- Mais ? Claude… Tu as déjà chroniqué en 2015 cette symphonie dans une belle version moderne, tant pour la direction que la technique toutes les deux exceptionnelles ! Un article très fouillé si mes souvenirs sont bons…
- Oui Sonia, par Carlo Maria Giulini dirigeant l'orchestre de Chicago en 1976…
- Ah oui ! Mais pourquoi un remake avec un vieux disques 78 tours (qui doit gratouiller1) ? Et que veut dire ce titre "disque de légende" ? Elle est la meilleure version jamais enregistrée2 ?
- Non différente… Benjamin m'a donné l'idée de créer une rubrique classique pour évoquer des gravures qui ont marqué l'histoire du disque… Il ne s'agit pas d'une compétition…
- Oui c'est intéressant cette idée… Heuuu… 70 minutes pour Walter et 90 minutes pour Giulini !!! Tu vas expliquer…
- ô que oui… la partition est la même, au cas où il y aurait une interrogation à propos de cette différence entre durées… La fureur vs l'extase …
Nota 1 : Les ingénieurs du son qui assurent la numérisation savent
faire des miracles… et ceux qui réalisèrent la captation de
1938 aussi !
|
| Bruno Walter en 1940 |
Nota 2 : "meilleure version jamais enregistrée". Involontairement Sonia rappelle mon aversion pour cette expression qui
n'a aucun sens. Il existe plus de 150 versions de ce chef-d'œuvre, donc bien
évidemment nombre de grandes réussites discographiques… Cette chronique
n'analyse pas une deuxième fois l'ouvrage d'un foisonnement instrumental
dément (un sacré boulot soi-dit en passant). Nous nous intéressons au
message lancé par
Bruno Walter
dans une période terrifiante de l'histoire, lui qui fut le créateur de la
symphonie en tant qu'élève et ami du compositeur. Et par ailleurs, de par
son âge
Bruno Walter
n'a été que cité dans les discographies alternatives.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Partie 1 : Quand le fait historique guide la création artistique et inversement…
Nul ne contestera que certaines œuvres d'art, des ouvrages littéraires ou
philosophiques, en dehors de leur intérêt artistique ou intellectuel propre,
marquent l'histoire lors d'un évènement historique précis ou un virage
culturel sans retour (baroque-classique-romantisme en musique). Me passent
par la tête dans l'immédiat ; en peinture : Le Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet
(Clic), en musique :
le sacre du printemps
de
Stravinsky
(Chronique) er en littérature :
Les Versets sataniques
(1988), roman de
Salman Rushdie
qui mit le feu aux poudres dans le monde musulman. Au ciné :
L'Âge d'or de
Luis Buñuel
(1930), surréaliste et joliment blasphématoire, censuré en salle.
Inversement : le fait historique inspire des œuvres !
Weekend à Zuydcoote de
Robert Merle
(la débâcle de Dunkerque) ou, du même auteur,
La mort est mon métier (autobiographie
romancée du commandant d'Auschwitz).
Le radeau de la Méduse de
Géricault
(vision dantesque d'un terrible naufrage).
La tour Eiffel
(Centenaire de la Révolution et lancement de l'ère industrielle
triomphante).
|
| Mon dieu, au prix où est le bronze !! 😕 |
Ajoutons à cette liste l'archétype du mauvais goût, le culte de la
personnalité, exemple sublime : les statues de 22 m de haut en bronze de
Kim Il Sung et Kim Jong Il, les deux premiers dictateurs, père
et fils, de la Corée du Nord. Le 3ème sera un petit gros… un
neveu… on ne sort pas de la famille !
- Mais Claude, je ne suis pas sûre que ça soit de l'art les deux
horribles santons de Provence XXXXXXL de ces monstres !!!!
- Parfait Sonia, Tu suis l'affaire… Il n'y a pas d'art sans beauté ou
émotion (Luc Ferry). Je suis prêt à fournir la dynamite…
Je ne résiste pas à une digression en vous conseillant la comédie
la dilettante de
Pascal Thomas. Catherine Frot est jugée pour avoir soi-disant
abusé de la confiance d'une vieille dame et avoir vendu une vieille horloge
de valeur à un escroc. Un expert,
Roger Trapp, vient expliquer dans une tirade sans fin les quatre
règles de l'estimation d'un objet d'art : le façonnage, l'intérêt historique
(ex : Napoléon l'aurait vendu lors d'un vide grenier), et patati et patata,
ça dure ça dure, pire que mes chroniques 😊. Le juge,
Jean-François Balmer, pète un câble 😮 ; un plan séquence hilarant. À
voir…
Vous compléterez à votre goût cette introduction qui ne sera pas reprise
dans les épisodes suivants.
Un peu de facétie ne nuit pas. Côté musique, il y a des œuvrettes dites "de
circonstance" écrites pour commémorer un évènement historique dramatique,
parfois au talent artistique… disons modeste, pour être gentil. Citons la
théâtrale
Ouverture de 1812
de
Tchaïkovski
destinée à célébrer la victoire de l'armée Russe contre la Grand Armée de
Napoléon… Le froid, la faim ayant eu raison de l'orgueil militaire de
l'Empereur… Et ce fut La Berezina, rivière maudite au nom devenu une
expression courante !
(Chronique). On ne peut guère parler de dentelle musicale pour cette production face à
Casse-Noisette
ou la
symphonie
"pathétique", mais c'est un exemple pertinent.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Partie 2 : Bruno Walter enregistre Mahler, ultime provocation
discographique avant l'Anschluß…
|
| Mars 1938 :l'Anschluß ou l'arrivée des nazis dans Vienne en liesse |
Le disque d'aujourd'hui a été enregistré au moment où
Hitler imposait définitivement son modèle politique le plus
terrifiant connu par l'occident depuis l'antiquité. Une année plus tard,
sept ans d'une guerre mondiale et ses 80 millions de mort commenceront,
jusqu'à l'apocalypse de 1945. Tous les lecteurs ont compris :
j'évoque le nazisme et une de ses dimensions sataniques : la Shoah,
l'extermination physique d'une population et la destruction bestiale de leur
leg culturel et plus indirectement celle des tziganes et de leur tradition
folk. Tout un patrimoine passé et présent, pourtant de style germanique la
plupart du temps (Mendelssohn,
Mahler
en musique), et les créations modernistes (Schoenberg
– tous les arts d'ailleurs), sont promus "art dégénéré" puis interdits de représentation, d'exposition, de publication voire
brulés lors d'autodafés !
À chacun sa folie, je me dois de rappeler que dès 1935, le "réalisme socialiste
soviétique" imaginé par
Maxime Gorki soutenu par Staline reprendra la même doctrine
obscurantiste et aussi antisémite dans les dernières années du règne du
dictateur. (Cf. les chroniques
Chostakovitch.). Il y aura aussi la
Révolution culturelle de Mao… Le
temp peut souvent anéantir les tyrans et leurs doctrines assassines.
Plusieurs décennies plus tard, cette année, au concours quinquennal
Chopin
de Varsovie, les quatre premiers prix ont été attribués à des pianistes
chinois ou originaire de Chine et en exæquo pour la quatrième place une
jeune japonaise !!! mais que fait l'occident 😊 ?
(Chronique)
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Comment le disque de Bruno Walter est-il devenu culte ? Une chronologie s'impose.
|
|
1911 : Mahler rentre mourant de New-York |
|
| Pressage initial de 1940 |
1 – 1860 : Naissance de
Gustav Mahler, en Bohème, dans une famille de confession juive de condition modeste dont
il est l'ainé de six enfants pour 14 naissances !
2 – 1875 : début de ses études à Vienne. Fascination lors des
conférences de
Bruckner
et pour le mysticisme catholique du symphoniste aux œuvres démesurées.
A
– 1876 : naissance de Bruno Walter (né Schlesinger) à
Berlin dans une famille juive de la classe moyenne, père comptable et
mère cultivée et pianiste.
B
– 1894 : nomination comme répétiteur à l'opéra de Hambourg
dont Gustav Mahler est le chef principal de 1891 à
1897. L'amitié se lie entre les deux artistes.
3 – 1897 : Baptême de
Mahler
à Hambourg pour tenter de s'affranchir de l'antisémitisme ambiant, notamment
de celui de Cosima Wagner alors que
Gustav
admire l'œuvre de son mari
Richard
disparu en 1883. Citation : "Je suis trois fois étranger sur la terre ! », dit-il. « Comme natif de
Bohême en Autriche, comme Autrichien en Allemagne, comme juif dans le
monde entier."
4 -1901 :
Mahler
prend la direction de l'Opéra de Vienne…
C
- 1901
:
Bruno Walter rejoint Mahler
à Vienne et commence une carrière de chef d'orchestre. Il répond ainsi
au conseil du maestro Hans von Bülow, ami à vie de Wagner
même si son épouse Cosima l'a quitté pour rejoindre le compositeur en
1869 ! von Bülow créera Tristan et Isolde en 1865 et Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg
en 1868. Il sera le chef de la Philharmonie de
Berlin de 1887 à 1894, date de sa mort.
5 – 1901-1910 : jusqu'à la
8ème symphonie
(première à Munich –
Chronique1000)
Mahler
assure seul la création de toutes ses symphonies avec divers orchestres
capables d'en surmonter les difficultés.
(Index des 10 chroniques)
D
- 1901
:
Bruno Walter
souffre d'un bras et craint pour sa carrière de chef et de pianiste. Il
consulte Freud qui, neurologue de formation, détecte une
pathologie psychosomatique et non physiologique et propose un traitement
psychodynamique (6 séances d'autosuggestion) et convainc le jeune chef
de voyager… Ce que Walter fera intensément en Europe et aux USA
jusqu'en 1928.
6 –1910 : Mahler se sait atteint d'une maladie cardiaque fatale depuis 1907. Écœuré par les attaques antisémites, il a démissionné la même année de l'Opéra de Vienne. Il dirigera deux saisons à New-York, l'une avec le Metropolitan opera, l'autre avec la philharmonie. Entre 1909 et 1910, il a achevé le Chant de la Terre et la 9ème symphonie. Il commence sa 10ème dont seul le 1er mouvement sera achevé. Il consulte Freud lui aussi pour des conflits conjugaux apaisés en quelques heures par le génial psychanalyste.
7 –1911 : Au retour d'une tournée épuisante aux USA,
Mahler
est emporté par une grave infection sans avoir pu créer son lieder et sa
9ème symphonie.
E
– 1911 - 1912 :
Bruno Walter crée le Chant de la Terre
puis la
9ème symphonie.
Dans les deux cas, le public est dérouté par la richesse et la
modernité des deux ultimes chefs-d'œuvre mais reconnaissent qu'une
nouvelle esthétique voit le jour. Bruno Walter devient l'un des
héritiers de l'art de Mahler.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
F - 1933
: Les nazis arrivent au pouvoir, les persécutions antisémites rappelées
plus haut obligent Bruno Walter à se réfugier à Vienne.
Joseph Goebbels n'a pas tardé à lui faire comprendre qu'il n'a
plus sa place dans le Reich.
G -1938 - Janvier
: Depuis des années
Bruno Walter
a compris que l'une des obsessions d'Hitler dans le cadre du
pangermanisme est l'annexion de l'Autriche. Ultime provocation envers un
régime honni, il enregistre la 9ème symphonie de son ami Mahler. Sa direction est un cri de rage mortifère (je vais y revenir). Le
premier pressage est assuré en 1940 par
La voix de son maître en Angleterre (10 x 78 tours). Une prémonition ? En tournée à Amsterdam
en mars, Bruno Walter apprend que l'Anschluß a été déclenché et
que l'Autriche accueille à bras ouverts la Wehrmacht. Il part à Lugano
puis en France et enfin aux USA en 1939.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Partie 3 : L'homme Bruno Walter
|
La chronologie de la genèse de la 9ème symphonie en forme
d'adieu au vieux continent et de rébellion envers les abjects hordes nazies
qui ruineront son pays, met en avant les trois vies de Bruno Walter : en
Allemagne, en Autriche, en exil… Le choix de l'œuvre moderniste d'un juif
peut apparaître comme un hasard, pour l'interprétation dantesque et
révoltée, on peut en douter.
Mahler
fut la rencontre d'une vie pour
Bruno Walter
qui sera son plus fervent disciple, la création des deux derniers opus le
prouve. Sa carrière jusqu'en 1933 se révèle brillante et
internationale. Elle semble prendre fin à l'occasion du 4ème
concert qu'il doit diriger le 20 mars à la
Philharmonie de Berlin.
La peste brune a déjà pris l'art en main ; Joseph Goebbels menace de
"détruire la salle si un juif monte sur le podium" ! Sollicité pour le remplacer,
Furtwängler
refuse de trahir son confrère.
Richard Strauss, pourtant ni nazi zélé ni antisémite notoire, accepte pour éviter
l'annulation du concert au détriment des musiciens (admettons). Les deux
hommes resteront brouillés.
Bruno Walter
déclare "Alors je n'ai plus rien à faire ici" et part pour Vienne diriger la
Philharmonie, l'Opéra de Vienne et des concerts lyriques au
Festival de Salzbourg. Mais les factions nazies autrichiennes sont déjà puissantes. Aussi adulé
que
Furtwängler
par son talent, le maestro tentera de résister aux pressions antisémites. Sa
résistance artistique se manifeste par ses choix. Ainsi en 1936 il
enregistre malgré la désapprobation des futurs caciques nazis le
Chant de la Terre
de
Mahler
avec la
Philharmonie, une première au disque chantée par
Charles Kullman
et
Kerstin Thorborg... Les remastérisations sont excellentes. 90 ans, et pas une ride.
(Clic)
En 1937, sa virtuosité et sa sensibilité pianistique d'exception
donnent lieu à une gravure du
concerto N°20
de
Mozart
avec la
Philharmonie
qu'il dirige depuis le clavier.
|
1938 : La France l'accueille et lui donne la nationalité. Hélas en
1939, la guerre menace et
Bruno Walter
accepte l'invitation de la
philharmonie de Los Angeles.
Déjà célèbre depuis les années 20, parfaitement anglophone, il retrouve au
Nouveau Monde ses camarades chassés d'Allemagne :
Korngold
(depuis 1936, compositeur admiré par
Mahler),
Otto Klemperer
(depuis 1933) autre chef disciple de
Mahler. Il y a aussi des virtuoses comme
Arthur Rubinstein
arrivé en 1939. Il reçoit la nationalité américaine en 1946.
Pendant un quart de siècle
Bruno Walter
dirigera les meilleures phalanges yankees : Le
Metropolitan opéra
de
New-York, la
philharmonie
où il doit un soir, grippé, céder la baguette à un jeune loup,
Leonard Bernstein. Un succès total et
Bruno Walter
deviendra le mentor de
Lenny.
Il transcendera la relative amertume de son exil imposé en dirigeant et
enregistrant avec gourmandise son répertoire préféré, de
Mozart
à
Mahler
en passant par tout le catalogue symphonique essentiel classico-romantique.
Il lègue des
Brahms
d'anthologie, on n'en finirait pas d'énumérer. Vers 1949, il retourne
parfois en Europe et gravera à Vienne pour Decca un disque lui aussi
légendaire : le
Chant de la Terre chanté par
Kathleen Ferrier.
Mahler
sera souvent à l'affiche, mais l'époque n'est pas aux intégrales. Il ne
dirigeait jamais la
6ème symphonie, estimant que l'on ne doit pas trahir un ouvrage que l'on comprend
mal.
Vers la fin de sa vie, il étudie l'anthroposophie, une vision du monde
spirituelle et ésotérique, pensée nourrie de courants de spiritualité
chrétiens et orientaux. Il meurt à Beverly Hills en 1962 à 86 ans,
quasiment en activité.
Bruno Walter
a toujours eu la réputation d'un homme affable, souriant et humaniste malgré
les terribles embûches de la vie, la haine, la mort de sa fille cadette
Gretel en 1939 assassinée par son mari jaloux, puis de sa
femme Elsa en 1945 psychologiquement anéantie par le drame.
Les films de répétition révèlent un "conductor" plaisant, rieur, calme et
patient, chantonnant avec humour "pim pam pim pam" 😊, tout le contraire des
grossiers, caractériels et autocratiques
Toscanini
ou
Fritz Reiner… malgré leurs savoir-faire indéniables, exemple pour la
Symphonie N°2 de Brahms, tendre et bucolique, un documentaire de 1958 filmé à Vancouver et
entrecoupé d'une interview réservée aux anglophones.
Le site Discogs recense au moins 350 disques depuis le 78 tours
jusqu'à la stéréo. Le label Sony classical a édité un coffret de 77
CD réunissant le patrimoine gravé entre 1941 et 1961 avec l'Orchestre de la Columbia (Los Angeles), la
Philharmonie de New-York
et quelques autres (moitié mono remasterisée aux petits
oignons).
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Partie 4 : Genèse du disque de 1938
|
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"Les piliers de la société"
de George Grosz (peintre caricaturiste)
Derrière : les corrompus de Weimar
Devant : les nazis en ascension |
Mahler
ne sera enregistré que tardivement, et aux USA, par des chefs comme
Mitropoulos
et
Eugene Ormandy
(1935). La durée des œuvres et leur nouveauté rebuteront les éditeurs
de 78 tours. Pour l'anecdote, on citera les gravures cocasses d'Oskar Fried, maestro et ami proche de
Mahler, sa judaïté et ses opinions socialistes le conduiront à fuir lui aussi les
nazis en URSS en 1934 ; donc : quelques lieder en 1921 et la
monumentale
2ème symphonie
en 1924 avec les forces de l'opéra de berlin
(YouTube). Deux curiosités auxquelles on peut prêter une oreille curieuse, sous
réserve de connaître déjà les œuvres. 1924 : le résultat
fournit un son global par effacement des timbres, violoncelles et cors, à
l'image de la bande passante des vieux téléphones à rotacteur 😊.
L'année 1924, il enregistrera aussi la
7ème symphonie
de
Bruckner. Musicologiquement ces incunables nous renseignent sur les tempos que le
compositeur souhaitait entendre pour le futur, plutôt rapide, mais sans
excès nuisant à la clarté.
Hormis ces curiosités séculaires,
le chant de la terre
et la
9ème symphonie
réalisés à Vienne par
Bruno Walter
marquent à la fois l'avènement de la discographie mahlérienne en général et
la fin de l'exécution de sa musique en occident avant l'effondrement de
1945. Il faudra attendre la fin des années 40 et l'arrivée du
microsillon pour assister à une renaissance (Kempe
à Leipzig).
À sa manière, par cette initiative
Bruno Walter
joue sa revanche : comme maestro juif chassé de sa patrie et contre le
rejet d'une musique funèbre et sarcastique d'un ami juif qui aurait été
terrifié par l'horreur d'un temps où la mort et les tueries industrialisées
deviennent des activités ordinaires. Le pire est à venir… Il faut savoir que
35 compositeurs allemands peu connus, hormis
Marcel Tyberg, seront assassinés dans les camps de la mort.
Avant de donner des précisions sur les particularités interprétatives qui
justifient d'apprécier le concert tel un requiem et jugement dernier d'un
monde qui s'effondre dans la barbarie, je conseille d'écouter la vision
apaisée de 1961 à la
philharmonie de New-York.
En 1935,
Bruno Walter
avait donné une conférence : "Les forces morales de la musique" qui fut publiée. En deux mots, l'interprète doit veiller à traduire la
pensée mise en musique d'un compositeur sans trahison personnelle du propos.
En ce jour de janvier 1936, les peurs et l'ironie du compositeur se
muent en terreurs et dérisions.
Bruno Walter
connaissant les infamies antisémites infligées à
Mahler, pour les avoir subies pareillement, pouvait caricaturer leurs ennemis
communs sans retenue et jusqu'à l'outrance permise par la forme "déjantée"
de la partition.
Bruno Walter
était réputé pour sa bienveillance et sa fidélité à l'esprit du texte, mais
quand la coupe est pleine !!!!
|
Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que conseillée. Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la musique…
|
|
|
INFO : Pour les vidéos ci-dessous, sous réserve d'une écoute directement sur la page web de la chronique… la lecture a lieu en continu sans publicité 😃 Cool. |
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Interprétation Vienne 1938 |
Interprétation New-York 1961 |
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[24:52] Im Tempo eines Gemāchlichen Lāndlers –
[24:52] Etwas täppisch et sehr derb
[40:32] Rondo – Burlesque - Sehr trotzig
[51:50] Adagio - Sehr longsam et noch zurückhaltend
[1:09:55] |
[00:01] Andante commodo
[29:31] Au rythme tranquille d'un Ländler.
[24:52] Un peu maladroit et très populaire.
[47:10] Rondo–Burlesque - Très provocant
[1:00:20] Adagio - Très lent et toujours réservé
[1:21:49] |
|
| George Grosz - caricature d'Hitler |
Partie 5 : commentaires : de la méditation à la révolte
En cet fin de séjour forcé à Vienne
Bruno Walter
voue aux gémonies une doctrine qui martyrise son peuple et sa culture ; il
n'a qu'une réponse à apporter : l'interprétation d'un ouvrage sépulcral et
sardonique en usant de tempos paroxystiques et au ton par moment hystérique.
Bien qu'écrite et dirigée par des artistes admirant et servant activement la
culture germanique, l'œuvre est bannie.
La
9ème symphonie
est une des références dans l'aboutissement des recherches tonales du
postromantisme et dans l'expression de l'introspection angoissée face au
trépas. On y entend des échos de la philosophie nihiliste allemande d'un
Nietzsche ou d'un Schopenhauer. Le procès du phénomène
"mort" et de l'angoisse qu'il induit trouble
Mahler
compositeur et
Walter
interprète. Les deux hommes, patients de Freud, ont dû s'intéresser à
la théorie du psychanalyste, à savoir "la pulsion de mort" : celle-ci cherche à expliquer les tendances autodestructives et
agressives entre les êtres vivants, notamment l'humain. Avec Hitler
et ses sbires, on touche l'apogée du concept étendu à l'inconscient
collectif décrit par Carl Jung. (Idée personnelle.)
Résumons : "On ne vit que pour mourir"
; voilà bien un impératif grotesque par son illogisme ontologique ! Face à
cette réalité anxiogène,
Mahler
et
Walter
exacerbent l'absurdité desdits instincts mauvais et autodestructeurs, non
limités à l'antisémitisme passé et présent.
Mahler
traduit ce concept déprimant dans sa composition par une thématique
associant stress, pessimisme et sarcasme (Rondo burlesque et adagio funèbre,
essences de la
9ème symphonie).
Walter
nous glacera le sang par sa lecture poignante aux accents violents lors du
concert de 1938 donné dans une Europe définitivement menacée par le
satanisme des croix gammées… Il y avait certains soirs lors d'autres
concerts des jets de boules puantes…
La piètre qualité du son (relatif) par rapport aux critères actuels ne cache pas un problème rencontré par tous les orchestres tombés sous la botte nazie : un effectif de cordes affaibli, car de nombreux instrumentistes juifs ont été exclus des grandes formations d'État. Les cuivres en deviennent encore plus rugissants, or je doute que Bruno Walter ne maîtrisait pas les nuances.
|
| Caricature de Goebbels |
1 - Andante : Dans tous les
climax, on constate que les tempos s'accélèrent, parfois frénétiquement, et
dramatisent le discours (70 minutes au lieu de 85 en 1961). Ce choix
est particulièrement net dans l'introduction.
Walter
efface tout legato ou rubato hédoniste hors de propos. La fausse quiétude
des premières mesures, une marche funèbre, [2:08] se heurte à la danse
macabre et à l'exposition du thème mortifère avec sa trompette faustienne
[3:08 et 3:32], fil conducteur de l'adagio … La régularité métronomique
obtenue par le chef suggère une montée au calvaire… [5:38] le second groupe
de motif n'est autre qu'une chevauchée dantesque, les scansions en sont
terrifiantes…
Dans les versions stéréos de qualité, fidèles à l'esprit originel de
l'œuvre, notamment celle de
Walter
à New-York 20 ans plus tard, on constate que
Mahler
alterne musicalement des évocations bucoliques, des souvenirs des temps
heureux, et les expressions rageuses des affres qui le hantent depuis
l'année maudite 1907 (Découverte de sa maladie, mort de sa fille,
harcèlement à l'Opéra de Vienne) … Débutée tel le combat pour la survie d'un moribond, l'andante s'achève
en pleine forêt accompagné des chants des oiseaux ; une évocation des
paradis enfantins du livre de contes du
Knaben Wunderhorn (symphonies 3
et
4). Ne nous trompons pas, le repos éternel et bienheureux y trouve dans
cette longue coda son allégorie sonore, avec des gazouillis des flûtes,
appels champêtres des cors et rayonnements ensoleillés et diaphanes des
arpèges de harpes… coda pour ainsi dire jubilatoire.
En 1938, la forêt étend ses ombres, le discours musical est
grinçant, processionnaire, mais de manière abrupte et précipitée. On y
ressent une tristesse… ô pas immense, mais le cantabile perd son esprit
enfantin et lyrique pour revêtir celui d'un thrène désabusé.
[17:23-1938] et [21:03-1961].
2-
Un scherzo de forme libre
(sans symétrie de l'orchestration) : Adepte du genre cocasse,
Mahler
nous entraine sautillants et piétinants dans un ländler rustique
(danse populaire concurrente de la valse). L'apparente bonhomie se
dénature en une suite de variations grotesques. Ma traduction : "C'était le bon temps, la vieillesse nous abandonne aux souvenirs
moroses d'un passé tantôt festif, tantôt épicurien". La composition s'égare dans un chromatisme dissonant et dérangeant,
des motifs risibles, idées accentuant ce sentiment de rancœur face au
temps qui passe et consume chair et intellect. En 1961,
Walter
joue la carte de l'amertume, sa précision pour éclaircir le flot musical
chaotique restera difficile à égaler. En 1938, la direction n'est
guère différente. Le Ländler semble
même plus allègre !
Walter souhaitait-il établir un contraste très appuyé entre l'andante,
métaphore musicale exprimant l'aigreur face à l'effondrement d'un
continent par l'avilissement d'une civilisation parmi les plus brillantes
de l'occident, et l'ambiguïté de ce mouvement qui reflète une réflexion de
l'ordre de l'intime. [11:25-1938] et [11:23-1961]. Un tempo
impétueux serait en effet sans objet.
|
|
La Mort et le fossoyeur Carlos Schwabe, vers 1900 |
3- Rondo – Burlesque : Étrange notation. Un rondo,
surtout chez
Mahler
(le rondo final de la
5ème symphonie, est impossible à commenter brièvement, même par les pros), est une forme
sonate foutraque et fantasque. Alors, si en plus le burlesque s'en mêle. En
1909,
Gustav
est épuisé et anxieux mais pas encore un pied dans la tombe. Techniquement
Mahler
s'amuse à développer un contrepoint d'une complexité et d'une fureur
débridée qui pose question à propos de l'effet émotionnel envisagé. Est-ce
un cadeau humoristique pour rassurer son entourage sur son état moral ou un
pamphlet dissimulé en pastiche orchestral brocardant l'injustice d'une fin
qui approche, la fin d'une vie ?
À New-York,
Walter
choisira la première option, un régal drolatique favorisé par la dynamique
et la clarté d'une phalange qui maîtrise depuis vingt ans ce solfège
délirant aux accents loufoques. [11:20-1938] et [13:10-1961]
Près de deux minutes de moins à Vienne pour un mouvement au tempo précisé
"provocant". Une idée se fait jour.
Walter
recourt-il à "l'artillerie", la même que celle de la 3ème armée
de la Wehrmacht qui s'amasse à la frontière autrichienne, ce qui gêne peu,
au contraire, dans un pays où le génie de moults intellectuels présents à
Vienne au début du XXème siècle masque l'idéologie
majoritairement fasciste et xénophobe de l'Autriche.
Mahler
précise "Très provocant" dans
l'indication de tempo. En dehors d'amuser ses amis et de démontrer son goût
pour l'ironie, ne règle-t-il pas ses comptes avec ses ennemis ? Pouvait-il
savoir que dans les décennies à venir, on les compterait par millions les
antisémites incultes, mélomanes ou pas.
Walter
endurant cette horde désormais au pouvoir absolu aborde ce rondo
extravaguant avec une goguenardise que son ami aurait appréciée. La
direction acérée devient un réquisitoire contre les béotiens hermétiques à
tout modernisme, conséquence de l'esprit bestial en conformité avec leurs
dogmes barbares. [46:36] Le solo de trompette est une sonnerie à la mort de
l'humanisme et de l'art à son plus haut niveau d'inventivité. [49:34] Quant
à la coda, usant d'un accelerando quasi suicidaire, même pour la
Philharmonie viennoise,
Walter
atomise les béotiens… Oui,
provoquant voire fulgurant d'audace et
de mordant !
Dmitri Chostakovitch
admirateur de
Mahler
s'inspirera de ce délire pour ses scherzos au persiflage mordant destiné à
éreinter l'oppression du régime stalinien (symphonies 5, 8, 10), mais en
recourant à une habile ambiguïté ; les caciques stupides n'y voyant que des
odes patriotiques et non des musiques de cirque sardoniques.
|
| Personnification du chagrin obsédant - Klimt |
4 –
Adagio : L'émouvant et démesuré
adagio final de la symphonie devait-il
prolonger le sarcasme assené pendant le rondo. Walter
revient à l'authenticité spirituelle voulue par son ami. Il a jugé,
condamné, retour à l'art. Par soucis de cohérence, le tempo est légèrement
plus rapide qu'en 1961. On ressent dans la version moderne ce sens de
l'acceptation du trépas refusé jusqu'alors. Pas uniquement le sien, mais
sans doute celui du postromantisme et même de la tonalité qu'il bouscule
généreusement. Le mouvement se développe en élégie interrompue de citations
en climax qui font resurgir les angoisses telles des fantômes impossibles à
chasser définitivement, sauf dans le final où l'orchestre ralentit et semble
s'éteindre dans le silence absolu de l'éternité. (Un ultime point d'orgue
ppp des cordes hors contrebasses et le mot "esterbend" – "mourant" -
partition). La coda murmurée decrescendo et
rallentando conclut de manière bien
paradoxale à cette interprétation sans cesse enflammée, est-ce un épilogue
crépusculaire conduisant au néant et non le voyage astral paradisiaque rêvé
par
Mahler
? [18:05-1938] et [21:30-1961]
Chrétien sincère comme en témoignait sa fille Lotte, Walter
garde confiance dans la sérénité absolue du paradis, sous réserve de
l'atteindre.
Ce concert de 1938 malgré des sonorités d'un autre âge (mouais et encore, certes des acidités des cordes dans l'adagio), n'a jamais quitté le catalogue, tout comme l'enregistrement de 1961. Mahler n'a jamais conçu sa symphonie à des fins militantes, à l'inverse de nombre de celles de Chostakovitch. Bruno Walter en la programmant comme requiem pour une civilisation en pleine déliquescence notifiait son adieu à la descente aux enfers de la culture germanique...















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