Nous sommes en Amérique, dans un de ces quartiers de plaisir où la mafia fit sa richesse en exploitant les vices du petit peuple. Des ouvriers exténués noyaient leur spleen dans les bars locaux, d’autres se roulaient dans le stupre des boxons. Puis vous aviez les doux rêveurs, ceux qui imaginaient se sortir de la pauvreté sur un coup de poker. Il est naturel de chercher à dépasser sa condition, de rêver aux lendemains qui chantent. Lorsque l’homme ne sut développer aucun talent particulier, lorsque son impatience et sa paresse ne lui permirent pas d’entreprendre ou d’économiser, il ne lui reste plus que les rêves d’argent facile offerts par le jeu.
Au-delà du respect que certains eurent de la tradition musicale, la mauvaise musique risquait de faire fuir les clients, même l’homme le plus dépravé ayant un certain respect pour les belles mélodies. Pour le jazz, le blues sera toujours comme un vieil aïeul que l’on visite parfois pour trouver un refuge en des temps troublés. Toutes les beautés musicales produites par l’Amérique ont un lien avec le blues, c’est le big bang originel, le saint père de sa tradition musicale. Le blues et le jazz furent, dès leur origine, deux traditions musicales destinées à se rencontrer et à s’influencer pour prolonger l’histoire de la grande musique américaine.
Duane Allman à Muscle Shoal, accompagnant Aretha Franklin
Un peu plus loin, dans ces décors champêtres chers à Steinbeck, des paysans subissant une marginalisation liée à l’essor des villes et aux humeurs de la bourse inventèrent leur « blues de blanc ». Plus nerveuse que la musique de John Lee Hooker, avec laquelle elle partageait une certaine fascination pour la monotonie rythmique, la country immortalisa les joies, les peines, les croyances et les mythes des oubliés du rêve américain. Toutes ces traditions musicales ont en commun d’avoir profondément marquées les terres du sud, où le blues et le jazz se développèrent de l’enfer bétonné des grandes villes aux décors bucoliques des champs de coton. Ces mélodies furent destinées à s’unir, Elvis ayant annoncé leur union dès les premières notes de « Jailhouse rock ».
L’influence du jazz se perdit, le King ayant jugé que les rythmes frénétiques d’un country / blues hystérique étaient plus aptes à exorciser la violence des pulsions de la jeunesse. Le rock fut d’abord une gigantesque crise d’adolescence, une force primaire portée par trois accords et des refrains révoltés ou libidineux. Puis vinrent les sixties, décennie où le rock eut une soudaine prise de maturité. Les solos s’allongèrent, les mélodies se parèrent de dorures symphoniques, les paroles se firent plus poétiques.
Synthétisant la profondeur du blues et la douceur psychédélique, le jeu de celui que l’on surnomma Skydog semblait fabriquer un véritable opium auditif plongeant ses auditeurs dans une douce volupté. L’histoire du Allman Brothers Band, ce fut d’abord celle des frères Allman, fratrie géniale qui se battit contre l’immobilisme de la tradition pour mieux la défendre. Ayant découvert leur vocation à l’écoute des grands standards du rhythm’n’blues, le duo forma un groupe qui fut vite repéré par une maison de disque.
Malheureusement pour
eux, ces producteurs eurent la même philosophie que ceux du premier
album de Bob Dylan, c’est-à-dire changer l’emballage de la
musique populaire mais pas son contenu. L’industrie culturelle
n’aime pas la nouveauté, elle ne se résout à la promouvoir que
lorsque ses poches sont assez pleines pour qu’elle ose publier des
choses plus expérimentales. Seul un public curieux et exigeant peut
l’inciter à maintenir une culture riche, chaque centime donné à
une œuvre est un affirmation d’une certaine vision de la culture
musicale. Forcés de reproduire les standards des temps présents,
les frères Allman se séparèrent pour échapper à l’emprise de
ces vendeurs de camelote culturelle. Pendant que Gregg Allman partit chercher fortune sous le soleil de Californie, l’Amérique découvrait le doigté lumineux de son frère. Après avoir doté une reprise de « Hey Jude » d’un solo le faisant entrer de plein pied dans l’air hendrixienne, Duane Allman fut porté par une maison de disque le poussant à enregistrer son premier album solo. Pour se faire, les studios Muscle Shoal furent loués et un batteur d’Otis Redding engagé. Le projet ne vit toutefois pas le jour et, après quelques jours d’austère travail de studio, Duane rappela son frère pour former le groupe grâce auquel tout allait commencer.
Il faut réécouter « Idlewild south », « The Allman Brothers Band » et « Live at Fillmore », se délecter de leur mojo Hookerien, de la virtuosité Coltranienne des chorus, de cette nonchalance sentant bon la terre des pionniers américains.
L’histoire fut trop grandiose pour bien se terminer, les grands hommes finissant souvent leurs jours dans les bras glacés du tragique de l’histoire. Duane parcourait alors en moto une route paraissant déserte, la vitesse lui faisant ressentir la joie de l’homme libre. Grisé par cette sensation, le guitariste n’eut pas le temps de réagir lorsqu’un camion s’interposa soudain au milieu de la route. Il le percuta de plein fouet, mettant ainsi brutalement fin à l’âge d’or de son groupe. Devenant ensuite une célébration permanente de ce qu’il fut, l’Allman Brothers Band parvint toutefois à publier les excellents « Brothers and sisters », « Shade of two words » et « Hittin the notes ».
A suivre...






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