samedi 27 avril 2013

SCRIABINE : POÈME de l'EXTASE – Pierre BOULEZ - par Claude Toon



- Coucou M'sieur Claude…… Heuuuu, le mot extase et cette sculpture un peu coch… disons érotique… heuuu… didites, c'est quoi quoi… cette semaine ?
- Et oui ma petite Sonia, bienvenue chez Scriabine pour qui "l'orgasme" peut s'évader de sa dimension charnelle et être atteint aussi par la création artistique…
- Oui c'est vrai, parfois on peut presque "prendre son pied", au sens figuré, avec de la musique, du classique, un rock, du blues émouvant, peu importe…
- Oh et puis Scriabine était un drôle de bonhomme, un Jean-Michel Jarre avant l'heure, rêvant musique + projection d'images + parfum dans la salle…
- Encore un précurseur surprenant dirait-on… je prends le dossier pour voir tout cela…

"Chaque concert est une expérience mystique, une extase... c'est une forme de grâce" (Herbert von Karajan)

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S'il y en a parmi nous qui pensent que les compositeurs "classiques" sont des gens très sérieux, voire guindés, avec Alexandre Scriabine, nous entrons dans l'univers des "allumés"… de génie ! Né le jour de Noël 1871, le jeune Alexandre perd très tôt sa mère, et son père privilégie la diplomatie en Turquie à l'éducation de son fils… Il se voit confié à sa grand-mère et à une tante qui l'initient au piano. Anton Rubinstein, pianiste de premier plan en cette fin du XIXème siècle, va le propulser au rang de virtuose. Alexandre commence sa carrière de pianiste, mais comme Schumann, à force de martyriser ses mains plutôt petites, il perd une partie de sa virtuosité ! Peu importe, il jouera ses propres œuvres. Et ceux qui se souviennent de la vidéo Yuja Wang dans Scriabine (clic), savent déjà que jouer du Scriabine n'est pas donné à tout le monde… Waouh !
Allumé ? Oui, et non si on accepte l'originalité et à la modernité, comme celles des compositeurs comme Debussy ou Bartók qui désespèrent leurs professeurs en rejetant l'académisme et les règles de composition imposées dans les cours. Scriabine est un curieux mystique passionné de théosophie (courant de pensée mêlant la philosophie, le divin, la réincarnation, bref un mixte de sciences occultes). On ne s'étonnera pas que l'une de ses symphonies porte le nom 'Le divin poème", ou qu'une pièce pour piano s'intitule "vers la flamme", une inspiration libre sur une fin du monde pyrotechnique ("2012" un siècle en avance !).
Même pour l'époque Scriabine est un visionnaire. Comme plus tard Messiaen, Scriabine est atteint de synesthèsie musicale. Lorsqu'il entend des sons, il perçoit des couleurs suivant un spectre de chromatologie qui associe rigoureusement une note avec une couleur. Cette particularité neurologique va le conduire à rêver à l'œuvre artistique totale, mêlant des projections kaléidoscopiques colorées en osmose avec la mélodie, tout en diffusant des parfums stockés dans des bombonnes disposées dans la salle ! Une expérience aura lieu après sa mort, aux États-Unis. Scriabine avait même imaginé un clavier "à couleurs" pour diriger le spectacle. C'est "Prométhée, le poème du feu" qui sera le "pilote" de ces projets. Scriabine en a rêvé, Jean-Michel Jarre l'a fait… Fantasia en sera une autre forme…
Il y aurait des milliers de choses à dire sur cet extravagant et imaginatif compositeur : son accord synthétique à 6 notes qui annonce le dodécaphonisme et l'écriture modale… etc. Je ne vais pas nous ennuyer avec tout cela, il y a des sites extra sur ces sujets… Scriabine était un humaniste, un homme proche des idées marxistes originelles et dont la mort prématurée, en 1915, lui évitera de se désoler du désastre stalinien. Il est certain qu'il aurait souffert de l'encadrement de son art par les autorités, art très en avance sur son temps, qui aurait surement été étiqueté "dégénéré". Les dernières années de sa vie, Scriabine écrit pour le piano exclusivement.
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On ne présente plus Pierre Boulez, le compositeur et chef d'orchestre parmi les plus emblématiques de la vie musicale française depuis les années 50'. L'homme est adulé ou décrié, c'est selon. Successeur de Messiaen comme professeur de composition au conservatoire de Paris et fondateur de l'IRCAM (institut de recherche acoustique), il est hélas un peu trop connu pour ses critiques envers tout ce qui ne dépend pas de son sérail musical : "Si Schubert a composé de la musique, alors moi pas" ou encore "Schoenberg is dead"… "Le jazz est de la musique pour Night Club" etc. Dans les années 70 j'ai fait partie des 1200 privilégiés pour la première de l'IRCAM au Théâtre de la Ville à Paris. Une douzaine de créations de ses confrères et poulains, des pièces brèves et délicieusement ennuyeuses que l'on a vite perdues de vue. Quant à la "grande œuvre" du maître, on l'attend encore. Bon je suis sévère, il existe des morceaux de grand intérêt qui demandent peut-être que notre (ma) perception de la musique contemporaine murisse encore. Pour l'instant, trop de math-physique, l'émotion a du mal à surgir… À suivre… On ne peut pas nier que Boulez est un magicien des timbres.
À l'opposé, Pierre Boulez a les qualités de ses défauts, à savoir une force d'analyse quasi chirurgicale des partitions. C'est un atout majeur dans la direction d'orchestre pour délier toutes les phrases et motifs d'un flot musical qui peut apparaitre parfois touffu, surtout dans l'univers symphonique. Avec le disque, la clarté est essentielle et on savoure encore ses enregistrements exemplaires des œuvres de Ravel, Debussy, Stravinsky (clic), Bartók, Mahler (parfois un peu sec), Schoenberg et Wagner. Sur le tard, le maestro a mis de l'eau dans son vin, et a même enregistré avec habileté la 8ème symphonie de Bruckner à Vienne. Et puis, Boulez a assuré la direction des orchestres les plus brillants : New-York, Cleveland, Chicago… des orchestres américains réputés pour leur transparence.
Dans les masses orchestrales de Scriabine, si difficiles à transcrire dans de bonnes conditions acoustiques au disque, Boulez était-il l'homme de la situation ? Nous allons voir cela…
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Le poème de l'extase est parfois titré 4ème symphonie. Cette œuvre d'une vingtaine de minutes est donc l'une des dernières écrites par Scriabine pour l'orchestre. Elle est plutôt proche d'un poème symphonique par sa composition quasi monolithique. Composée entre 1905 et 1908, sa création date de fin 1908. Son titre n'est en rien un tantinet intrigant et racoleur si l'on sait qu'il devait initialement être "Poème Orgiaque" ! Scriabine ne tourne pas autour du pot dans ses intentions et précise même pour les mesures marquant le point culminant de ce long crescendo sensuel "Avec une volupté de plus en plus extatique" ! La pièce se présente comme une inexorable progression, une échelle vers la jouissance où chaque barreau serait marqué par un motif à la fois envoûtant et "jouissif" de la trompette.
L'ouvrage est découpé en 6 parties qui s'enchaînent directement. Seule la lecture de la partition ou une oreille attentive permet de distinguer les transitions. Par contre, 8 thèmes sont utilisés. Inutile de préciser que Scriabine va faire exploser la tonalité, bref la musique telle qu'on la conçoit encore au début du XXème siècle. D'ailleurs, commenter la forme d'une telle œuvre me dépasse et on va laisser cela aux pros. Essayons de nous intéresser à la fameuse "extase", en se posant une question : sexuelle, religieuse, ou encore à l'issue d'une phase créative, ou les trois ? L'extase d'une sainte est-elle proche d'un orgasme spirituel en présence du divin ? C'est, semble-t-il la question du jour posée par Scriabine qui, à travers la Théosophie, cherchait à unifier la recherche des plaisirs dans un unique concept…
L'orchestration est titanesque surtout dans la progression vers le final qui fait appel à un orgue !!

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Il est notoire que les modes de composition de Scriabine apparaissent aux yeux des spécialistes comme alambiqués… Les 20 premières mesures de l'introduction comprennent les 8 motifs musicaux. Diable ! On ne s'en rend pas compte ! (Ces motifs seront réutilisés comme des leitmotive structurant la partition.) Non, on écoute une mélodie unifiée qui se déploie de manière lascive et langoureuse, sans rythme marqué, des volutes sonores qui s'enroulent avec sensualité. D'ailleurs, à en croire les intentions de Scriabine, c'était bien le but recherché, la sensualité, mais jusqu'où ? Il est intéressant de comparer ce préliminaire érotisant au Prélude à l'après-midi d'un faune de Debussy, qui fit scandale par sa provocante volupté lors de sa création chorégraphique par les Ballets Russes en 1912. La similitude des effets érotiques suggérés est stupéfiante. Des courtes cellules mélodiques s'enchaînent de pupitre en pupitre. Cordes, flûte, quelques notes de harpe nous enveloppent d'un chatoiement de couleurs diaphanes et torrides…
Écoutons les premières minutes de chaque pièce (Scriabine/Debussy)… par Pierre Monteux, puis Ernest Ansermet


L'introduction nocturne et rêveuse (sensuelle ?) est totalement sous contrôle de Pierre Boulez si familiarisé avec les jeux instrumentaux, d'ombres et de lumières, ceux d'un Ravel ("Daphnis et Chloé") ou de Debussy. C'est envoutant, charnelle, presque épicurien grâce à la luxuriance instrumentale d'un orchestre riche de mille sonorités. [3'40"] Le premier développement avec la plainte torride de la trompette commence à faire évoluer le discours. L'orchestre s'élargit, nous enveloppe de ses draperies sonores. On se laisse entraîner dans cette poursuite lascive entre les  pupitres.
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Il est fortement conseillé d'écouter avec un casque ou une chaîne HIFI de bonne qualité, car l'effet jubilatoire repose sur la superposition de mille détails orchestraux. Il faudra s'introduire d'un bloc dans cette musique suave et violente à la fois. Il m'est impossible, et l'exercice serait vain, de découper en phases précises le flot musical, à la manière d'une symphonie classique avec ses sujets A, B etc. si bien marqués.
Voilà un disque de grand cru. L'orchestre de Chicago est capté avec une précision et un équilibre qui permettent de découvrir toutes les facettes d'une œuvre que Scriabine, à l'évidence, destinait au concert et non aux rouleaux de cire qui aurait effacer toutes les subtilités et écraser la dynamique. Par la finesse du tissu symphonique, on pense encore à Debussy et à son ballet "Jeux".
En progressant, la musique fait de plus en plus songer à l'enlacement des corps (vers [18']) ou à une prière ardente. Avec Boulez, la coda se fait paroxystique avec un déferlement de percussions et de cuivres, mais jamais cataclysmique et barbare, un style brutal où trop de chefs inexpérimentés s'égarent. (J'ai vécu la chose salle Pleyel avec un jeune chef de 25 ans qui abordait courageusement ces pages difficiles à mettre en place, on n'y a gagné que des acouphènes après 20 minutes de sauvagerie informe.) Jusqu'au point d'orgue, Pierre Boulez maintient un aura de sensualité dans sa direction.
Le CD est complété par le concerto pour piano avec Anatol Urgorski au clavier. Les deux hommes tirent le maximum de poésie de cette œuvre de jeunesse. Et l'album se termine par Prométhée ou le poème du feu, le vigoureux et fantasmatique testament symphonique de Scriabine. La direction est également excellente.
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Impossible de terminer cette chronique sans évoquer celui qui s'était fait le champion du Poème de l'Extase, je veux parler du chef russe Evgeny Svetlanov (1928-2002). Un peu excessif, le maestro affirmait péremptoirement que seul un chef russe pouvait "sentir" ce répertoire. Il a laissé plusieurs enregistrements du Poème de l'Extase dont le dernier, en live, avec l'orchestre de la Fédération de Russie, gravé à Moscou en 1996.
C'est vrai qu'il plane dans sa direction une étrangeté, un mystère diffus assez inimitable. C'est très tranché, abrupte et pourtant baigné d'une torpeur lascive. Les cuivres sont éclatants. La prise de son est excellente pour un live des pays de l'est. La trompette de Vladimir Zikov vous transperce le corps avec son vibrato exubérant. Le chant de la flûte et des bois semble nous transporter dans les nuits féériques et torrides des contes orientaux [8'10"]. Vantard le Svetlanov ? Sans doute, mais la plus-value émotionnelle est indéniable quand on écoute la précision un peu froide de Boulez juste avant Svetlanov. Les contrastes sonores et magiques du torrent de sensualité obtenu par ce chef en font, à mon sens, la version de référence (5/6), et j'utilise rarement cette expression galvaudée. Point de détail important : la coda décolle vraiment le papier peint, on entend l'orgue (ce qui n'est pas le cas chez Boulez) et… ce n'est même pas tonitruant. Un vent de folie. Un concert historique.
Point noir : ce CD est difficile à dénicher. Deux éditions : Le poème de l'Extase couplé soit avec la symphonie N°2 (1 CD), soit avec les 3 symphonies et Prométhée dans un coffret de 3 CDs.
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En premier, la vidéo intégrale de l'enregistrement de Pierre Boulez à Chicago, suivi d'un concert live, celui de Svetlanov avec son orchestre de la fédération de Russie


2 commentaires:

  1. pat slade27/4/13 11:05

    Quel morceau magnifique ! tu fais un parallèle entre "Le poème de l'extase" et "L'après midi d'un faune" de Debussy, il est vrai qu'il y a des similitudes dans l'écriture, mais avec Scriabine, j'entend aussi du Stravinsky époque "Le sacre du printemps". Dommage que le bonhomme soit mort si jeune (43 ans). Je connaissais pas trop le poème de l'extase, j'en suis toujours à la très belle sonate n°3 joué par Horowitz.

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  2. Big Bad Pete27/4/13 19:03

    Et une tournée de bromure !!!

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