1978... alors que la major se demandait si elle n'allait pas lâcher ce quatuor d' "iconoclastes", estimant qu'après déjà trois albums, il n'y avait guère d'intérêt à miser sur un groupe qui ne parvenait pas à pondre un hit qui casse la baraque, ni à vraiment trouver son public. Du moins, c'était la vision étriquée du label, en l'occurrence Epic, qui oubliait qu'il avait une part conséquente de responsabilité en faisant tout ce qui était en son pouvoir pour policer la musique de cette formation, dans l'espoir, évidemment, de la rendre plus accessible. Et forcément plus rentable. Oui, mais accessible à qui ? C'est là où est le principal problème. Le label n'en sait strictement rien (!), et va se planter lamentablement. Et puis comment vendre leur image entre deux chevelus bien apprêtés et au faciès de minet, et deux olibrius, dont l'un à l'allure de comptable poussiéreux traîne un embonpoint (soit rien de très rock'n'roll mais l'intéressé n'en a strictement rien à carrer) et le second... le second, qui serait la fusion d'un pitre et d'un incontrôlable agité nerveux, au look improbable de Pee-Wee punk. Toujours en train de faire le bouffon sur scène, se fringant avec un mauvais goût affirmé et abordant une chevelure entretenue à la tondeuse - un énergumène échappé d'un comic ou de l'asile d'Arkam. Bref, il a tout de l'anti-rock-star 😄. Pas très vendeur, mais comment le tenir à l'écart, voire le virer, alors qu'il est la tête pensante, le principal (à 95 %) auteur-compositeur ? Pourtant, les disques de ce petit quatuor originaire de Rockford se vendent, mais, apparemment bien insuffisamment pour assouvir l'insatiable soif de profit d'Epic
Pourtant, lorsque le label le signe, c'est bien à un sérieux et alors rude groupe de heavy-rock auquel elle a affaire. Preuve en est son premier et éponyme album de 1977. Excellent d'ailleurs. Alors pourquoi avoir voulu autant adoucir et museler sa musique pour leur second essai ? Ce qui créa rapidement de sérieux conflits entre le groupe et le label, ainsi qu'avec le nouveau producteur imposé, Tom Werman (qui n'avait d'autre choix que de suivre les strictes recommandations imposées par le label - et qui regrettera bien plus tard la ligne directive du label, estimant que le groupe aurait dû avoir un succès encore plus retentissant). Dès lors, déçu, le groupe va développer une défiance envers les cadres des maisons de disques et les producteurs - ce sera souvent, et longtemps, un bras de fer quasi permanent. Mais pourquoi donc ne pas avoir simplement gardé celui du premier album, Jack Douglas ? Simplement parce qu'Epic ne comprenait pas cette musique, pensant que c'était une bévue de mêler une sonorité purement "heavy-rock" avec ces guitares rageuses à des refrains franchement pop. Le "pur" Hard-rock étant alors quelque en perte de vitesse, malgré des "anciens" qui remplissaient encore des stades, il valait mieux diriger ces loufoques vers des terrains plus cléments… Et qu'ainsi, par un effet de ruissellement, les caisses du label s'en porteraient bien mieux. Mais que nenni. A sa sortie, le second album, "In Color", frôle le flop (ses ventes remonteront progressivement grâce aux tournées du groupe, mais aussi grâce au succès des albums suivants - autre effet de ruissellement).
Conscient de son erreur, le label fait machine arrière - pas totalement non plus - et donne du mou à la bride du groupe. Ainsi, le troisième essai, "Heaven Tonight", est plus à l'image du quatuor. Celle d'une formation double-face, ouvrant des portes et en créant de nouvelles ; tel un Janus revenu de l'antiquité pour se mettre au service du Rock. Car oui, Cheap Trick n'a aucun complexe à assumer ses influences sixties - du rock-garage à la pop des Small Faces, celle de The Move ou de Pretty Things, et plus particulièrement celle des Beatles -, et à les mélanger sans a priori à un heavy-rock hargneux ("Stiff Competition" fricote même avec le punk). Résultat : premier single à s'aventurer dans les charts avec "Surrender", qui va régulièrement revenir dans diverses listes et classement dont sont toujours friands les ricains. Néanmoins, si la demande est croissante, Epic peine toujours à croire en l'avenir du groupe.
Et puis... le miracle. Des huiles, visiblement peu soucieuses de la carrière de leurs poulains - autrement que par les chiffres de vente - , découvrent qu'il y a sur leurs propres terres la demande d'une édition japonaise d'un enregistrement en public à Tokyo. sorti en octobre 1978 sous le titre de "From Tokyo To You". Intrigués, ils découvrent que ce groupe dont ils ne savaient que faire rencontre un fort succès au Japon, où les musiciens sont accueillis comme de véritables rock-stars. On dépêche Jack Douglas, pour remixer un peu mieux tout ça - c'était du brut de décoffrage -, et il récupère des bandes d'un concert plus modeste à Osaka pour essayer de dégraisser le tout, et de le rendre plus accessible à la consommation. La version occidentale ("dégraissée" - modifiée - et remixée avec des pistes d'un concert d'Osaka) arrive enfin, en février 1979, sous un nouveau titre : "At Budokan". C'est un véritable carton, obligeant le groupe à se produire dans les stades pour répondre à la demande. Alors que la maison de disques s'évertuait à édulcorer leur musique, parfois carrément dans le dos des musiciens, freinant des quatre fers leur tempérament de (hard-) rockers pour en faire une machine pop, Cheap Trick - avec un album initialement réservé au marché japonais -obtient enfin une juste reconnaissance avec un album fruste.
Ravi et rassuré par les bénéfices engendrés par un album peu coûteux, Epic consent à un peu de largesses, à un financement un peu plus approprié, à la mesure du talent du quatuor. Ainsi, en septembre 79, six mois après la sortie du live, "Dream Police" débarque dans une pochette gatefold, montrant les quatre musiciens armés (Nielsen d'une tronçonneuse, et Carlos d'une matraque - forcément puisque batteur 😊) déguisés en policier tout de blanc vêtus. A l'intérieur, on y voit les quatre loustics de dos, étudiant quatre suspects - eux-mêmes -, menottés à quatre policiers - eux-mêmes - devant un tableau de hauteur (height chart). En fait, l'album était déjà quasiment terminé depuis quelques mois, mais la sortie en catastrophe de l'édition américaine de "At Budokan" va tout chambouler - jusqu'au soin apporté à la pochette.
L'album est travaillé, profitant d'arrangements divers, notamment de quelques violons occasionnels, ce qui ne manque pas d'en faire tiquer plus d'un. Cependant, même si c'est loin d'être aussi abrasif que le premier album et que le live précédent, Cheap Trick a réalisé là un album intéressant, déchiré entre l'audace, la complexité et l'efficacité, l'attrait de belles mélodies pop et l'attaque de guitares heavy.
Déjà, la chanson éponyme, qui ouvre l'album, aurait pu être une resucée des Who, (ou même de leur précédent et récent succès "Surrender"), avec une ligne de synthé répétitive écrasée par des power chords, s'il n'y avait Rick Nielsen qui, tel un lutin farceur, mettait son grain de sel... ou plutôt de folie douce (non forcée) faisant pencher la balance vers l'aliénation d'un Alice Cooper, jusqu'à imbiber de névrose le long break... car la "Dream Police" n'est aucunement une ode à une forme d'encadrement policier rêvée, mais une chute dans la psychose. "... Je ne peux mentir car ils m'écoutent. Et quand je m'endors, j'parie qu'ils m'espionnent. Ce soir ! Ce soir ! Parce qu'ils m'attendent ! Ils me cherchent ! Chaque nuit, ils me rendent fou, ces hommes dans mon cerveau...". Tout au long du morceau, les violons omniprésents insufflent une fragilité, un équilibre précaire de la raison, plutôt que de la gaieté ou de la mélancolie. Le morceau est relativement complexe, plus en accord avec le travail d'un Bob Ezrin qu'avec la grande majorité des groupes de heavy music.
Ce qui aurait pu être juste un excellent morceau de Heavy-pop-rock - ou power-rock -, "Way of the World" va plus loin grâce (une fois n'est pas coutume) à ses violons. Mais au lieu d'enrober la chanson de sucre ou de miel, ils se substituent de façon récurrente à la guitare, générant un tourbillon de passion. Celle d'un amoureux transi (les paroles sont de Zander, bien plus porté sur les simples romances que Nielsen). Le rythme reste soutenu grâce au tempo et à la frappe de l'infatigable et inébranlable Bun E. Carlos. Il n'en a rien à carrer des violons, lui, il continue à frapper comme un sourd son tempo quasi tribal.
Après ces deux pièces qui peuvent désarçonner plus d'un rocker, Cheap Trick va terminer la première face dans une atmosphère brûlante. D'abord avec "The House is Rockin' (with Domestic Problems)" qui écrase le champignon et monte dans les tours, entraînant la troupe dans une course folle, où les chanteurs se relient. Zander en tête avec un ton des plus rugueux et autoritaire, tandis que Nielsen-la-casquette envoie quelques courts soli incisifs et foncièrement rock'n'roll. Arrive la grosse pièce d'artillerie : "Gonna Raise Hell", au tempo lent et lourd (presque un rythme disco au ralenti), imposé par la basse (son Hamer huit cordes ?) de Tom Petersson (qui introduit aussi le riff principal) et les toms basses de Carlos (que l'édition CD semble avoir écrasées, compressées). Robin Zander éructe, hurle tel un demeuré se débattant dans une camisole de force. Le monde est à la merci de fous ayant un certain pouvoir sur les foules (désignés dans la chanson comme politiciens ou religieux) pouvant faire basculer le monde dans le chaos, l'enfer.
En 1982, Hamer Guitar (la petite boutique de l'Illinois, de Wilmette, située à 135 kms de Rockford) confectionne pour Rick Nielsen, et sous ses recommandations, une Explorer jaune nimbée de flammes baptisée "Gonna Raise Hell !" et portant le titre sur le manche. (photo ci-contre -cliquer sur l'image pour élargir)
La seconde face est entamée par un heavy-rock chiadé et rafraichissant, aux paroles aussi fleur-bleue que celles des premiers Beatles (c'est dire), et aux grattes gentiment crunchies. Cependant, "I'll be With You Tonight" parvient à marier le meilleur de Kiss (des premiers opus) - Zander semble même un instant mimer Gene Simmons - à Electric Light Orchestra, avec toujours des réminiscences évoquant les Beatles.
Malheureusement, avec "Voices", l'album trébuche avec une sucrerie assez fade (il y a pourtant des fans... qui fut parfois l'objet d'âpres mais de courtes discussions) plongeant dans l'apathie. A l'inverse du trépidant "Writing on the Wall", entre rock'n'roll et glam-rock où Zander scande comme un Steven Tyler excité (pléonasme). Sympathique, énergique mais une première partie consensuelle, vite rattrapée par la seconde, où le groupe se laisse emporter par l'enthousiasme. Ce qui n'est guère le cas de "I Know What I Want", grevé par le chant atone et nonchalant de Tom Petersson. Pas mauvais mais aucunement sensationnel. Etonnamment, si Tom Petersson se révèle remarquable dans les chœurs, se mariant adéquatement avec le timbre de Zander, ou même lorsqu'il prend un couplet, il en est tout autre lorsqu'il se retrouve seul au chant, paraissant alors terne et plutôt inconsistant. On comprend sa monumentale erreur lorsque, poussée par sa compagne, il quitte le groupe principalement parce qu'on ne lui donnait pas plus de place au chant.
Une seconde face moins flamboyante que la première, mais clôturée par un "Need Your Love" d'anthologie. "Need Your Love" est un monstre, un kaijû déferlant dans les métropoles, écrasant tout sans discernement sur son passage, semant involontairement le chaos. Un long morceau alternant entre parties oniriques portées par un thème naïf et éculé d'amour, et des rasades de rock dur, avant de partir dans un périple où des guitares pyromanes prennent le pouvoir. Ce morceau, issu des sessions de "Heaven Tonight", avait été rigoureusement écarté par Tom Werman. Et c'était non négociable. Jusqu'à ce qu'il l'entende sur le live "At Budokan", comprenant sa grossière erreur.
Comme d'habitude, les avis sont partagés et parfois mitigés. Mais qu'importe. Rapidement, "Dream Police" est certifié disque de platine aux USA et au Canada, et perce en Europe et aux antipodes. Epic est ravi - le ruissellement - et va répondre favorablement à un vieux fantasme du groupe : prendre George Martin pour producteur. Et surtout, laisser enfin le champ libre au quatuor, lui laisser faire comme il l'entend. Car Cheap Trick est, et restera un groupe à part. Malheureusement, l'homme a la mémoire courte. Après deux albums, les divergences et conflits réapparaissent, engendrant une suite houleuse. Jusqu'à ce que, dépitée, la bande décide d'ignorer les majors et plutôt faire confiance aux indépendants. Avant de créer son propre label.
No. | titres | auteur(s) | |
---|---|---|---|
1. | "Dream Police" | Nielsen | 3:49 |
2. | "Way of the World" | Zander, Nielsen | 3:39 |
3. | "The House Is Rockin' (With Domestic Problems)" | Petersson, Nielsen | 5:12 |
4. | "Gonna Raise Hell" | Nielsen | 9:20 |
5. | "I'll Be with You Tonight" | Nielsen, Zander, B.E. Carlos, Petersson | 3:52 |
6. | "Voices" | Nielsen | 4:22 |
7. | "Writing on the Wall" | Nielsen | 3:26 |
8. | "I Know What I Want" | Nielsen | 4:29 |
9. | "Need Your Love" | Nielsen, Petersson | 7:39 |
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J'étais passé complètement à côté du groupe à l'époque. J'ai rattrapé l'erreur à la lecture de tes chroniques. Et même acheté le coffret At Budokan (3 CD, 1 DVD) que j'ai sorti du placard et qui passe en ce moment. Le son est ....très moyen. Dans la discographie, je n'écoute plus guère que les deux premiers. Je mettrais certains morceaux dans la catégorie power pop.
RépondreSupprimerTu n'as pas tort 😊 Effectivement , le son du live est plutôt moyen car c'est du brut de décoffrage. Et c'est pourquoi la première édition américaine avait dû les remixer et les réarranger en utilisant des bandes récupérer d'un concert à Osaka - capté dans de (relatives) meilleures conditions. Mais, au contraire de bien des albums en public, il n'y a pas eu de réenregistrement en studio.
SupprimerL'impressionnante et envahissante hystérie du public a posé quelques soucis à Jack Douglas qui s'est efforcé de l'atténuée... pour laisser un peu plus de place à la musique. (il semblerait qu'il y ait une bonne part du public qui soit féminin, et qui manifeste bruyamment son excitation... des fans de casquette et de chandail ? ). Et puis, surtout, à l'origine, les deux concerts à Budokan ont été enregistrés par une équipe de télévision. Soit pour une diffusion télévisée, et non pas pour un disque.
L'enthousiasme, le phénoménal triomphe au Japon, ont encouragé des petits malins à tenter une édition sur disque. Le succès fut si retentissant, que l'onde de choc se fit ressentir aux USA.
Où et comment un petit quatuor incompris et non suivi par sa maison de disques, en dépit de groupes tels qu'Aerosmith, Kiss et Nugent (et un peu plus tard AC/DC) vantaient leurs performances scéniques, parvient à exploser aux USA 😊
Effectivement, Power-pop il y a 😊
RépondreSupprimerCheap Trick est d'ailleurs considéré comme un initiateur du "power pop". De nombreux jeunes groupes on d'ailleurs ouvertement proclamé l'influence primordiale qu'a eu Cheap Trick sur leur musique. De Smashing Pumpkins aux Ecossais de Ash, en passant par Nirvana.
Osaka? Avant le début du premier morceau, au milieu des cris, on entend "All, right, Tokyo".
SupprimerJe n'étais pas derrière, mais Jack peinant à dégraisser suffisamment le matos pour une édition américaine plus facile à digérer, Epic est venu à la rescousse en lui refilant l'enregistrement d'un concert à Osaka. Avec lequel, Jack Douglas a procédé à quelques menus tours de magie pour un affinage plus commercial 😊
SupprimerBref, il a probablement dû se servir du concert d'Osaka pour faire quelques pansements deci delà, mais ça reste bien un témoignage de deux dates à Tokyo, dans le Nippon Budokan.
On peut d'ailleurs remarquer que la majorité des morceaux de ces deux concerts qui ont été réhabilités par la suite - pour les besoins d'un "At Budokan II" , puis pour le petit coffret (avec DVD) - sont encore plus bruts.