Un bon chanteur est d’abord un écorché vif, un souffreteux chronique, un esprit plongé dans un brouillard grisâtre. Janis Joplin hurlait sa solitude, Billie Holliday sa détresse affective, Bon Scott son espoir d’effacer la honte parentale face à son parcours chaotique.
« Prenez plus de peine » dit-il. Tout est là, l’âme est un corps que renforcent les coups de poignards d’un destin cruel. A force de refuser toute forme de souffrance et de brimade, notre époque s’avilit à un point qui fera sans doute rire nos descendants. « Il faut avoir une grande musique en soit pour faire danser le monde » disait Nietzsche, notre peuple a perdu la sienne depuis bien longtemps. Finies les suppliques et provocations goguenardes d’un Brassens, fini le lyrisme spectaculaire d’un Brel ayant inspiré Bowie, ce génie est noyé sous les postillons d’une pop standardisée. S’il existe encore de grandes âmes portées par des voix enlaçant les cœurs, elles subsistent dans la cave glacée de la marginalité. Comme le corps et l’âme, le fond et la forme sont intimement liés, même si le premier et le second ne sont pas toujours le fruit du même cerveau.
Les parents du jeune Nilsson faisaient encore partie d’une génération voyant le divorce d’un mauvais œil, mais la morale trouve ses limites lorsque l’affect disparait au profit de la colère. Sans foyer, Harry Nilsson le fut d’autant plus qu’il fut sans cesse ballotté du logement maternel en Californie, à celui de son père à New York. Sa mère noya sa solitude, qui est encore plus terrible pour la femme que pour l’homme, dans les abysses de l’alcoolisme.
[Photo : avec Ringo Starr et Keith Moon, amis de saouleries mémorables, manquent Alice Cooper et John Lennon, qui formaient le club des Hollywood Vampires] Le père, lui, fit partie de ces éternelles fugueurs inconscients, de ces hommes pour lesquels la vie n’était faite que de dérobades. Ainsi naquit une mélancolie qui, loin d’étouffer le cœur de cet orphelin moral, y mûrit jusqu’à ce que le public puisse en goûter le nectar doux amère.
Il ne sera jamais assez dit à quel point ce gloubi boulga sonore nommé mur du son fit du mal à l’ouïe humaine. Noyant tous les instruments dans une soupe musicale aussi grandiloquente que sirupeuse, Spector prépara le public aux affres de la compression numérique.
Cette rencontre permit toutefois au jeune compositeur de faire chanter « Paradise » et « Here I sit » par les Ronettes. Signé ensuite sur le label RCA, il offrit « Ten little indians » et « Cuddly toys » aux Yardbirds et aux Monkees, avant d’en graver ses versions sur son premier album. Ainsi sorti « Pandemonium shadow show », disque doté d’une inventivité et d’une grâce que l’on croyait réservé au rock anglais.
Arrangements de cordes somptueux, rythmes devant autant au rock qu’au jazz ou à la bossa nova, montages sonores annonçant les folies beatlesiennes, ce premier essai fut déjà un coup de maître subjuguant John Lennon lui-même.
Le cinéma lui fit également de l’œil, sa reprise de « Everybody’s talking » ayant servi de bande-son au film Macadam Cowboy. Vint ensuite la sortie de « Nilsson Shmilsson », disque fabuleux où la sobriété folk de « Early in the morning » côtoyait le lyrisme théâtral de « I’ll never leave you ». Il y eut également et surtout « Jump into the fire », boogie blues dont le swing ferait presque rougir les Stones. Cerise sur ce gâteau aux saveurs multiples, l’album « Pussy cats » vit Lennon convier Keith Moon et Ringo Starr à une grande célébration du génie Nilssonien.
Les excès alcoolisés et l’intensité de ces séances endommagèrent irrémédiablement les plus belles cordes vocales du rock, faisant ainsi des disques suivant les célébrations un peu désuètes d’une splendeur passée.
Après avoir survécu à une attaque cardiaque, Harry Nilsson s’éteignit en 1994 alors qu’il préparait son grand retour. Ainsi vécut et disparut ce dilettante magnifique, celui qui se hissa au rang de génie par la seule force de son enthousiasme. Aujourd’hui, ses mélodies douces amères réchauffent encore le cœur de ceux connaissant cette joie du deuil nommée mélancolie.
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