vendredi 7 mars 2025

THE BRUTALIST de Brady Corbet (2025) par Luc B. (comme brut)



Il faut juste se mettre en condition, se dire que finalement, ce BRUTALIST ne fait que 10 minutes de plus que le dernier Scorsese, ou la moitié du NAPOLEON d’Abel Gance. Autres prérequis : un bon fauteuil et un casse-croute pour l’entracte.

THE BRUTALIST est un sacré moment de cinéma, un mastodonte qui a déboulé sur les écrans sans prévenir. Pourquoi ce film fait tant parler dans les gazettes ? Parce qu’il dure 3h35, ce n’est pas si commun, parce que tourné en pellicule et format VistaVision, et parce que cette fresque qui court sur trente années a été produite avec un budget de 10 millions de dollars. Soit, en moyenne, 25 fois moins que n'importe quel blockbuster hollywoodien, à titre de comparaison le dernier FAST AND FURIOUS a couté 340 millions… Le réalisateur a économisé chaque cent, pas sûr qu'il y avait du kawa à la cantine (s'il y avait une cantine !).  

Je vous avais déjà expliqué, croquis à l'appui, le procédé VistaVision, né dans les années 50. C’est une caméra à défilement horizontal (et non vertical). La largeur de l’image basculée à 180° devient donc sa hauteur, la surface de pellicule impressionnée est donc double, un piqué d’image deux fois supérieur à un film classique, le 4K argentique ! Et c’est vrai qu’à l’écran l’image est impressionnante de précision. La VistaVision n'a rien à voir avec le cinémascope (procédé optique, anamorphique), ou écran large, d'ailleurs Corbet opte ici pour le ratio 1:1.66 (norme européenne) et parfois le 1.37. Bon j’arrête là, j’en ai perdu la moitié en route…

Tout ça pour dire que ce film est un pari complètement dingue. Corbet s'y affirme comme fils putatif de Francis F. Coppola (on pense à MEGALOPOLIS pour l'architecte) qui rejoint le cercle des types qui mettent tout dans leur œuvre, des années de travail, de sueur et de sacrifice, pour ne pas gagner un rond. On pense à d’autres films hors normes (américains) comme IL ETAIT UNE FOIS EN AMERIQUE, LA PORTE DU PARADIS, ou LES MOISSONS DU CIEL, 2OO1, TAR, des trucs à refiler des diarrhées nerveuses à n’importe quel distributeur ("mais comment je vais vendre ce truc ?"), qui doivent leur réussite qu’à la pugnacité (et talent) de leurs auteurs. Donc déjà, on salue le geste !

Un peu à la manière de CITIZEN KANE (on y pense aussi) Brady Corbet semble filmer un biopic, en lui donnant une patine documentaire avec ces images d’archives de pubs institutionnelles (Pennsylvanie, travaux publics) qui renforcent la véracité du récit (et aussi économisent temps de tournage et budget). Mais dans la dernière partie, Corbet fabrique de fausses archives (format vidéo 1:37), comme le faisait justement Orson Welles. Un merveilleux tour de passe-passe, puisque THE BRUTALIST est une fiction à 100% !

Déjà le générique tape dans l’œil, par pavé, graphique (en mode brutaliste) avec défilement de droite à gauche. La première scène impressionne, un plan séquence qui suit László Tóth parmi une foule d’émigrés surexcités, depuis les cales jusqu’au pont du navire qui approche de New York, et cette première vision de l’Amérique, une statue de la Liberté, à l’envers, renversée. L’arrivée de migrants à Ellis Island on en a vu plein au cinéma, mais jamais filmée comme ça, là encore, les contraintes budgétaires peuvent expliquer le non recours aux majestueux plans extérieurs, mais l'intensité prédomine. 

László Tóth est hongrois, survivant de Buchenwald, il a laissé sa femme en Europe le temps de se refaire une vie en Amérique, nous sommes en 1947. Il est accueilli par son cousin Attila, travaille dans son magasin d’ameublement, dort sur les canapés d’exposition ! Entre autres boulots, ils sont choisis pour retaper la bibliothèque du riche industriel Harrison Lee Van Buren. Mais l’affaire tourne mal, le proprio débarque furibard, les ouvriers sont virés, le cousin fout László à la rue, qui se retrouve à la soupe populaire puis manutentionnaire sur un chantier. Un jour, Van Buren, féru d’art, qui a découvert entre temps que László Tóth est un grand architecte de l’école Bauhaus, lui commande un chantier pharaonique…

C’est un film qui brasse plusieurs univers, on pense à Coppola pour la lutte entre l’artiste et le financier, mais aussi pour les tragédies familiales, on pense beaucoup au Paul Thomas Anderson de THERE WILL BE BLOOD pour la fresque historique qui montre une Amérique à deux totems : fric et religion. L'image de ces grues plantées sur la colline rappellent furieusement les croix du mont Golgotha. László est juif, ne renie pas ses origines contrairement à Attila qui s’est converti au catholicisme pour protéger ses arrières. Van Buren est protestant, et on verra que tout cela ne fait pas bon ménage. Insidieusement le vernis de la famille Van Buren se craquelle, entre le fils qui besogne sa sœur jumelle, et le père qui laissera éclater son mépris de classe, son racisme, son antisémitisme.

Une scène en particulier met très mal à l’aise. Au cours d’un diner, devant les invités, Van Buren lance, rigolard, à László : « après 5 ans en Amérique il a toujours un accent de cireur de chaussure », et lui jette une pièce. Sourires crispés. Pièce qu’il lui demande ensuite de ramasser, car : « ici, un sou est un sou ». Dans la deuxième partie de film, en Italie, Van Buren cèdera à ses pulsions perverses dans une scène de viol que même le spectateur, ahuri, a du mal à appréhender. A un moment le fils Van Buren dit à László : « Nous vous tolérons » une manière non détournée de remettre tout le monde à sa place. 

Van Buren (toujours excellent Guy Pearce, le jeune flic idéaliste de L.A. CONFIDENTIAL) représente l’élite WASP, pétri d’amour pour sa feue mère, au centre de toutes les attentions, qui règne en maitre, mécène courageux au départ mais qui travaille à construire sa propre gloire. La manière dont il accueille chez lui la femme et la nièce de László (qu’un ami avocat a réussi à rapatrier d’Europe, très belle scène à la gare) sonne faux, empathie surjouée. Le mépris de cette famille pour ces émigrés, juifs de surcroit, éclate à la fin lors d’une scène stupéfiante, encore un long plan séquence où la violence hystérique du fils se déchaine. Ce qui suit, la recherche de Van Buren dans les fondations inondées du bâtiment, est absolument superbe de tension, qui culmine avec cette croix lumineuse projetée sur l'autel en marbre d'une chapelle (idée de l'architecte pour plaire aux commanditaires chrétiens, dont le réalisateur se plait à retarder la vision). 

László Tóth n’est pas pour autant un ange. Junkie, égocentrique, victimaire (certes, il en a bavé !), injuste et violent avec son ami et partenaire Gordon (Isaach de Bankolé, acteur précieux découvert par Chéreau puis Claire Denis, qui travaille depuis aux USA grâce à Jim Jarmush), dominé par la soif de reconnaissance. László conçoit un complexe hors norme (comme le film ?) en béton, ne laissant personne se mettre au travers de sa grande d’œuvre. Dont on apprendra à la fin où il a puisé son inspiration, magnifique pied de nez au commanditaire.

L’aspect architectural est très bien rendu, Corbet filme les coups de crayons, les dessins, les maquettes, filme les engins, les outils, les discussions de chantier faisandées par les idéologies. Corbet filme admirablement les espaces (les plans extérieurs sont de toute beauté, scènes sur la colline) les volumes, les textures, la lumière (scène dans la nouvelle bibliothèque). Superbes scènes en Italie dans la carrière de marbre blanc, engloutie par le brouillard, immensité du décor et petitesse des êtres. Et plus tôt, à la fonderie, le personnage en contre plongé sur le bleu du ciel nocturne. Le grain de la photographie est superbe (pellicule 35 mm), renvoie aux années 50, on pense parfois à Douglas Sirk, qui sous le vernis de la belle image raconte la brutalité du monde et des sentiments.  

Mais, faute de budget j’imagine, on ne verra jamais ni chantier (ou presque) ni le complexe culturel abouti. Le talent de Corbet est justement de nous montrer des choses qui n’apparaissent pas à l’écran ! La deuxième partie - après l’entracte de 15 minutes avec chronomètre à l’écran, pratique, j’ai encore 3 minutes pour aller pisser - est plus sombre, heurté, la dégringolade, le revers du rêve américain, the rise and the fall de BARRY LYNDON. Une narration moins fluide, on saute d'un truc à l'autre comme s'il manquait des scènes, bobines égarées dans un tiroir. Je pense que la matière est telle, que le réalisateur n'a gardé que l'essentiel, au spectateur de remplir les trous.  

THE BRUTALIST donne à voir des images d'une puissance folle, un film très riche en termes de mise en scène comme dans ce qu’il englobe de thématiques (un « film monde »). Adrien Brody (comme le reste de la distribution) y est superbe, sans en faire des tonnes, il porte le film sur ses épaules, comme il portait LE PIANISTE de Polanski, dans un rôle proche. C'est du grand et très beau cinéma, conçu pour le grand écran, d'une ambition folle. 

- oui Sonia ? vous lisez par dessus de mon épaule, un truc vous défrise ?

- vous ne décrochez les six étoiles ?

Est-ce vraiment le chef d’œuvre incroyable et envoutant comme il est présenté parfois ? On verra avec le temps. C'est un film extraordinaire, mais il lui manque sans doute un ingrédient, et pas des moindres : l'émotion. 

Je n'ai pas complètement ressenti l'âpreté tragique de THERE WILL BE BLOOD, l’ampleur narrative de IL ETAIT UNE FOIS EN AMERIQUE ou LA PORTE DU PARADIS, la poésie visuelle de LES MOISSONS DU CIEL, pour citer quatre films qui semblent avoir été la matrice de ce BRUTALIST.


couleur  -  3h35  -  format 1:1.66 (VistaVision) 

4 commentaires:

  1. Shuffle Master7/3/25 09:03

    Monsieur fait dans l'effet de style, bravo. Des paragraphes dithyrambiques, puis la chute qu'on n'attend pas, après intervention d'un tiers.

    RépondreSupprimer
  2. F&F "a couté 340 millions…" 😲 Une forte partie du budget doit servir à s'en mettre plein les poches. M'enfin !

    RépondreSupprimer
  3. Donc, si j'ai bien compris, avec un film en VistaVision qui dure 3 h 35, pour voir l'image horizontale il faut passer 3 h 35 pendu par les pieds dans un cinéma ? Heureusement qu'il y a un entracte ...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est un peu ça, les sièges de la salle étaient munis de ceintures de sécurité pour éviter de perdre des spectateurs en route !

      Supprimer