vendredi 25 octobre 2024

UNE JOURNÉE D’IVAN DENISSOVITCH de Alexandre Soljenitsyne (1961 - 1973) par Luc B.


C’est un très court roman, à peine 200 pages, mais qui a fait l’effet d’une bombe. Pat y a fait allusion dans son article sur le film « Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes ». Une chance, tu parles… L’auteur, alors encore inconnu, est Alexandre Soljenitsyne, (en photo, prisonnier) qui recevra le prix Nobel de littérature en 1970. Ce roman, son premier, est évidemment très autobiographique. Il décrit la journée d’un prisonnier du goulag, Soljenitsyne ayant lui-même été arrêté et condamné en 1945 à huit ans de camp de travail, pour avoir oser critiquer le régime de Staline dans une lettre adressée à des amis. Comment ça ? Les autorités lisaient le courrier des gens ?! Ça s'fait pas.

La manière dont a été édité ce bouquin est un roman en soi. Un manuscrit, dactylographié recto verso, sans paragraphe, est déposé anonymement à la revue littéraire Novy Mir, à Moscou, en novembre 1961. Intriguée, la secrétaire jette un œil dessus, en tombe de sa chaise, et transmet à son rédacteur en chef, Alexandre Tvardovski, lui même écrivain journaliste. Rappelons le contexte.

Staline est mort en 1953. Il est de bon ton pour son successeur Khrouchtchev de dézinguer le bilan du Petit père des peuples. Dézinguer, mais pas trop quand même… Des millions de prisonniers sont libérés des camps de travail, absous par des tribunaux de fortune des crimes qu’ils n’avaient même pas commis !

Le mystérieux manuscrit arrive à point nommé. Reste à retrouver son auteur, et soumettre le texte aux autorités. Tvardovski va biaiser, l’envoie à l’éminence grise de Khrouchtchev, en court-circuitant la commission du Comité Central du PC. Le gars suggère évidemment des coupes (la version intégrale ne sortira qu’en 1973), et ensuite le lit à Khrouchtchev, qui adore, exige une parution immédiate dans la revue Novy Mir, et que les meilleurs passages paraissent dans la presse. Le Comité de censure s'étrangle devant cette procédure inédite, mais puisque le chef suprême avait parlé, dont acte !

UNE JOURNÉE D’IVAN DENISSOVITCH n’est pas la chose la plus facile à lire, parce qu’il est truffé de termes russes non traduits en français. On s’y habitue. Ce qui frappe d’entrée, c’est le style. Rédigé comme un journal de bord, à la troisième personne, dans un langage parlé, souvent argotique, qui apostrophe le lecteur, avec des fautes dans les constructions de phrases, des « comme qui dirait »

C’est ce style qui rend le récit ultraréaliste, et le fait que l’histoire ne se concentre que sur une journée, du lever au coucher. Chaque étape d’une journée de prisonnier est scrupuleusement racontée, et si parfois certains passages semblent redondants, c’est parce que cette journée d’Ivan, matricule CH-854, est rythmée de la même manière, et que tous les jours se ressemblent. Voici la toute fin : « Des journées comme ça, dans sa peine, il y en avait, d’un bout à l’autre, trois mille six cent cinquante trois. Les trois de rallonge, c’était la faute aux années bissextiles ».

Le roman n’est pas dénué d’humour, d’ironie, dans les conversations. Ce qui en a heurté certains, trouvant que cette apparente légèreté édulcorait l'enfer du goulag. Il y a le réveil, à 5 heures du matin, des coups de marteau frappés dans la tuyauterie. Hors de question de traîner sur sa paillasse, sinon c'était trois jours au cachot. Puis c'est l’appel, en rang par cinq, et là encore on évite de faire le mariole, sinon on recompte tout le monde, et ça prend des heures. Du temps en moins pour le petit déjeuner fait de soupe claire où se battent trois bouts de gras. Puis le départ des prisonniers au travail. Ivan essaie d'y échapper en passant à l'infirmerie, en vain. Son groupe est délégué à la reconstruction d'un bâtiment. Longue marche, en rang, sous le blizzard. Ivan sait y faire avec une truelle. D’ailleurs, il planque son outil pour être certain de le retrouver le lendemain et de bosser dans de bonnes conditions. Gâcher du ciment sous -40°C c’est pas simple. Il faut travailler vite, avant que ça gèle, et travailler bien, une brique de travers et c’est tout le mur qui sera à refaire.

Là où ce roman est passionnant, c’est dans les petits détails. L’auteur sait de quoi il parle, inutile de dire que ça sonne « vrai ». La gestion du froid, les couches de givre ou de glace sur les vitres, le soleil qui peine à percer (qui pourrait nous faire gagner deux ou trois degrés), comment empiler des couches de vêtements, ceux autorisés. La manière dont on scrute le gars qui fume, pour récupérer le mégot et en tirer une dernière taffe. Et la gestion de la faim. Soljenitsyne décrit comment la moindre boulette de pain peut vous sauver la mise. Toutes les ruses pour être dans les premiers servis (scène dantesque au dîner du soir), la cuillère qu’Ivan cache dans sa botte, précieux sésame, les techniques pour avoir du rab, pour planquer sous le matelas une portion à manger plus tard, hors des regards. 

Et se méfier des autres, y'a pas d'amitié entre co-détenu, si tu tournes la tête, tu retrouves ton écuelle vide. Longer les murs, ne jamais croiser le regard d'un capo qui pourrait se méprendre et frapper, se fondre dans le décor, disparaître, et apprendre à faire avec la corruption généralisée qui gangrène tous les étages de la hiérarchie. 

Il y a une scène où Ivan attend dans la file d’attente pour la distribution des colis, il a pris la place d’un autre. Il rend service, pas par amitié, mais par calcul, parce qu’il espère en retour un p’tit morceau du colis, une tranche de porc, une miche de pain. 

Par certaines conversations, ou récits de prisonniers, Soljenitsyne via des flashback raconte un peu comment ces hommes se sont faits condamner. Pour Ivan, comme des milliers d'autres, c'est en revenant des camps de prisonniers allemands, pendant la guerre. Rentré au pays, après des semaines de marche, il a été fiché comme lâche, traître, terroriste infiltré. Un bon soldat soviétique ne revient pas du front, il y meurt, héroïquement, s'il en réchappe c'est suspect. 

Les matons ne sont pas commodes, mais la direction du camp a tout intérêt à ce que les prisonniers restent en relative bonne santé pour être productifs. Le roman décrit l’organisation de sa propre survie, minute par minute, heure par heure, et ce, chaque jour. Aucun romanesque, pas de passages à tabac, de grande d'évasion, juste la description clinique de la vie d'un zek. La vigilance est de tous les instants, c'est exténuant, il faut se méfier de tout et de tout le monde, développer un sixième sens, et c’est cela qui est finalement le plus épuisant.

UNE JOURNÉE D’IVAN DENISSOVITCH a été une déflagration à une époque où le Parti Communiste, chez nous notamment, était au plus haut (voyez l’article de Pat sus nommé). La réalité du stalinisme nous éclatait à la gueule. Beaucoup d’intellectuels ou d’artistes ont coupé les ponts avec cette idéologie à ce moment, certains se sont dit que le maoïsme c’était vachement mieux… Avec ce livre, les russes ont pu enfin parler de l'époque du goulag, sujet qui restait tabou, ils ont été autorisés à mettre des mots sur cette réalité enfouie.

Ce roman est en tout cas une bonne porte d’entrée dans l’univers d’Alexandre Soljenitsyne, LE PAVILLON DES CANCÉREUX ou L’ARCHIPEL DU GOULAG, sont beaucoup plus mastoc, j’avoue humblement ne plus en avoir trop de souvenir, mais IVAN DENISSOVITCH, par son style, sa radicalité, sa description clinique du goulag, ne peut pas laisser indifférent.


Éditions Poche 10/18, traduction Lucia et Jean Cathala, 189 pages.

J'ai trouvé cette bande annonce pour une adaptation ciné, que je ne connais pas, mais je ne suis pas certain que les images très léchées rendent l'apprêté du texte. 

 
 

1 commentaire:

  1. Pas lu celui-là, mais au collège, (entre "les 3 mousquetaires", "vipère au poing" et "phèdre", j'avais une prof très éclectique, faut croire) "le pavillon des cancéreux" aux thèmes semblables, mais beaucoup plus que 200 pages il me semble.
    Sinon, j'avais lu il y a quelques années "les récits de la kolyma" de Chalamov, exactement comme "Ivan ...", récit de l'univers concentrationnaire (pardon, de rééducation) soviétique, par un type également déporté (un peu plus tôt que Soljenitsyne, mais il y a passé plus de temps). Il y a toujours eu une querelle et une jalousie entre les deux (qui a copié l'autre, qui a bénéficié du soutien du grand satan capitaliste, etc ...). Soljenitsyne étant plus célèbre et ayant vécu plus longtemps, c'est lui que l'histoire a retenu ...

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