jeudi 6 mars 2025

KEITH JARRETT par Benjamin


Dans un de ces théâtres fastueux symbole d’un âge d’or, au milieu d’un décor où chaque détail célébrait le culte du beau, la noblesse se pressa pour assister à la dernière symphonie du virtuose Mozart. Dans les rangs, ceux qui eurent déjà la chance d’assister à un concert du jeune prodige y vont de leurs compliments admiratifs. Les voix de cette foule dévote s’extasièrent devant la précocité des dons du pianiste, y voyant un don de dieu. Comme si, après avoir assisté à l’ascension de la nation née du baptême de Clovis, une force divine décida de saluer la grandeur de son âge d’or. 

Créer, c’est toujours saluer la force divine, c’est réaffirmer la supériorité de l’homme sur la bête, faire briller ce génie qui nous plaça au sommet du règne animal. La musique classique, fille d’un catholicisme pudibond, faisait également abstraction des élans du corps pour enivrer l’âme. Prédominance de la mélodie sur le rythme, douceur des harmonies et complexité des progressions musicales, le génie musical européen fut aussi beau qu’austère. Pour apprécier pleinement cette musique, il fallait se retrancher dans le monastère de la pensée, faire taire les bruits parasites et les pensées superflues. Ce fut il y’a un peu moins de quatre siècles, ce qui représente un éternuement dans l’histoire de l’humanité, un petit mais glorieux passage dans la longue histoire de France.

Dans la foule, nul n’osa émettre un son, chaque esprit était absorbé par la beauté funèbre du crépusculaire requiem. Nul ne sut d’ailleurs précisément identifier la cause de ce deuil musical. Notre recul nous permet d’imaginer plusieurs interprétations, de greffer sur ces notes des préoccupations auquel ce public ne put penser. Tombant telles des larmes, ces notes purent aussi bien annoncer la triste fin du compositeur que le calvaire de son public livré à la plèbe révolutionnaire. Peut-être symbolisèrent elles également le chant du cygne d’une certaine vision de la musique, le cri d’agonie d’un certain mysticisme musical. La musique européenne niait alors le corps pour mieux célébrer l’esprit, sa grandeur était intimement liée à une vision sacerdotale de la mission de musicien.

Malheureusement pour elle, le double assaut de la révolution républicaine et industrielle mit un sérieux coup à cette vision transcendantale de la musique et de l’art en général. Le bourgeois avait alors pris la place du curé, la recherche du profit celle de la grandeur, la cupidité et l’arrivisme furent plus célébrés que la générosité et le courage. Ainsi déclina le génie musical du vieux continent et surtout celui de la France, qui maintint un temps l’illusion grâce à des chanteurs qui furent surtout des poètes. La grandeur musicale passa soudain du vieux continent au nouveau, où elle changea radicalement de forme.

L’histoire commença une nouvelle fois dans les églises, mais celles-ci étaient plus animées que les bâtiments à la belle austérité d’Europe. Dans un pays ou certains habitants avaient pour seule distraction la messe, il fallut que celle-ci leur donne plus qu’un simple recueillement endeuillé et la promesse d’un bonheur post mortem. Ainsi naquit un mysticisme orgiaque, transe élevant l’âme sans oublier les élans du corps. De l’énergie spectaculaire du funk aux lamentations bouleversantes du blues, de la grâce dorée du jazz à la rusticité de la country, la grande musique américaine entretint un lien étroit avec les prêches enjoués des églises américaines. De Paris à New York, la musique naquit d’abord pour célébrer dieu, qui n’est au fond qu’un symbole de la grandeur humaine. 

Aussi free fut il, le jazz de Pharoah Sanders et Albert Ayler fut largement marqué par cette fièvre transcendantale. Nourris à la même source mystique, les génies de l’Europe et de l’Amérique ne cessèrent de se croiser et de s’accoupler. « Africa brass », « Kind of blue » et une bonne part du jazz modal, la beauté innocente de la musique de Bud Powell et la virtuosité de Dollar Brand, le jazz permit au nouveau continent de construire sa grandeur en s’inspirant du glorieux passé de l’ancien. Rares furent pourtant ceux qui, soucieux de perpétuer ces deux monuments culturels, scindèrent leur carrière en deux tendances bien distinctes.

Il faut dire que Keith Jarrett commença son parcours à une époque où le jazz s’interrogeait sur son avenir. Lorsqu’il monta son premier trio, en 1965, le bebop n’était déjà plus qu’un lointain souvenir. Après quelques années de grandeur réactionnaire, les traditionnalistes du hard bop commencèrent à s’essouffler, laissant ainsi les barbares du free se caricaturer dans de grandes cacophonies chaotiques. Art Blakey et ses Jazz Messenger donnèrent heureusement l’impulsion qui permit au pianiste de devenir un des musiciens les plus vénérés de sa génération. Ce statut s’imposa définitivement lorsqu’il commença à travailler avec Charles Lloyd, le saxophoniste qu’un jazz aux abois voulut voir comme le nouveau Coltrane. Comme l’auteur de « A love suprem », Lloyd déversait des torrents de notes foisonnant dans de somptueux tapis sonores. 

N’ayant jamais renié ses racines européennes, Keith Jarrett apporta à ce saxophoniste prometteur le cadre mélodique lui permettant de s’aventurer dans des contrées inconnues sans se perdre. Il fut son McCoy Tyner sur les passages les plus mélodieux, tout en sachant s’imposer comme l’indispensable copilote de ses envolées les plus free. Accompagnés de Jack Dejonette et Ron McClure, Charles Lloyd et Keith Jarrett offrirent à l’URSS une performance devenue historique. L’affaire commença doucement, la tendre ouverture de « Day and night waiting » ressuscitant la grâce mélodique de John Coltrane des albums « Ballads » et « Coltrane play the blues ».

Rapidement, les choses s’emballèrent, les notes de Keith Jarrett cessant de voler telle une nuée de lucioles, pour déferler à la manière d’une pluie d’étincelle. Rendu hystérique par ce déferlement étincelant, Lloyd souffla furieusement sur un instrument faisant désormais écho aux violentes transes de l’album « Méditation », l’orchestre rappelant ainsi la brillante diversité du mysticisme Coltranien. Impressionné par l’intensité de ces musiciens, Miles Davis recruta Keith Jarrett en 1970. Poussant toujours plus loin la radicalité de son jazz rock funky, le trompettiste laissa son nouveau pianiste dévoiler la modernité de son jeu de synthétiseur sur l’excellent « Live evil ». Libéré de cette période de bruit et de fureur, Keith Jarrett reprit le piano pour renouer avec la grandeur de son héritage. Ses notes, plus mélodieuses que rythmées, remirent au goût du jour une douceur musicale quelque peu effacée par les emportements orgiaques des musiques dites noires. 

Ce fut la beauté lumineuse issue d’un temps où le matérialisme moderne n’avait pas prise, la nostalgie d’une époque où l’homme aspirait à autre chose qu’à la richesse. Loin d’être austère, cette profondeur traditionnelle exprimait également le bonheur d’un homme qui sut trouver un accomplissement personnel et artistique. Sortir un disque tel que « Facing you » en 1972 revient, pour un écrivain, à renier des décennies de narcissisme Célinien pour renouer avec le romantisme rêveur de Dumas et Walter Scott. Alors que le free jazz et le hard blues imposait une vision brutale et chaotique de la musique, Keith Jarrett bâtit un cloitre musical servant de refuge aux amoureux de beautés introspectives.

Cette beauté, Keith Jarrett la cultiva tout au long de sa carrière, notamment à travers son fameux quartet européen. Si le rock est l’histoire d’une rencontre entre une voix et une guitare, l’histoire du jazz vit se rencontrer une succession de pianistes et de saxophonistes. C’est ainsi que, en écrivant les arrangements de cordes de Luminescence, Keith Jarrett permit à Jan Garbarek d’atteindre le sommet de sa grâce fantomatique.

« Le violon est le roi du chant. Il a tous les tons et une portée immense : De la joie à la douleur, de l’ivresse à la méditation, de la profonde gravité à la légèreté angélique, il parcourt tout l’espace du sentiment. » Andrès Suarez : Le voyage du condottière

Porté par ces maîtres du chant, Jan Garbarek offre à l’auditeur un moment suspendu, une beauté trônant au carrefour des merveilles passées et du génie présent. Cette solennité est déjà difficile à produire dans le calme des studios, elle devient exceptionnelle dans la spontanéité des concerts. Le miracle eut lieu en 1974, dans la ville de Cologne, au moment où le pianiste décida de se passer d’un orchestre. Plaquant les premières notes de son motif musical de base, Keith Jarrett se rendit compte que cet endroit donnait à sa mélodie un écho d’une rare profondeur, comme si ces sons étaient portés par une grandeur venue du fond des âges. Comprenant, comme Coltrane avant lui, que la répétition pouvait accoucher d’une beauté hypnotique et mystique, le musicien fit tourner son improvisation autour de la répétition de ce motif central. Tournant tel un majestueux condor autour de ce pilier mélodique, il élargit ses cercles pour nous faire découvrir de nouveaux paysages.

Le concert de Cologne fut bien plus qu’un simple récital, c’était l’union des âmes présentes et des âmes mortes, un nouveau pont construit entre la vieille Europe et l’occident moderne. La carrière solo et quartet européen de Jarrett s’inscrivaient dans le temps long, son quartet américain le fit rentrer dans le bain bouillonnant de la modernité. Pourtant, même dans les mélodies pop et électriques d’un disque tel que « Treasure island », la musique de Keith Jarrett garde cette poignante nostalgie harmonique, qui est l’expression de la grâce d’un homme aux inspirations trop raffinées pour les courants musicaux de son époque. Chef d’orchestre converti au jazz, le pianiste tenta toujours de le rapprocher de la complexe splendeur de ses références classiques. Il luttait à son niveau contre les forces commerciales tentant de rabaisser l’art musical au niveau du divertissement. 

En l’écoutant, Suarez aurait sans doute écrit « le piano est le roi du chant ».   

  

2 commentaires:

  1. Bel article sur ce multi-instrumentiste au répertoire infini même si on le voit souvent face à un clavier. Pilier classique du blog, je viens d'écouter le concerto K 466 (N°20) de Mozart par Keith Jarrett, le seul concerto en mode mineur de Wolfgang donc nostalgique… Une belle intériorité et finesse de jeu ! En 2014, pour un billet dédié à ce concerto, j'avais retenu la version Friedrich Gulda-Abbado, Gulda, lui aussi jazzman très à l'aise autant dans l'univers Jazz que ceux de Mozart et de Beethoven… Hasard ?
    Petit chipotage : Le jeune Mozart exhibé dans les capitales européennes à partir de ses 7 ans, à Paris en 1763, n'avait pas encore composé de symphonie. Mais ce sera le cas à Londres en 1766, proposant les N° 1 à 4, en réalité une appellation un chouias abusive pour ces quatre premières mini symphonies, plutôt des divertimentos (dont l'une de la main de papa Leopold ?). La symphonie N°31 dite "Parisienne" date de 1778. (Mozart a 22 ans), une vraie symphonie de la maturité… Dernier voyage en France.
    Tu écris "Malheureusement pour elle, le double assaut de la révolution républicaine et industrielle mit un sérieux coup à cette vision transcendantale de la musique et de l’art en général. […] Ainsi déclina le génie musical du vieux continent et surtout celui de la France,". Mouais, je ne souscrit pas trop à cette opinion… on va devoir organiser un café-philo pour échanger sur ce sujet à fleuret moucheté… 😊.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ce serait avec plaisir.
      Merci pour ce commentaire tres complet

      Supprimer