jeudi 9 janvier 2025

STEVEN WILSON : La musique du souvenir. par Benjamin



«  La musique est un amour où toute chaire se possède dans l’âme. Voilà pourquoi la musique n’est ni triste ni allègre : Elle est une tendresse ardente, où l’on rend sur le champ en délice de se perdre tout ce qu’on vient de recevoir en passion. Une musique où l’on ne s’oublie pas soi-même n’est pas musicale » Suarez : Voyage du condottière.

Nous sommes un jour d’hiver comme il en existât tant, le gel dessina d’étranges formes sur les vitres et le paysage était figé dans un épais drap blanc. Devant sa glace gelée, un vieil homme goûtait aux joies de cette saison de la sérénité. Passé un certain âge, les passions attisées par la chaleur de l’été s’évaporent, faisant de cette saison un bourreau à la torture potentiellement mortelle. C’est également la saison où, à grands coups de publicités, l’hypnotique télécran vous rappelle chaque jour votre dangereuse fragilité. 

Nombreux sont ceux qui comprennent trop tard la nocivité de l’aliénation télévisuelle, triste machine à tuer un temps pourtant précieux. Si lire est vivre une seconde fois, céder aux sirènes télévisuelles revient à mourir avant l’heure. Sénèque démontrait déjà que la vie n’était pas courte, mais que nous la gâchions dans l’agitation de nos obligations et la vacuité de nos passions tristes. Si la vie parait si brève, c’est pour que nous nous efforcions sans cesse à en saisir la beauté. Celle-ci n’est certes pas dans les tableaux excel, les embouteillages ou le chaos des grandes manifestations, tant elle a besoin d’une certaine sérénité pour briller de tous ses feux. La beauté de la vie, c’est l’aurore projetant sa lumière orangée sur de fins nuages, c’est le sourire de ceux qui savent imprimer leur joie sur leur visage, c’est la grâce enfantine d’une femme sereinement endormie. L’incarnation de la beauté peut d’ailleurs se limiter à cela, la sérénité d’une femme endormie.

Que n’eut il supporté pour assister à ce spectacle, quel prix n’eut-il payé pour reposer son esprit devant ce spectacle émouvant. Si les émotions les plus intenses de l’homme sont souvent liées au beau sexe, il fut de ceux que cette contemplation passive bouleversa plus que les emportements de l’acte charnel. Lorsqu’une femme fait l’amour, son corps dit « je te veux », alors que lorsqu’elle s’abandonne ainsi au sommeil à coté de vous, son corps dit « je t’aime ». Il y a, entre ces deux affirmations, un abîme aussi profond que celui séparant la joie du bonheur. L’homme prit une chaise, il sentait ses forces s’éteindre comme cette flamme dont le rougissement des braises perpétuait le chaleureux souvenir. Sa vie défila devant ses yeux. Une vie pleine de cette chaleur humaine qu’il apprit à chérir, parsemée de peines dont il admit pour la plupart l’insignifiance. Souffrir par avance, c’est souffrir une fois de trop, il vaut mieux comprendre cela le plus tôt possible.

Comme assis devant le film de sa vie, il en entendit la bande son, la mélodie baroque de « Drive home » de Steven Wilson rythmant ses pas sur les chemins de l’enfance. Il était alors à un âge où l’on peut encore être aimé d’un amour pur et sans calculs. A ses côtés, son père lui parlait d’une voix empreinte de tendresse et de fierté, son regard n’exprimait pas encore la redoutable capacité de jugement des aïeux conscients de la gravité de leur rôle. Et la musique continua, douce comme le free jazz de King Crimson et aussi lyrique qu’une fresque genesienne. L’enfance est l’âge de l’émerveillement permanent, c’est pourquoi on regrette toujours un peu sa disparition. 

Au contact de sa progéniture, le père sembla retrouver un peu de sa joie innocente, leurs jeux allumant son regard d’un éclat qu’il ne lui revit jamais ensuite. Le mourant se délecta de ce spectacle, mélange de décors automnaux et de joie printanière. Comme si l’on eut brusquement tiré la pellicule, le film bascula des joies de l’enfance aux premiers émois de l’adolescence. Il reconnut vite Londres, son ciel gris comme une pierre tombale, ses jardins publics où l’herbe abondamment arrosée offrait un tapis magnifiquement vert foncé aux canards et aux oies.

Puis il y eut cette cabine téléphonique, où il se réfugia avec une jeune femme pour s’abriter de la pluie, le climat offrant parfois de bien belles occasions de rapprochement. Pour illustrer cette scène vue de loin, comme si sa mémoire voulut préserver l’intimité du jeune homme qu’il fut, une autre musique se fit entendre. Il ne put alors que reconnaître la bulle musicale de « The sky move sideway » de Porcupine Tree. En offrant à la beauté lumineuse de « Shine on you crazy diamond » la douceur hypnotique léguée par Tangerine DreamSteven Wilson créa une des plus belles machines à rêve de la musique moderne. Machine à souvenirs serait d’ailleurs plus exact, tant ces songeries sonores sont le miel attirant l’abeille de la nostalgie. 

La nostalgie, comme l’abeille, peut mourir de sa propre piqûre. Il ne fait pas bon s’égarer trop longtemps dans le glacier du passé, l’immobilisme qu’il impose incline l’esprit vers sa négativité naturelle. C’est ainsi que l’électro fit place à un lourd heavy metal atmosphérique et virtuose. En général, notre mourant répugnait à subir les convulsions tonitruantes des hordes métalliques. Cette musique ne laissait pas assez de place au silence, source vitale de la mélodie, de la réflexion et du rêve. Mais « In absencia » fut toujours pour lui une exception, les références floydiennes et king crimsonniennes venant tempérer la violence venue d’une âme perdue dans les dédales de ses élans sanguinaires.

Le souvenir qu’il vit fut bien sûr celui qui traumatisa sa génération, celui de l’ignoble barbarie de la frustration du minable s’abattant sur le génie. Alors que six coups de feu firent s’effondrer le plus grand génie musical de son temps, John Lennon, une voix paranoïaque répétait cette explication glaçante « The creator got a mastertape ». Il est bien pratique le créateur pour soulager l’homme de sa responsabilité individuelle, pour expliquer une horreur intense au point d’en devenir inexplicable. L’une des plus grandes mission de l’homme est d’apprendre à souffrir avec dignité, ceux qui en sont incapables sont voués aux pires bassesses. Soudain, un riff puissant porta une voix hurlant la profondeur d’un désespoir viril :


« I live in the flat next door / And I can hear you fuck your girlfriend to the wall »


Sur qu’il en vécut de ces moments où, isolé dans la grandeur de son appartement, il eut l’impression que son esprit absorbait ses ténèbres pour se parer de leur noirceur. La musique de Steven Wilson exprimait elle aussi une tristesse, celle d’un homme voyant ses semblables sombrer dans les abysses du nihilisme. Obtenant tout en quelques clics, l’homme moderne n’est plus curieux de rien, la plupart de ses œuvres ne sont que l’expression de son propre vide intellectuel et spirituel. Wilson grandit dans une époque qui ne fut pas la sienne, celle des grandes fresques rock dessinant de florissants décors Tolkeniens ou poétiques. Cette époque, il la fit revivre avec poésie sur la mélodie tullo genesienne de « The raven that refused to sing »

Steven Wilson aimait également la modernité, mais elle fut plus pour lui une couleur musicale qu’un dogme sacré. Après ces réflexions, notre condamné vit l’image d’une femme effondrée sur un canapé, le visage déformé par une grimace où se lisait la tristesse de la solitude et la douleur engendrée par un cœur s’arrêtant de battre. Derrière cette scène se firent entendre les sanglots électro rock de l’album « Hand cannot earase ». Dans ce disque, Wilson imagina la vie de celle qui finit isolée au point que sa dépouille ne fut découverte que plusieurs jours après sa mort. Ainsi naquit une de ces œuvres dont la beauté continuera à éblouir tant que l’homme sera homme. 

Cette humanité semble aujourd’hui se perdre mais qu’importe, elle n’aura plus d’existence pour notre mourant d’ici peu. En rendant son dernier souffle, le vieillard pensa tout de même que la musique de Steven Wilson continuerait de montrer à l’homme décadent à quel point il pourrait être grand. 

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