Il était une fois, non loin d'un château aux innombrables tours et ceinturé de créneaux, dans un marais luxuriant et abondant de vie, Garulfo. Modeste et généreuse créature de Dieu qui n'avait qu'un seul but : devenir un homme. Une ambition folle qui va l'entraîner dans de tumultueuses et redoutables péripéties à travers un royaume qui va s'avérer bien plus vaste et dangereux qu'il ne l'aurait cru. De terribles aventures au cours desquelles il croisera maints personnages aussi fantasques qu'intriguant et imprévisibles. Une véritable quête parsemée d'embûches des plus mortelles et de cruels rebondissements.
- Mais qui est donc ce Garulfo ? Heingue ?
Garulfo est une grenouille des plus communes, à ne surtout pas confondre avec les crapauds. Une confusion des plus vexantes, d'autant que certains humains prendraient les grenouilles pour les femelles de ces verruqueux [ auto-censuré ]. La honte. Garulfo est dévoré par ambition insensée de se hisser à la condition des bipèdes qu'il admire tant. "Ô Dieux chagrins qui m'affublâtes de cette squameuse enveloppe, j'irai contre vos édits, car dussé-je franchir mille lieues, puisse-je vaincre mille périls, dussé-je pour cela perdre mon âme... Je serai un Homme !".
C'est ainsi qu'au cours de son périple, il tombe sur une charmante damoiselle - la princesse Héphylie - et sa gouvernante. Cette dernière essayant d'inculquer quelques vérités à la crédule et capricieuse infante à travers la morale des contes. Toute ouïe, bien plus que la princesse, Garulfo n'en perd pas une miette et s'en va chercher une fée - qui, d'après les contes, aurait le pouvoir de transformer les grenouilles en princes. Les fées existent-elles ? On ne sait pas, car en guise de fée, c'est une sorcière qui croise la route de l'optimiste batracien. En fait, la sorcière avait besoin de l'amphibien comme dernier ingrédient pour l'une de ses diaboliques concoctions. L'entêtée grenouille échappe au chaudron bouillonnant en lui proposant un deal, qu'elle accepte. Sorcière ou fée, c'est du pareil au même : elles sont toutes deux dans le business de la magie. L'objet du deal est simple (quoique) : Garulfo est l'objet d'un sort lui permettant de devenir un homme, un prince, en embrassant une princesse. Une fois la métamorphose accomplie, il l'épouse - la princesse - et en retour exaucera les vœux de la sorcière.
Cependant, c'est le baiser d'une pauvre roturière qui transforme Garulfo en "prince charmant". Et c'est ainsi que Garulfo est introduit dans le royaume de Hommes, ou plutôt s'y invite, en se présentant devant le roi en tant que prince, - ce que tout le monde, devant tant d'aplomb, prend pour argent comptant... au début -, et en réclamant la main de sa fille - la roturière. Garulfo découvre alors, de l'intérieur, en mode gonzo, la vie des hommes. Avec ses contradictions, ses tragédies, ses injustices, ses mensonges, ses complots, sa violence, sa cruauté... tant de déceptions qui le font vite déchanter... Malgré les dangers que peuvent receler les marécages, tout y était plus simple et clair, et il en vient à les regretter. De plus, l'innocence et le franc parler du nouveau prince dérangent. Dans son dos, on ourdit des complots... engendrant de nouveaux périls, plus sournois.
Tandis que Garulfo se perd dans les complications et les mœurs de la société humaine, à des lieues de là, Romuald, un prince des plus vaniteux, imbuvable et imbus, se retrouve l'objet d'un terrible sort... il est soudainement transformé en grenouille !! Pof !! Romuald, fier, beau, antipathique et orgueilleux, n'est plus qu'une fragile grenouille à la merci des félins, canidés, demoiselle éconduite, valets et serfs. La raison en est évidente. Lorsque Garulfo a pris l'apparence d'un prince, il l'a en fait échangée avec celle de Romuald. Ce n'était pas prévu au programme mais c'est ainsi. En conséquence, si Garulfo est bien trop innocent, crédule et inexpérimenté pour survivre parmi les hommes, et plus particulièrement au milieu de courtisans et d'intrigants, - en plus, il n'est même pas capable de tenir une épée correctement ; pire qu'un prince d'apparat -, Romuald, lui, c'est son assurance, son caractère impétueux, libidineux et belliqueux le placent dans une insécurité perpétuelle - ses quelques centimètres et ses petits bras fragiles ne pouvant soutenir sa fougue.
Garulfo et Romuald finissent par se croiser. S'ensuit un long et tortueux chemins où tous deux vont apprendre l'un de l'autre. Si Garulfo apprend à se montrer moins naïf, c'est principalement Romuald qui grandit de cette expérience, gagnant progressivement en compassion et en tolérance. En humanité, quoi. Car au-delà d'une excellente bande dessinée humoristique, "Garulfo" est un conte moderne. Un conte nourri des Charles Perrault, Hans Andersen et des frères Grimm, pour offrir une vision critique des travers humains.
Six tomes où les auteurs jouent avec les références classiques des mythes et légendes, les détournent pour mieux servir leurs desseins (dessins), surprenant avec ravissement le lecteur ; tout en pointant du doigt l'injustice du monde féodal, des élites auto-proclamées et des nigauds à la vision étroite, défendant égoïstement bec et ongles leurs miséreux privilèges. Si on sent bien qu'en dépit de son indéniable attrait le premier tome est un poil trop condensé, en particulier dès que Garulfo change de peau, la suite se développe plus sereinement, laissant de l'espace pour les détails, approfondissant les profils et la psychologie des personnages (bêtes, animaux et bipèdes). De même que des personnages qu'on croyait secondaires et même éphémères, peuvent prendre une place plus importante au fil des volumes, quand d'autres sont sans ménagement relégués au placard. Voire au trépas... (pauvre Fulbert)
Une pensée pour l'ogre, perdu au fin fond d'une sombre et épineuse forêt, se morfondant seul, dans une place forte - à l'exception de Bernadeau, un minuscule lutin attentionné -, à l'écart de la peur des petites gens et de la haine d'apprentis et brutaux chevaliers en quête d'exploits. Lui qui pourtant peut fondre, s'abandonner devant la beauté de l'Art. Avec une nette préférence pour le raffinement des objets en cristal. Mais comment se faire comprendre, se faire accepter, lorsqu'on est presqu'aussi haut qu'une masure, qu'on a des paluches comme des battoirs, un faciès inspirant la crainte. Et surtout quand on est habité d'une insatiable faim poussant à piocher dans les réserves et les troupeaux des pauvres serfs.
A n'en pas douter, "Garulfo" est un conte philosophique moderne. Il en a tous les attributs. A savoir une critique sociétale (et tout y passe, de la religion aux mœurs en passant par la condition humaine) au travers d'une histoire fantastique.
L'auteur se nomme Alain Ayroles, et, en dépit d'un actif relativement réduit, il s'est fait un nom grâce à un travail systématiquement et unanimement plébiscité par la presse et le public. A commencer par la série "De Cape et de crocs", plus léger, et jouant alors avec les classiques de la littérature (notamment Molière, E. Rostand, le Roman de Renart et Don Quichotte - avec quelques petits clins d'œil à "Le Belle et la Bête" de Cocteau ), des "Sept Missionaires" et plus récemment du magnifique "Indes Fourbes" (2019) qui lui, s'inspire de "El Buscon" (1626), unique roman (initialement en trois volumes) de l'Espagnol Francisco Gomez de Quevedo Villegas y Santibànez Cevallos, pour en faire une suite. Si Ayroles pourrait être considéré comme peu productif, c'est simplement parce qu'il effectue un sérieux travail de recherche. Même si ses histoires se situent dans l'imaginaire, il tient à ce que cela reste cohérent. Dans les mots et les dialogues, les costumes et les outils, les décors. Véritable travail d'archiviste.
Le dessinateur, Bruno Maïorana, s'illustre par un trait personnel élégant et minutieux, vif et assuré (vraisemblablement à l'encre de chine), confectionnant dans une profusion de détails des planches finement ouvragées. Il a le don de donner à ses personnages (animaux compris) une fascinante expressivité et un trait de caractère qui se reflète sur les visages. Il avoue à cet effet que "Garulfo" l'a obligé de travailler en ce sens. Après "Garulfo" et "D" (série de trois tomes sur des histoires de vampires au XIX ème siècle), également confectionné avec la complicité de l'ami Ayroles, et en dépit du succès non démenti de ces deux séries, pour diverses raisons (dont financières), il préfère se retirer du milieu de la bande dessinée. Dommage. On peut toujours se rabattre sur ses planches, anciennes ou récentes, publiées ou exposées, sur lesquelles on peut apprécier l'excellence et le raffinement de sa plume.
Il convient également de faire honneur au beau travail d'encrage de Thierry Leprévost, qui procure espace et relief aux planches en noir et blanc de Bruno. Il fait également partie de l'équipe pour " D ".
Un bel ouvrage où on se délecte du travail de ces trois protagonistes. A lire, relire et rererelire 😁
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