesse dans cette introduction en mode majeur …
À propos de jeunesse, je m'aperçois que je n'ai pas présenté la partition.
Tchaïkovski
compose son premier concerto en 1874-75, il a 35 ans. 35 ans, c'est
jeune ! Son parcours
symphonique majeur se limite à l'époque aux
2 premières symphonies
(clic) et à deux
ouvertures-fantaisies
:
Roméo et Juliette
et la
tempête. Les ballets si célèbres et les dramatiques symphonies de la maturité vont
attendre 15 à 20 ans avant d'être couchées sur le papier.
Tchaïkovski
ne connaît pas encore l'opprobre des homophobes qui pourriront la fin de sa
vie et explique la souffrance élégiaque de l'adagio conclusif de la
symphonie N° 6 "Pathétique" (clic). Dédié au pianiste
Nikolaï
Rubinstein, celui-ci rejette la partition qu'il décrète "injouable et bonne pour la corbeille". L'hyperémotif
Tchaïkovski, humilié, change la dédicace au bénéfice de
Hans von Bülow
qui fait un triomphe lors de la création à Boston ! L'un des plus célèbres
concertos du répertoire est né. Et c'est important de rapprocher ce concerto
de la contemporaine et virevoltante
symphonie N°2. Cette remarque pour insister sur le fait que
Tchaïkovski
est dans une période heureuse de sa vie. Revenons au disque…
Les violons se font lyriques et non héroïques.
Yuri Temirkanov
et son complice
Fazil Say
intériorisent le climat de ces pages. Malgré l'effectif d'un orchestre
romantique mis en jeu, on distingue des émotions de nature intimiste.
Orchestre et piano fusionnent dans un style chorégraphique proche d'un
univers chambriste.
Fazil Say
évite le legato liquoreux souvent présent, préférant un jeu percutant, des
notes qui se détachent et qui rythment la généreuse mélodie. Par
tempérament,
Fazil Say
fait toujours corps avec son piano, et c'est bluffant de trouver autant de
légèreté et de joie sous les doigts puissants de cet artiste. [3'25] Un très
poétique développement joué avec une telle facétie évoque la magie des
ballets à venir, notamment
casse-noisette. L'interprétation se veut très concertante. Ce premier mouvement retrouve
des milliers de couleurs, de sentiments, de la tendresse à la fougue. Tout
cela sonne de manière tantôt conquérante, tantôt élégiaque, grâce à un tempo
vif-argent.
2 - Andantino semplice – Prestissimo :
Toutes les remarques sur le jeu aéré et scintillant à propos du 1er
mouvement vont s'appliquer au tendre andantino. Des pizzicati et le chant du
hautbois introduisent ce moment intime et bucolique.
Fazil Say
semble effleurer le clavier, caresser les notes avec sensualité. Là encore
on retrouvera cette ambiance diaphane dans certains pas de deux du
Lac des Cygnes. La mélodie évolue vers une danse élégante (sublime solo de violoncelle)
avant de laisser la place à une seconde farandole, plus vivace, une course
de feux follets (Prestissimo à 3'20").
Fazil Say
et
Yuri Temirkanov
choisissent la carte de la féérie au détriment de celle de la langueur.
3 - Allegro con fuoco :
Très virtuose et animé, le final préfigure les furies diaboliques de
Rachmaninov. L'orchestre est très clair (merci au preneur de son). La direction de
Yuri Temirkanov
est vive et accorte. Le jeu de cache-cache entre piano et orchestre m'était
jusqu'alors inconnu avec ma discographie perso. Même avec un tempo de
nouveau alerte, le discours prend le temps de mettre en valeur la riche
polyphonie. [5'16"]
Fazil Say
aborde la coda avec une force et une précision démoniaques. Non M'sieur
Rubinstein, ce n'est pas injouable, mais difficile à jouer. Le méconnu
Fazil Say, trop imaginatif pour le gotha classique, bouscule une discographie qui ne
rend pas l'hommage au modernisme de ce concerto, à son mélange magique de
douceur et de jovialité. Je me méfie, en général, des discographies
comparées de la presse qui semblent vouloir à tout prix établir une
hiérarchie dans les interprétations. Comme on peut le lire dans mes
articles, je préfère les sélections de disques réputés comme
particulièrement accomplis. Pour ce concerto, merci à
Classica pour le conseil… je
confirme… À noter que
Ivo Pogorelich
a pris la première place, mais à ce niveau, la subjectivité fait la
différence, nous sommes au top…
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XXXXXX |
Je suis incompétent pour proposer une discographie alternative pertinente.
Le disque
Karajan
–
Richter
à
Vienne
est d'une telle beauté sonore qu'il est impossible de ne pas rappeler qu'il
est réédité régulièrement.
Je n'imagine pas une chronique sans pouvoir vous proposer l'écoute de
l'œuvre. Coup de chance : voici l'intégrale du CD sur Deezer (CLIC) :
Ah mes amis, quelle galère pour trouver un concert en vidéo (c'est plus vivant), une interprétation dans l'esprit juvénile de celle de Fazil Say !! J'ai passé une bonne heure sur le Net à auditionner des vidéos toutes plus bourrin les unes que les autres (comme dirait Bruno) … Et pourtant avec les artistes les plus réputés depuis 50 ans. Et au moment de lâcher l'affaire, je suis tombé bien loin dans le classement YouTube sur un concert de Yuja Wang capté en 2012 à Helsinki.
Ah mes amis, quelle galère pour trouver un concert en vidéo (c'est plus vivant), une interprétation dans l'esprit juvénile de celle de Fazil Say !! J'ai passé une bonne heure sur le Net à auditionner des vidéos toutes plus bourrin les unes que les autres (comme dirait Bruno) … Et pourtant avec les artistes les plus réputés depuis 50 ans. Et au moment de lâcher l'affaire, je suis tombé bien loin dans le classement YouTube sur un concert de Yuja Wang capté en 2012 à Helsinki.
J'avais déjà consacré un article à la jeune prodige chinoise (clic). L'orchestre de la Radio
Finlandaise
ne brille pas au firmament de la justesse, mais au moins
Hannu Lintu, son chef, n'en fait pas de trop et laisse le piano s'épanouir. Et j'aime
le jeu de la toujours aussi craquante
Yuja Wanq
et sa nano robe satinée (ça c'est pour inciter
Luc et
Rockin à écouter le concerto).
La pianiste fait mentir
Lino Ventura (voir blague plus
haut), et propose un touché contrasté alternant caresse féminine et ardeur
de panthère… Une interprétation jeune et pétillante de malice dans le final
!!! C'est bien ce que je cherchais, non ? Avec une telle fougue, j'ai craint
qu'elle dégringole de sa banquette dans les ultimes mesures !!
Pour ne pas oublier
Fazil Say, une seconde vidéo avec un excellent extrait d'un live du
3ème concerto
de
Beethoven
enregistré début mars à
Francfort. Un jeu évidement… très physique… avec des cadences "maison"…
original…
En 2017, une bonne âme a publié l'interprétation de Fazil Say sur You Tube.
Le webmaster du Deblocnot se fait un plaisir de l'ajouter... Bonne écoute
!
ah bravo M'sieur Claude! après vous être donné tant de mal à nous expliquer que cette oeuvre demande un minimum de virilité, vous nous proposez l'interprétation de Yuja Wang...
RépondreSupprimer(très jolie sa petite robe rouge, au passage)
Allez savoir ma chère Sonia, Yuja Wang est peut-être un garçon manqué ;o)
RépondreSupprimerA écouter ses interviews désopilantes, c'est à l'évidence une jeune artiste qui n'a pas froid au yeux...
Pas besoin d'une petite robe rouge (si joliment portée qu'elle soit) pour me faire connaitre ce merveilleux morceau, que je connaissais depuis des lustres par le film de Ken Russell, sur Tchaikovsky... Il faisait aussi partie d'un 33 tours de musiques de films, qu'on avait à la maison. Ca frimait sec à l'école quand je sifflotais cet air... Tu siffles quoi ? Du Eurythimics ? Non non, du Tchaikovsky...
RépondreSupprimerFaisons le point sur Ken Russell et les compositeurs :
RépondreSupprimer1974 : Mahler : ok le style déjanté colle bien à l'univers onirique voire morbide de l'autrichien…
1975 : Liztomania : à mon sens le film le plus pourri jamais tourné sur un musicien. Je me demande encore ce que font en cercle une douzaine de dames à poil (même pas une chaste petite robe rouge) se tortillant autour de croix gammées. Il fumait pas mal la moquette le Ken Russel, à mon grand bonheur parfois, mais là, heuuu….
Par contre "Les diables", super !
1970 : Music Lovers ; j'avoue… pô vu ! Richard Chamberlain dans Tchaïkovski… ça ne craint pas un peu ? Faut-il que je vois le DVD si ça existe ? Rassure-moi, j'ai raté quelque chose ?
C'est vrai siffloter ce concerto au Lycée… Respect… Moi c'était Bruckner ou Beethoven et on me disait "Ta g***"… Pfff béotiens ;o)