mercredi 9 avril 2025

Neal CASAL " Anytime Tomorrow " (2000), by Bruno



     
Il y a des œuvres que l'on n'ose pas commenter, par crainte de ne pas avoir les bons mots pour lui rendre un juste hommage. Où le vocabulaire - le mien en l'occurrence - serait hélas trop restreint pour rendre justice à la qualité du sujet traité. Ainsi, il existe des disques magiques, qui vont au-delà de tout épithète. Des disques miraculeux qui ont réussi, par on ne sait quel miracle, à créer quelque chose d'intangible. Le sixième disque solo de mister Neal Graeme Casal est de ceux-là - on aurait pu tout aussi bien choisir le premier, ou le dernier. Pourtant, en dépit de sa beauté intemporelle, cet album, tout comme son auteur d'ailleurs, aurait pu longtemps rester inconnu, caché, perdu derrière une surabondance d'autres galettes pas nécessairement meilleures, loin de là, mais "bénies" par une promotion agressive.

     Ainsi, si une revue musicale - malheureusement aujourd'hui disparue - n'avait pas consacré un copieux article à l'artiste, avec le titre accrocheur de "Le secret le mieux gardé d'Amérique" (ou un truc du genre), Neal Casal et sa très belle production seraient probablement restés inaccessibles à bien des esgourdes. Évidemment, le magasine n'est autre que Crossroads ; journal mensuel qui, pendant une dizaine d'années, a pondu de très bons articles en corrélation avec la musique populaire des années soixante aux années deux mille, en portant son attention autant sur de vieilles gloires quasi oubliées que sur de nouveaux loustics rarement médiatisés au pays des fromages qui puent. Sans se soucier le moins du monde si ce sont des entités brassant du chiffre ou pas. Il convient aussi de remercier Fargo Records. Le label indépendant français qui, durant quinze ans, a travaillé pour promouvoir et distribuer en Europe les œuvres d'artistes talentueux de folk, de rock et d'Americana. Des artistes qui, généralement, par leur refus de la moindre concession, n'ont pas eu accès à de solides et tentaculaires majors.


   Plutôt discret, et peu médiatisé - ce n'est rien de le dire -, à l'exception donc du magazine CrossRoads, on ne connaît pas grand chose de Neal Casal, si ce n'est qu'il est né à Denville, dans le New-Jersey, le 2 novembre 1968. Qu'il a commencé à gratter sérieusement de la guitare dans des combos de hard-rock avant de rejoindre à 19 ans, en 1988 ou 89, Blackfoot, pour un dernier sursaut avec l'album "Medecine Man" - qui marque un retour des natifs à du gros Rock. Déjà musicien accompli, Ricky Medlocke lui offre même quelques espaces pour de bons soli mordants. En aparté, Neal parlera du Blackfoot (Ricky) en terme flatteur, d'une personne attentionnée qui lui a beaucoup appris et avec qui il restera en contact.

      Parallèlement, il travaille sur des compositions personnelles, totalement éloignées du hard-rock bravache de Blackfoot, plus orientées americana et country-rock. Des chansons qu'il enregistre à l'occasion, suivant sa disponibilité dans divers studios, jusqu'à ce qu'il en ait assez amassées pour en faire un album. Il quitte Blackfoot en 1993 (ou 1991 suivant d'autres sources) et sort l'année suivante, en 1994, un premier essai d'une surprenante maturité. "Fade Away Diamond Time" est d'une rare richesse et sensibilité. C'est une totale réussite ; l'un des meilleurs de Casal, et aussi carrément l'un des meilleurs disques de Rock de la décennie - dans les catégories Classic-rock, Americana et Country-rock. Malheureusement aujourd'hui introuvable, sinon à des prix prohibitifs.

     Casal continue son petit bonhomme de chemin, sans faire de vagues, sans chercher à intégrer un show business qui ne semble pas l'intéresser. L'homme fait preuve d'une humilité rare ; il est d'ailleurs rarement présenté sur ses propres disques, sinon flouté ou dans la pénombre. Il préfère se concentrer sur la musique plutôt que l'image. Réellement possédé par la musique, lié à elle par un besoin vital, l'image, la réputation et le pognon ne rentrent pas dans ses considérations. Une ligne de conduite l'exposant à une certaine insécurité, les finances venant parfois à cruellement lui manquer. Et même lorsqu'il se résout à bosser pour d'autres (Sheryl Crow, Ryan Adams, Shannon McNally, Willie Nelson, Shooter Jennings) afin de remplir la gamelle, c'est seulement en le faisant pour des musiciens avec qui il a suffisamment d'affinités. Une probité qui l'éloigne d'un certain confort, mais qu'importe, puisque sa raison de vivre n'est autre que la musique. 

    Pour ce sixième album solo, Casal écarte sans les effacer les ingrédients country et surtout folk souvent prédominants sur les albums précédents, afin de dégager de l'espace à des tessitures Rock plus présentes. Un retour sur des terres plus électriques, déjà foulées par le premier essai, mais plus franchement ici - et par la suite. Ce qui fait que cet album n'a pas toujours été bien accueilli. Il s'agit pourtant d'un Rock remarquable, qui a trouvé l'équilibre entre un ancrage roots - country -, et une sophistication déterminée par l'incroyable mise en place de l'orchestration - pop-rock -. Parfois riche mais jamais, ô jamais, envahissante, étouffante. Un raffinement boisé, exempt de tout effet ampoulé, synthétique ou stérile. Bien qu'il soit évident que rien n'ait été laissé au hasard. De quoi faire pâlir de jalousie, et ravir d'admiration les orchestres (étoffés) américains - du New-Jersey ou autres. En fait, la musique de "Anytime Tomorrow" est plus en phase avec ce que Neal faisait alors avec son groupe sur scène.


   Quasiment un travail d'orfèvrerie, dans le seul but de générer des climats au service des chansons, pour leur donner du sens, du corps, immerger l'auditeur. A cet effet, pour ne pas casser l'atmosphère, les soli sont rares. Des climats donc où la mélancolie et la nostalgie règnent, un terreau pour les regrets, les cœurs brisés, de non-dits, d'amoureux transis. Bien souvent dans la musique de Neal Casal, il semble qu'il y ait toujours une fragilité sous-jacente, enfouie mais suintant des digues, prête à les rompre. Comme s'il avait été marqué par un ancien traumatisme qui depuis gangrène sa psyché. Toutefois, sa musique n'est pas sombre pour autant, au contraire, elle exalte la lumière, la rédemption, la vie, les plaisirs simples. Et même si, à l'occasion, quelques morceaux peuvent prendre une atmosphère pré-orageuse, lacérée par une guitare alors hérissée d'overdrive abrasive, comme pour les rock "Eddy & Diamonds" ou "Raining Straight Down", plus généralement ce sont plutôt des senteurs de soleil californien.

     Bien présent sur la rayonnante entrée en matière, "Willow Jane", ode à l'optimisme et au bien-être, à la joie. De même sur la fragile ballade "Just Getting by", évoquant une côte californienne printanière et fantasmée, aux couleurs pastels, le matin avant les tumultes urbains et routiers. Voire "Sweetvine", qui flirterait presque avec le southern rock. Sans oublier le délicat "Oceanview", qui réveille quelques vieux fantômes des Beach Boys, avant de finir sur de bonnes vibrations à la Doors. Et pour en finir avec les éclats de soleil et d'embruns marins, la road-song "Camarillo", qui invite à un périple pour tout quitter sereinement, un temps, pour se reconstruire. "J'ai quitté la ville avec le cœur brisé et un bras tordu... Alors maintenant tu sais que je vais tomber... il y a une maladie qui m'entoure, moi et mon sort... Tu te sens si bien après tout ce que tu m'as fait"

     Mais déjà "Fell on Hard Times", (repêché des sessions de "Rain, Wind and Speed"), en dépit d'une musique encore assez enjouée, traîne derrière elle un spleen moite, un incurable mal-être. "... des bus qui brûlent, des granges qui penchent, aussi loin qu'aille ma mémoire, depuis que je suis tombé dans des moments difficiles, je ne savais pas où aller... Et maintenant je ne sais si mes prières ne sont qu'une habitude ou si je suis un imbécile pour penser que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue. Je n'ai pas su distinguer le bien du mal. Mais dieu sait que j'ai essayé, pour trouver où est ma place. Je continue à rêver de branches nues... Je suppose que cela vient simplement du fait de vivre seul, dans ces hôtels en forme de cendres"

    Comme souvent dans son œuvre solo, il y a aussi des nuages qui viennent obscurcir son horizon. Diffusant une certaine tristesse, une profonde mélancolie imposant le silence, l'écoute respectueuse. "No One Above You" en est l'un des meilleurs exemples. Délicat, gracieux même, la chanson révèle la belle sensibilité de Neal qui sait, en peu de notes, tout en retenue, à pas feutrés, transmettre l'émotion. Récemment, dans un disque hommage, "Highway Butterfly (the songs of Neal Casal)", Marcus King l'a reprise... sans parvenir, malgré tout son talent, à retrouver l'émotion à fleur de peau de l'original. "Viens regarder le soir s'en aller, s'enfoncer dans la mer. La nuit est presque morte, partie. Maintenant, ils dorment tous, il ne reste que toi et moi pour regarder le soleil se lever. Je m'en souviens comme si c'était hier... Tu t'es tourné vers moi et tu as dit "Volons-nous ? Volons-nous pour regarder le coucher du soleil ?"... il n'y a pas longtemps, je te voyais dans la rue. Tu passais à côté de moi sans un mot. J'ai pensé qu'un jour, si tu me regardais - Regarde-moi ! - alors tu saurais"


     Dans le même genre, Neal réitère de belle façon avec l'automnale et "élégiaque" "Too Much to Ask", crépuscule suspendu dans le temps par une douce trompette plaintive et ses mots simples, introspectifs.
 "En bas, par la fenêtre, depuis l'endroit éblouissant et ensoleillé, à travers les ruelles, à travers les stores, un autre jour à Memphis. Les abeilles bourdonnent, les feuilles commencent à bouger. Je suis amoureux de ma cousine, et me dis qu'avec elle, je pourrais être heureux pour toujours... Une brise d'été souffle, une bourrasque s'installe... Les vieux d'ici, parfois, se mettent en mauvais termes. Chez les hommes plus jeunes, les vieux, les jeunes, l'âge n'a pas de poids. Cela n'a finalement pas d'importance"



     Pour résumer très grossièrement la musique de Neal Casal, on pourrait mentionner The Jayhawks, Springsteen, les Rolling Stones (70's), Neil Young, Gram Parsons, Steve Earle, Jackson Browne, Tom Petty... mais c'est avant tout du Neal Casal.

     Un album de toute beauté, inoxydable et rayonnant. Rares sont les albums qui en dépit d'innombrables écoutes, après tant d'années, continuent à procurer un égal bonheur et ravissement qu'aux premiers jours. "Anytime Tomorrow" en fait partie. Au point où cela aurait pu être l'œuvre ultime d'une vie. Mais Neal Casal en a fait d'autres, peut-être pas aussi bons - quoique -, mais méritant largement d'être réhabilités à leur juste valeur. Sans oublier l'excellent Hazy Malaze, voire le Chris Robinson Brotherhood dans lequel Neal faisait office de fidèle lieutenant. De quoi pleinement satisfaire la vie d'un musicien, le faire se sentir accompli, en laissant derrière lui de véritables petits joyaux, de merveilleuses chansons.

     Mais alors, qu'est-ce qui a pu passer par la tête de Neal Graeme Casal, ce 26 août 2019 où il s'est donné la mort ? Comment un homme aussi pétri de talent peut trouver la vie assez amère pour préférer la quitter ? Sachant de plus qu'avec son nouveau projet, Circle Around The Sun, un disque était en cours d'enregistrement. Incompréhensible. Il laisse derrière lui quelques disques formidables.








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Article lié (lien) 👉 Hazy Malaze " Hazy Malaze " (2003

12 commentaires:

  1. le 26 août 2019, L’Americana, a perdu l’un de ses plus grands troubadours, Neal Casal. Ceux qui ont écouté ses disques le savent. D’autres, beaucoup trop nombreux, l’ignorent encore...

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    1. Yo, Philou, si je peux me permettre, je rajouterai que si effectivement Neal Casal était l'un des meilleurs représentants de l'Americana, son univers musical ne s'y résumait pas.
      Ne serait-ce qu'en prenant l'exemple de Hazy Malaze ou de Hard Working Man ; deux projets distincts qui nous projettent en d'autres lieux.
      Finalement, il semblerait que pour Casal, il n'y avait pas de frontières. Sinon, celles qui délimitent un autre monde, plus surfait, aseptisé et contrôlé.

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    2. "D’autres, beaucoup trop nombreux, l’ignorent encore..." - alors qu'à chaque fois que j'ai fait écouter ses disques, systématiquement, sans aucune exception, les personnes ont été carrément ravis.

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  2. Bien d'accord avec toi Philou! Merveilleux guitariste aussi discret que talentueux ! Je possède toute sa discographie y compris le CRB , mais ne pas oublier le groupe Hard Working Americans dont il fut le guitariste en 2014 / 2016 . 4 disques tous réussis pour une formation qui comprenait Dave Schools (Widespread Panic) Duane Trucks (le petit frère de qui vous savez) et la charimatique chanteur Todd Snider .

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    1. Même si je dois reconnaître que ce sont indéniablement de grands musiciens, je n'ai pas été particulièrement séduit par Hard Working Americans.
      Incontestablement, de très belles chansons, mais, de mémoire, des albums inégaux.
      Je vais à nouveau y prêter une esgourde, à tête reposée 😊

      [Widespread Panic, voilà aussi un groupe à découvrir 👍🏼 ]

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    2. Shuffle Master.10/4/25 08:39

      Avoir toute sa discographie, c'est un exploit. Il n'y a, actuellement, que très peu de références disponibles. Je trouve d'ailleurs qu'en général, quel que soit le genre, il y a de moins en moins de choix, les disques disparaissant rapidement.

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  3. Tu as raison Shuffle , il arrive de plus en plus fréquemment que les disques soient indisponibles à peine sortis , et encore force est de constater que de plus en plus de nouveautés ne sont même plus accessibles sur le marché national . J'ai eu beaucoup de mal à me procurer le "Final Concert" de l'Allman Brothers Band . A un prix raisonnable . Je l'ai chopé en passant par la FNAC et un vendeur partenaire . Il n'a jamais été disponible sur Amazon !
    Quant a la disco de Neal Casal , ce n'est pas un exploit , c'est juste que j'achetais ses disques à leur sortie dans les années 2000 . On les trouvait facilement , maintenant c'est autre chose!

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    1. Et il vaut le coup d'oeil (ou d'oreilles) ce Final Concert ? Je vois que Gregg est aux claviers. Il est dispo sur Spotify. Oui je sais, j'ai dit un gros mot, mais faute de supports physiques, on a au moins le streaming. (pour le jazz, faut avouer qu'ils ont un catalogue qui défie la concurrence)

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    2. Pour Neal Casal, Fargo avait fait l'effort de rééditer quelques uns de ses disques.
      Sauf erreur, alors que la boîte n'édite plus, ni de distribue de disques depuis des années (2015 ?), elle avait exceptionnellement remis sur le marché le premier essai, "Fade Away Diamond Time". Magnifique album

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  4. Bon Luc me demander ce que je pense de ce "Final Concert" sachant que fan absolu de l'ABB depuis les tous débuts du groupe , je ne peux que donner un avis purement subjectif ! Mais c'est un grandiose feu d'artifice final ! Un pur régal pour les fans et puis c'est vraiment "the end of the road" pour le groupe , l'ultime concert.
    Encore trouvable sur la market place de la FNAC , vendeur allemand (50 euros)

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    1. Bon bah alors j'y vais ! Sachant que l'ABB est aussi une de mes grandes émotions musicales, avec le fameux double live au swing bluesy hors du commun (et les deux batteurs), subtil mélange du psychédélisme en vogue et du country blues rural, et évidemment la paire de guitaristes. J'ai la version de base, trop atrophiée (avec "Made in Japan" de DP, le top du double-live ?) et la 'deluxe' avec un "Mountain Jam" interminable de 33 minutes (je préfère la jam sur "Whipping post"). Je me souviens de la difficulté de choisir parmi les multiples rééditions de tel ou tel concert, à tel festival, avec une setlist identique mais des durées différentes selon les titres.

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  5. Même si ce "Final Concert" se situe à un très haut niveau , il n'égale pas évidemment le "Fillmore" qui restera un sommet toutes catégories confondues. En 2014 j'ai mis la main sur le coffret de l'intégralité des shows des 12 et 13 mars 1971 le tout en 6 CD . On mesure dans quel état devaient être cette bande de gamins pour jouer à un tel niveau !

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