Comme
son compère Charlie Chaplin, Joseph Franck Keaton a commencé à jouer tout gamin
sur les scènes de music-hall. Ses parents y formaient déjà un couple d’amuseurs
et d’acrobates. Dès l’âge de quatre ans, le môme participe aux spectacles,
comme faire valoir. Dans les sketches, le père pouvait se servir de son fiston
comme d’un manche à balai pour nettoyer le sol, et généralement, en guise de chute,
le gamin était proprement balancé dans le public, dans l’orchestre, vers les
coulisses… « Buster » signifie « chute », et à force de s’écraser
au sol de mille manières, Buster est devenu le surnom du petit. Keaton avait coutume de dire que sur les 224 os qui constituent le corps humain, il avait dû se les casser tous au moins une fois dans sa carrière ! C’est de ses
premières années que Buster Keaton acquit la réputation de casse-cou, capables
de braver la mort pour un bon gag. De tous les comiques de cette époque, c’est
sans doute le plus physique. Il parvient à défier la gravité, notamment dans
son célèbre numéro, où, debout face à une table, il pose d’abord un pied
dessus, avant d’y poser le second ! Et de s’écrouler ensuite, après un
léger temps de suspension !
C’est
en 1917 qu’il arrête le théâtre (son père alcoolo ne tenait plus la route) et
bien que ses spectacles solos fonctionnaient très bien aussi, il préfère se
tourner vers le cinéma. Il travaille alors avec une grande star, Roscoe « Fatty »
Arbuckle. Le premier, d’un physique imposant (d’où le surnom Fatty) s’opposant
au fluet Keaton. Gros succès, mais Keaton commence à se sentir à l’étroit dans
le seul rôle de comédien, et rapidement propose d’écrire puis de mettre en
scène ses courts métrages. Après la guerre (il fut mobilisé en 1918) Keaton et
le producteur Joseph M. Schenck montent leur studio, rachetant ceux de Chaplin.
Indépendant, Keaton peut donner libre court à son imagination, et surtout, à sa
méticulosité, dépensant de gros budgets pour que ses films bénéficient des
meilleurs conditions possibles. Son personnage de Buster devient Malek, ou
Frigo, en France. Ses caractéristiques physiques sont un canotier sur la tête,
et un visage impassible quelle que soit les circonstances. On le surnomme aussi
l’homme qui ne rit jamais.
C’est
en 1923 qu’il se lance dans le long métrage, avec LES TROIS AGES, LES LOIS DE L’HOSPITALITE,
SHERLOCK JR, LA CROISIERE DU NAVIGATEUR. Souvent Keaton situe ses histoires dans le passé, s'appuie sur des faits historiques, et décors, costumes,
accessoires, sont méticuleusement choisis pour refléter le réalisme des époques. Ce qui coute beaucoup
d’argent… LE MECANO DE LA GENERAL s'inspire d'un récit guerrier réel. Déjà, son cinéma se caractérise par des scènes aux multiples
figurants, comme lorsqu’il est paumé dans une manifestion de flics, ou une
poursuite folle de femmes mariées déchainées ! Le gigantisme de ses
réalisations (qui s’oppose aux scènes intimistes d’un Chaplin) trouve son
apogée dans LE MECANO DE LA GENERAL, réalisé en 1926, et distribué par United
Artists.
La
Général est une locomotive, dont Johnny Gray est le machiniste. Nous sommes en
pleine guerre de Sécession, et Johnny aimerait bien s’engager auprès des
Sudistes, pour briller aux yeux de sa fiancée, Annabelle. Mais les recruteurs
le rejettent, un conducteur de train pouvant s’avérer utile. Il est dépité, passe
pour un lâche, mais va se retrouver mêler à une histoire d’espionnage, après
que sa loco se soit faite voler, et sa fiancée séquestrer. N’écoutant que son courage, il se lance à la
poursuite des espions Nordistes…
LE
MECANO DE LA GENERAL respecte la règle élémentaire du slapstick : le mouvement.
A partir du moment où La Général est volée, tout le film devient une course
poursuite entre deux trains. Pour le tournage, la voie parallèle permettait de
faire rouler une autre machine munie des caméras, et réaliser des travelings à toute allure (idée que reprendra Jean Renoir dans LA BETE HUMAINE).
Keaton imagine tout un tas de gags, avec comme partenaire cette loco de 60
tonnes, sur laquelle il déambule avec une facilité déconcertante. Notamment
lorsqu’il en descend pour dégager la voie (les Nordistes passant leur temps à
le bombarder pour le retarder). Et il y a ce fameux gag du canon, trainé par la
loco. Un truc énorme ! Keaton le bourre de poudre, par pincée, comme on
salerait des pâtes ! Évidemment, le boulet ne partira qu’à trois mètres.
Alors Keaton verse toute la poudre, ajuste son tir, allume la mèche. En revenant à la loco, il se prend le pied dans une attache, alors
que le canon s’abaisse, et prend Keaton en ligne de mire ! Ce n’est que
parce que le train s’engage dans un virage, que le tir dépasse La Général, pour
exploser loin devant le train de Nordistes !
Les
scènes d’anthologies se bousculent, celle où Keaton croise sans les voir les
armées Sudistes et Nordistes en arrière-plan (grosse figuration), les gags avec
le réservoir d’eau, les valses d’aiguillage. Et lorsqu’il est assis sur une
bielle de sa loco, ne s’apercevant pas que celle-ci se met en route. On quitte
les voies ferrées au milieu du film, quand Keaton entreprend de délivrer sa
fiancée. Là encore, idée sublime. Keaton entre en douce dans le repère des Nordistes,
se cache sous une table, autour de laquelle viendront s’asseoir tout le staff
nordistes, en pleine discussion stratégique. Un des militaires brûle la nappe
avec son cigare. Ça fait un trou, tout rond. Et c’est par ce trou que Keaton
verra sa fiancée brutalement amenée, et enfermée dans une chambre. Il la
délivre en pleine nuit, s’enfonce dans les bois, et ce n’est que le lendemain
qu’il s’aperçoit qu’ils sont à 10 mètres de toutes les garnisons nordistes,
prêtes à se mettre en marche !
Bien
que l’improvisation règne encore dans les studios de cinéma, surtout dans le
burlesque, le scénario du MECANO est rigoureusement construit. Toute la fin du
film est le négatif du début. On retrouve les deux locomotives, mais cette
fois, les Nordistes poursuivent Keaton, qui tente de regagner ses lignes. Les
séquences de mouvements de soldats sont très impressionnantes, Keaton tourne en
multi caméra pour couvrir un maximum d’espace, et d’angles. Ce sont trois locomotives
qui se poursuivent, et on appréciera le gag de l’aiguillage tordu, avec tous
les militaires qui se grattent la tête pour s’en sortir, quand le brave machino
y arrive du premier coup ! La scène la plus impressionnante est celle du
pont, dressé au-dessus d’une rivière. Pour retarder ses poursuivants, Keaton y
met le feu. Cela fragilise l’édifice, et lorsque le train nordiste y passe,
tout s’écroule. Les locomotives étaient des vraies (maquillées pour faire d’époque)
et la scène est tournée sans trucage. Encore une illustration de la méthode
Keaton : tout doit être vrai. Evidemment, ce genre de plan doit réussir du
premier coup, il n’y a pas de deuxième prise possible.
Le
personnage de sa fiancée, Annabelle, est intéressant aussi, une femme
téméraire, qui veut faire de son mieux, tente d’aider. J’adore quand elle
enfourne du bois dans la chaudière, en y jetant des brindilles grosses comme
des allumettes… Ou lorsqu’en pleine bataille elle décide de balayer la loco, y
faire un peu de rangement ! Comme d’ordinaire, Keaton ne joue pas l’amoureux
fougueux. Il reste très réservé, en retrait, modeste. Mais il s’acharne, c’est
un travailleur, un bosseur, honnête (quand Chaplin joue le vagabond anar et
asocial) qui sait les sacrifices pour arriver à ses fins. S’il se lance dans
cette poursuite infernale, ce n’est d’abord pas pour sa fiancée (il ignore
encore qu’elle a été enlevée) mais pour son deuxième amour : sa locomotive !
Il offre d’ailleurs à Annabelle une photo de lui posant devant La Général !
Et sur la fin, il pourrait roucouler avec sa belle dans un coin, mais non, son
devoir l’appelle encore, il doit prévenir son camp d’une prochaine invasion.
On
ne voit pas forcément tout de suite les performances d’acteurs et de cascadeurs
de Keaton, tellement tout semble simple, et parce que chaque gag devra être
parfaitement intégré à l’intrigue. Un exemple, sur la fin. Keaton est debout sur le wagon de charbon, en gare. Il voit sa fiancée et veut la rejoindre. C'est filmé de face. Que fait-il ? Il s'avance, comme pour marcher normalement, sur un sol, sauf qu'il est perché à trois mètres de haut. Pourtant, son pas est parfaitement fluide, il avance le pied, c'est tout ! La chute n'est pas filmée. Le gag, ce n'est pas la chute en soi. Mais le fait que son personnage s'élance dans le vide le plus naturellement du monde ! Pour Keaton, un gag à sa raison d’être que s’il
sert l’histoire, le personnage. La performance seule ne l’intéresse pas. La
dernière grande scène est le théâtre d’une bataille gigantesque, de part et d’autres
d’une rivière. Des centaines de figurants, des canons, des explosions, et ce
gag du sabre dont la lame se détache constamment de la poignée ! Gag justifié, encore une fois, par ce qui
arrive peu après : Keaton fait un large mouvement du bras, hop, la lame
fout le camp, file dans les airs, pour finalement transpercer un snipper ennemi !
Tout est bien qui finit bien, le machino devient un héros, et est nommé
lieutenant. Ultime gag : maintenant qu’il est sous-officier, Keaton se
doit se saluer tous les soldats qui le croisent, ce qui l’empêche d’embrasser
sa fiancée !
LE
MECANO DE LA GENERAL est un succès de plus pour Buster Keaton, alors au
firmament de sa carrière. C'est une grosse production, et certaines copies furent colorisées par des filtres, traitement que l'on réservait généralement aux grands films dramatiques. Tournage difficile, physique, en extérieur. D’ailleurs,
à force de faire péter des bombes partout, un incendie s’est propagé, pendant
plusieurs semaines, interrompant le tournage. Mais déjà les mauvais jours
arrivent. Désireux de travailler pour la MGM, et contre l’avis de Chaplin qui
tenta de l’en dissuader, Keaton se retrouve dans une firme aux méthodes de
travail basées sur le rendement. C’est à cette époque que le film parlant
devient la nouvelle attraction, et le comique de Keaton n’y trouve pas sa place. On lui adjoint des armées
de producteurs, chargés de veiller aux budgets, et qui ne font que brider sa
créativité. Buster Keaton, qui déjà titille bien le goulot, s’enfonce dans un
alcoolisme invétéré, qui durera 15 ans. Les films qu’il tourne à la MGM dans
les années trente n’ont que peu d’intérêt. On ne l’autorise plus qu’à tourner
des deux bobines au rabais, et quelques années plus tard, sans le sou, il sera
payé 100 dollars par semaine comme gagman sur des comédies de secondes zones.
Il doit son salut à la télévision, qui lui offre un show à succès, puis la possibilité de tourner dans des téléfilms, mais le cinéma ne lui donne plus de réelles opportunités. Il viendra aussi en France, après-guerre, pour trois ans au cirque Médrano. Les jeunes générations découvrent son travail, et de jeunes metteurs en scène font appel à lui. On le reverra dans deux grands films, pour des apparitions, SUNSET BOULEVARD de Billy Wilder, et LIMELIGHTS de Charlie Chaplin, où les deux acteurs feront un numéro éblouissant de vieux musiciens sur le retour. En 1965, il tourne un court métrage pour l’Office Canadien du Cinéma : THE RAILRODDER. Il retrouve les trains et les voies ferrés du MECANO avec cette histoire où son personnage traverse le Canada en draisine. Il y a eu un making-of de ce court métrage (présent sur l’édition DVD de MK2) document précieux où l’on voit Buster Keaton, déjà fatigué par la maladie, s’acharnant à monter des gags de plus en précis, comme celui où par un jeu d’aiguillages (non visible à l’écran) il évite sur la draisine un train qui arrive en contre sens, sous l’œil inquiet de son jeune metteur en scène !
Il doit son salut à la télévision, qui lui offre un show à succès, puis la possibilité de tourner dans des téléfilms, mais le cinéma ne lui donne plus de réelles opportunités. Il viendra aussi en France, après-guerre, pour trois ans au cirque Médrano. Les jeunes générations découvrent son travail, et de jeunes metteurs en scène font appel à lui. On le reverra dans deux grands films, pour des apparitions, SUNSET BOULEVARD de Billy Wilder, et LIMELIGHTS de Charlie Chaplin, où les deux acteurs feront un numéro éblouissant de vieux musiciens sur le retour. En 1965, il tourne un court métrage pour l’Office Canadien du Cinéma : THE RAILRODDER. Il retrouve les trains et les voies ferrés du MECANO avec cette histoire où son personnage traverse le Canada en draisine. Il y a eu un making-of de ce court métrage (présent sur l’édition DVD de MK2) document précieux où l’on voit Buster Keaton, déjà fatigué par la maladie, s’acharnant à monter des gags de plus en précis, comme celui où par un jeu d’aiguillages (non visible à l’écran) il évite sur la draisine un train qui arrive en contre sens, sous l’œil inquiet de son jeune metteur en scène !
LE
MECANO DE LA GENERAL est sans doute le métrage le plus célèbre de son auteur, un
des meilleurs (j’aime beaucoup LE CAMERAMAN tourné deux ans plus tard), qui
célèbre le génie visuel de son auteur. Car Keaton n’était pas qu’un simple
acteur, un exécutant de génie, c’était un grand créateur, auteur complet de ses
films, pendant 10 ans où il jouissait de son statut de star et d'indépendant. Il décède le 1er février 1966.
"THE GENERAL" 1926
Noir et blanc - muet - 78mn - 1:33
Film co-réalisé par Clyde Bruckman qui était le scénariste attitré de Keaton.
"THE GENERAL" 1926
Noir et blanc - muet - 78mn - 1:33
Film co-réalisé par Clyde Bruckman qui était le scénariste attitré de Keaton.
Une bande annonce un peu particulière... désolé, baissez le son...
Pfff ... faudra que je change ma carte-mémoire ... je l'ai vu (à la télé, pas quand il est sorti en salles, je suis pas vieux à ce point) mais malgré ton excellent com, je le "revois" pas ... tout oublié ...
RépondreSupprimerOuais, Buster Keaton était un génie comique ... comme Franck Dubosc ou pas loin ... j'ai dit une connerie là ?
Désolé pour toi... Soit c'est l'âge, soit tu confonds effectivement. Mais pas avec Dubosc, qui a les cheveux plus gris... mais Elie Semmoun ?
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