vendredi 29 novembre 2024

JURÉ N°2 de Clint Eastwood (2024) par Luc B.

 

Ce film de Clint Eastwood, 94 ans aux pruneaux, est sorti dans 47 salles de cinéma aux Etats Unis. Même pas une par état. Il a échappé de justesse à n’être distribué que sur les plateformes de streaming par la Warner, au motif que ce genre de truc, des films "adultes", ça ne rapporte pas un kopek. Qu’est ce qu’on va s’emmerder avec ça, des films qui font réfléchir. Aucune promo. Vous avez vu des affiches quelques part ? 

Si Eastwood dézinguait des dealers à coup de Smith & Wesson, ça irait encore, mais là… Se poser des questions morales sur la justice, sans super-héros en moule-burnes 3D, sans franchise rentable à venir, franchement ça intéresse qui ? Et bien pas mal de monde visiblement, puisque ce JURÉ N°2 est un succès un peu partout. A l’heure où je corrige ces lignes, déjà plus d’1,3 million de tickets vendus en France. Fuck la Warner, studio emblématique pour les cinéphiles, dont le neurone de réflexion est désormais indexé sur Wall Street. 

Clint Eastwood s’est souvent interrogé sur la justice, d'abord en mode expéditive dans ses westerns, L’HOMME DES HAUTES PLAINES ou IMPITOYABLE, plus nuancée dans MINUIT DANS LE JARDIN DU BIEN ET DU MAL, JUGÉ COUPABLE, LES PLEINS POUVOIRS. Il s’est aussi intéressé au statut de héros, lui qui les avait souvent joués, aux héros dont on réclame la justice, et récemment des héros réels aux prises avec la justice dans SULLY, RICHARD JEWEL.

Ce JURÉ N°2 semble être la synthèse de tout cela. Justin Kemp (Nicholas Hoult, sobre, impeccable, sa ressemblance avec le Clint jeune est-elle fortuite ?) brave type ordinaire au premier regard, doté d'une gentille femme enceinte jusqu'au cou, est convoqué comme juré dans un procès pour féminicide. Il tente de se soustraire à la corvée, mais sa requête est rejetée. Bon élève, il écoute consciencieusement l’exposé des faits par la procureur, et pâlit : cette affaire dont il ne connaissait rien, s’avère être la sienne. La femme qui est morte, c’est lui qui l’a tuée. Comment peut on juger un homme que l'on sait innocent, sans s’accuser soi-même ? Gros dilemme…

Je ne dévoile rien, puisque ce que je vous raconte correspond aux dix premières minutes. Un exposé des faits d’une précision diabolique. Eastwood est un metteur en scène classique, sa grammaire est académique, il prend soin de montrer le lieu d'une action en plan d'ensemble, depuis l'extérieur (le tribunal) avant d'y pénétrer. De même, il montre en introduction l'environnement familial du héros. Ce n'est pas du remplissage, mais des informations. Cette apparente simplicité trouvera toute sa justification dans l’ultime plan, un champ / contre champ tout bête, mais qui agit justement comme une déflagration, par sa simplicité. Plusieurs fins avaient été tournées, la plus simple a été gardée, comme quoi, less is more. S'il n'est pas un virtuose de la caméra (HawksWellman, Walsh ou Huston l'étaient ils ?), Eastwood sait comment raconter les histoires. Les premières séquences sont en montage alterné. Ce qu’on nous dit (au tribunal) et ce qu’on voit, nous spectateurs, dans les nombreux flash-back.

Eastwood avait déjà exploré cette facette dans JUGÉ COUPABLE et surtout SULLY, dont la reconstitution des faits était intelligemment morcelée. A chaque flash-back, une information supplémentaire vient compléter le tableau d’ensemble, selon les points de vue adoptés. A la suite d’une dispute alcoolisée dans un bar - les témoins filment l'altercation avec leurs portables - James Sythe est accusé d’avoir suivi en voiture sa petite amie Kendall Carter, de l’avoir cognée et laissée pour morte au fond d’un ravin. Les policiers sont vite remontés à lui, coupable idéal, petite frappe, un peu con, drogué, et hop, perpétuité.

L’autre récit nous raconte autre chose. Justin Kemp était aussi présent ce soir-là, qui est sorti peu après Kendall Carter, en voiture, de nuit, sous l’orage, visibilité nulle, boum, il heurte un truc, sans doute un animal, les pare-chocs en ont pris un coup, rien de grave, il rentre chez lui. Cinq ans plus tard, au tribunal, il comprend que c'est lui qui a tué Kendall Carter.

JURÉ N°2 est un film de procès dans la plus pure tradition, tout ou presque va se jouer en salle de délibération, comme dans DOUZE HOMMES EN COLÈRE de Sidney Lumet. Mais avec un double enjeu pour le héros : convaincre les autres d’innocenter James Sythe sans pour autant donner ses réels arguments, et pour cause. Un ami avocat (Kiefer Sutherland, soit trop peu présent, soit personnage inutile) l’a prévenu : si tu avoues, c’est 30 de taule.

Eastwood distille un réel suspens, qui ira crescendo au fur et à mesure des rebondissements. Comme avec ce juré, Harold Tchaikovsky (joué par JK Simmons) certain que l’enquête a été bâclée, qui propose une autre version des faits. Il enquêtera, faisant de Kemp le complice de ses découvertes. Ce qui est génial, c’est que tout ce que va faire Kemp pour torpiller cette enquête illicite se retournera contre lui. Le pauvre est soumis à un cas de conscience, drame cornélien, y compris envers sa femme, officiellement propriétaire du véhicule incriminé.

Que cet indécrottable républicain d’Eastwood s’interroge encore sur ce sujet, arrive à point nommé alors que le sinistre Donald Trump vient d’être réélu. Alors que chacun assène ses (contre)vérités via des réseaux sociaux, que l'intégrité de la justice est de plus en plus remise en cause, que des faits instruits, documentés, recoupés, comptent finalement moins dans la balance que ce qu'on en dit au bistro du coin, qu'une vérité établie ne fait plus le poids face au bon sens populaire... papy Clint nous remet les orbites en place. Une société sans justice amène le chaos. Sous ces aspects de petit thriller du dimanche soir, excellemment interprété, Eastwood nous invite à réfléchir, prendre du recul, de la hauteur, avec un récit qui aurait beaucoup plu à Fritz Lang, celui de FURY ou L’INVRAISEMBLABLE VÉRITÉ.

Il faut dire un mot du montage. Joel Cox, 82 ans aux nougats, quasiment aux cisailles sur tous les Eastwood. Qui non seulement dynamise le récit, qui sur le papier devrait être statique, mais renouvelle le genre. D’habitude, les plaidoiries des films de procès sont prétextes à de grands moments de bravoure des comédiens, des tirades à rallonge. Au contraire ici, comme dans la première partie du film, l’exposé des conclusions est morcelé : mon point de vue / ton point de vue. C’est bigrement intéressant, et surtout totalement raccord avec le sujet même du film.

Clint Eastwood a vaguement annoncé que ce serait son dernier film, on ne l'espère pas, son idole John Huston avait tourné le superbe LES GENS DE DUBLIN en fauteuil roulant avec perfusions plantées dans le bras ! Mais si c’est la cas, respect, il sort par la grande porte. Celle du vieux sage qui n’en a jamais rien eu à foutre de ce qu’on pensait de lui et de ses films, parfaitement maître de sa technique, qui allie un récit passionnant, sans cynisme, très humain, doublé d’une réflexion très actuelle.

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On fera le parallèle avec LE SEPTIÈME JURÉ (1962) de George Lautner, avec un Bernard Blier choisi comme juré dans un procès pour un meurtre qu'il avait lui-même commis. Plagiat ? Imagine-t-on vraiment Eastwood refaire un Lautner des débuts en loucedé ? Différence notable : dans le Lautner, Blier sait qu’il est l’assassin, dans le Eastwood, c’est un accident, le personnage le comprend au fur et à mesure. La fin est très différente. Mais évidemment, je ne vous dirai pas en quoi !

 

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6 commentaires:

  1. Shuffle Master.29/11/24 09:16

    Le trial movie, spécialité us. Il y a des réussites, les Lumet (12 hommes en colère, Le Verdict), mais aussi des trucs très chiants ("objection votre Honneur"...etc). Celui-là a l'air très bien. J'avais lu aussi qu'Eastwood s'était fait torpiller pour la distribution. Avec la filmographie qu'il a et le fric qu'il a ramené aux studios...

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  2. Cher Maître, je ne sais pas ce que vous entendez précisément par "virtuose de la caméra", mais, personnellement, je ne me souviens pas d'un film d'Eastwood dont les plans, les teintes, la photographie, ne m'ont pas touché (pas tout vu non plus, le cinéma le plus proche est à trente kilomètres 😥).
    Certes, il y a toujours un certain classicisme, mais je n'imagine pas la caméra des frères-sœurs Wachowski sur "Invictus", "La Mule" ou "Million Dollar Baby" 😁

    Ce serait comme un solo de shredder sur un slow-blues - y'en a, hélas.

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  3. Par "virtuose" (le mot n'est sans doute pas très juste, prête à confusion) j'entends des réalisateurs comme Hitchcock, Ophuls, Welles, Tarkovski, ou Leone, Brian de Palma, Scorsese, Spielberg, Cimino, ou Paul Thomas Anderson, Tarantino, Nolan... ils ne filment pas comme James Gray ou Ridley Scott. Des gens qui placent la caméra au coeur de leur dispositif. Là où certains laisseraient la caméra sur pieds, d'autres vont la faire bouger dans tous les sens, vont rechercher des axes insolites... Là où certains feraient un plan d'ensemble + plan moyen + gros plan, d'autres vont faire un travelling de 200 mètres. Dans le muet, un Murnau ne filmait pas comme un Chaplin. Godard ne filmait pas comme Claude Sautet. On entend parfois qu'une mise en scène réussie, c'est lorsque qu'on ne "voit" pas la caméra. Chez certains, c'est l'inverse, ils veulent qu'on la voit ! Il n'y a pas de jugement de valeur, y'a pas les bons et les moins bons, juste des styles différents. Eastwood fait partie des réalisateurs qui préfèrent une certaine sobriété dans le filmage, académiques, il n'invente pas une forme, ce qui ne signifie pas qu'il ne s'intéresse pas au cadre, à la photo (toujours superbe chez lui, j'en ai fait l'éloge notamment dans "Pale Rider" avec des clairs-obscurs magnifiques).

    Le film élu le meilleur du monde, "Jeanne Dielman" de Chantal Akerman, c'est trois heures qu'avec des plans fixes. Qui a détrôné "Vertigo" d'Hitchcock. Deux films à la mise en scène radicalement différentes, voire opposées. Et tous les deux pasionnants à regarder !

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    1. Je pensais également, principalement, à "Pale Rider" 👍🏼
      Okay. Mais alors, "virtuose" ... ou "acrobate" ? 😁
      Et dans le genre de "caméra dans tous les sens", il y a Sam Raimi qui a longtemps eu du mal à se retenir d'en faire un max

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    2. Jeanne Dielman, je l'ai vu hier pour la 1ère fois ... meilleur film du monde, ouais, d'après un canard anglais, j'ai vu ça ... et je l'ai pas du tout trouvé passionnant.
      J'ai bien vu le truc, trois heures et quart en plans fixes, et cinq secondes "d'action" qui s'opposent à la langueur (ou longueur, ça marche aussi) monotone du reste. Et Delphine Seyrig, au port très aristocratique, reconvertie en Mme tout-le-monde dépressive qui épluche des patates (pas très à l'aise avec un économe, ça se voit aussi) pendant dix minutes, ça finit par gonfler grave ... Je préfère nettement son antithèse, un plan séquence exubérant d'une heure et demie avec des centaines de figurants dans le musée de l'Ermitage, ça s'appelle L'Arche Russe et c'est fait par Sokourov, tant qu'à désigner un film que (presque) personne a vu, j'aurais choisi celui-là comme meilleur film du monde de tous les temps etc, puisque apparemment ce sont les choix techniques de réalisation qui désignent le vainqueur ...

      Sinon, le dernier (vraiment ? à mon avis il va aller chercher le record de Manoel de Oliveira) film d'Eastwood, le scénario me rappelle un autre film, mais pas celui de Lautner, que j'ai pas vu ... mais sorry, j'arrive pas à retrouver le titre .

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    3. J'avais lu que Chantal Akerman avait choisi Delphine Seyring justement parce qu'on ne l'imaginait pas assise dans une cuisine éplucher des patates ! Meilleur film du monde, hum, j'étais circonspect aussi. C'est assez radical comme démarche. Le mec qui joue son gamin est assez tartignole, et très mauvais. Quand tu regardes le classements Sight & Sound qui sort tous les dix ans, c'est en gros la même poignée de films qui se battent en duel, Citizen, Vertigo, La Règle du jeu, Le voleur de bicyclette, 2OO1, Voyage à Tokyo, et puis d'un coup, paf, c'est Chantal Akerman qui déboule. Il se dit que ce classement est tout de même assez élitiste.

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