jeudi 19 septembre 2024

ROBERT WYATT (1945 - ) par Benjamin

 « Ceux qui prétendent combiner culture et égalité, éducation et égalité, et introduire l’égalité ou seulement de l’égalité dans l’éducation, s’abusent eux-mêmes ou abusent les autres, ou les deux, car il y’a une incompatibilité radicale, fondamentale, insurmontable entre ces domaines, ces champs ou ces valeurs. L’égalité est aussi absente de la culture qu’elle ne l’est de la nature » Renaud Camus : La Grande Déculturation.

Charles Maurras compléterait cette citation avec son idée de l’empirisme organisateur, ainsi que par sa méfiance vis-à-vis de tout ce qui outrepassait les lois de la nature. L’inégalité n’est pas synonyme d’oppression mais un outil d’organisation de la société. Le faible survit grâce au fort, l’idiot met sa force au service de l’intellectuel, le souffrant est soigné grâce aux efforts des bien-portants. Vouloir un monde où la force serait découragée pour ne pas vexer le faible, où l’intelligence n’oserait s’exprimer de peur de vexer la bêtise, c’est instaurer un nivellement par le bas mortifère. La modernité nous offre de plus en plus le spectacle de mannequins aux corps gras et de chroniqueurs aboyant tels des chihuahuas acéphales. C’est que laisser aller et capitalisme vont si bien ensemble, le second s’enrichissant grâce aux dérives du premier. Celui-ci tente donc de nous opérer de la honte, d’anéantir ce sentiment si sain qui nous torture lorsque nos pulsions vont à l’encontre de notre morale.

Si notre ère fait mine de garder quelques principes, ceux-ci sont noyés dans les délires d’un écologisme religieux ou d’ubuesques revendications sociétales. Pour notre époque tout se vaut, les principes comme les hommes, les créations et les idéaux, les arts et les actes. En niant les inégalités, notre monde efface également tous les chemins menant à la transcendance, anéantit toute trace d’exemple à suivre. Jeunes comme vieux ne cherchent plus des modèles, mais des clones donnant au vide de leur existence le masque rassurant de la normalité. Culturellement, ce néant destructeur mit au même niveau les séries et le cinéma, les livres populaires et la littérature, le rap et la poésie, le heavy metal et la musique. Le peuple se grandit par l’exemple et la discipline, là se trouve sa seule chance de salut.

Il y a peu Sylvain Tesson s’insurgeait à raison contre le discours démoralisateur de la bourgeoisie des lettres. Tous défilent sur les plateaux pour entretenir le mythe d’une littérature hermétique aux non-initiés, d’une langue impraticable pour le petit peuple. De cette manière, ces gens protègent leur rente avec une bienveillance de façade, entretiennent la médiocrité ambiante pour cacher la leur. Tous ne le cache d’ailleurs pas, Annie Ernaux s’étant récemment faite la porte-parole de ces écrivaillons revendiqués. Elle affirma ainsi coup sur coup que ses écrits « n’étaient pas de la littérature » et que « écrire est parfois un enfer ». Face à la horde de ces faux humanistes, énervé par le misérabilisme dégueulasse de ces bourreaux complaisants, l’auteur de « Sur les chemins noirs » vanta le pouvoir libérateur de la langue française. Fut une époque où, porté par l’euphorie d’une époque bénie, le rock tenta lui aussi de s’élever.

Cette ascension eut pour origine « Sergent Pepper », incontournable chef d’œuvre, éblouissante peinture sonore donnant aux rockers l’envie de produire leur toile de maître. J’ai assez parlé ici de « Tommy », « SF Sorrow » et bien sûr du rock progressif, toutes ces merveilles nées du fabuleux big bang beatlesien. Dire que le rock n’aurait pas atteint les mêmes sommets sans le chef d’œuvre beatlesien, que ses musiciens n’auraient pas gravi les mêmes pics, cela est désormais un lieu commun. Il faut donc également affirmer que, sans ce génie révolutionnaire, sans le trio « Rubber Soul », « Revolver » et « Sergent Pepper », quelques grands musiciens auraient sans doute boudé la fougue enfantine du rock’n’roll.

Tony Williams serait devenu un sage descendant du bop, Miles Davis se serait retranché dans le bastion du jazz modal, et n’oublions pas les expérimentateurs de Can, King Crimson et autres virtuoses ambitieux. Certains me rétorqueront que Can et le grand Miles furent respectivement influencés par le Velvet et Hendrix, qui sortirent leurs premiers chefs-d’œuvre un peu avant l’avènement du Sergent Poivre. C’est oublier que l’apothéose beatlesienne fut annoncée par les prémices expérimentaux de « Rubber Soul » et « Revolver », avec lesquelles il forme la trilogie ayant porté le rock vers de nouveaux sommets. Une part de ce génie aventureux se réfugia à Canterbury, petite ville du Kent où Robert Wyatt goûta aux plaisirs d’une jeunesse bourgeoise. Le jeune adolescent vécut dans la vaste propriété de sa mère, où il connut les joies de la peinture, de la culture et de l’hédonisme sexuel de son temps.

En regardant cette jeunesse à la lumière de ses convictions d’extrême gauche, il serait facile de classer cet homme dans l’enclos putride de la bourgeoisie de gauche, de l’enfermer dans la même case que ces moralistes bien-pensants transformant la culture en religion décadente. C’est oublier que, là où la niaiserie et les fausses provocations de ce milieu cultureux abrutissent les masses, la musique de Robert Wyatt les élève. La source de cette musique ne se situa pas, comme celle de tant de rockers, dans les gémissements rageurs des parias du delta. Il ne faudrait jamais oublier que le blues eut deux fils, le rock et le jazz, enfants terribles rendant hommage à la puissance vitale du rythme. Le Ben Webster de « Soulville » et le John Coltrane de « Coltrane play the blues », pour ne citer que les exemples les plus fameux, ne manquèrent pas de rendre hommage à cet illustre aïeul. Mêler rock et jazz ne fut donc pas une hérésie, mais un acte naturel, l’union de deux sœurs faites pour se rassembler.

Dans la grande propriété de la famille Wyatt, le jeune Robert lisait la poésie libertaire des grand écrivains Beat en écoutant les charges bop du baron Mingus. Parmi ses lectures, un livre marqua son esprit au point de faire de son titre le nom de son plus grand groupe. Le roman « La machine molle » poursuivait le travail que Burroughs entreprit sur « Junkie », son premier roman racontant la face cachée de l’hédonisme américain. De ce livre, le batteur retint surtout les récits surréalistes influencés par l’héroïne et la méthode du cut-up, qu’il contait dans un kaléidoscope verbal semblant faire écho aux délires d’une nouvelle génération de musiciens. Après la courte existence de The WildflowerRobert Wyatt fit donc de sa machine molle le groupe fétiche de l’underground anglais.

Son entrée dans l’histoire se fit lors de cette soirée où, sous l’éclairage d’une lumière dessinant des formes hypnotiques, Soft Machine étira son avant-gardisme psychédélique dans de grands instrumentaux surréalistes. Union un peu bancal du psychédélisme, de la musique instrumentale et d’une certaine légèreté burlesque, le premier album du groupe marqua les débuts timides de la fameuse "scène de Canterbury". Sorte de réponse un peu brouillonne au génie burlesque de « Freak out », l’album « Soft machine » est si proche des standards d’enregistrement de son époque, que sa musique a un peu mal vieilli. Le groupe se rattrapa avec « Volume two », seul disque où les ambitions virtuoses du groupe et le génie pop de Robert Wyatt trouvent un équilibre parfait. Petite pastille jazz fusion allégée par des refrains absurdes, ce disque creusa, avec les chefs-d’œuvre jazz rock de Frank Zappa, le sillon d’une musique ambitieuse et populaire.

Le snobisme est malheureusement le piège dans lequel tombent souvent les grands esprits, les musiciens de Soft Machine ne faisant pas exception à la règle. Fiers de leur héritage jazzy, ces hommes voulurent faire de la machine molle le prolongement de la virtuosité élitiste des contemporains de Mingus. De plus en plus marginalisé, Robert Wyatt défendit jusqu’au bout le génie créatif de la pop anglaise. Véritable sommet de l’album « Third », « Moon in june » fut la lettre d’adieu du batteur à un groupe qu’il ne reconnaissait plus. Désormais plus proche de Miles Davis et du jazz fusion que de la scène canterburienne qu’il avait fondé, Soft Machine laissa son ex-leader perpétuer la flamme du jazz rock populaire qu’il avait fondé.


Et il le fit avec un tel brio que Matching Mole, le groupe qu’il fonda, devint vite plus populaire que l’austère réunion de jazzeux regroupé sous le nom de Soft Machine. Ainsi naquirent les albums « Matching mole » et « Little red record », classiques s’insérant dans la lignée de la beauté raffinée de Caravan et autres Hatfield and the north. Le jeu de Wyatt fut l’emblème de la révolution canterburienne et son cœur battant, sa fièvre virtuose digne de Tony Williams et son amour des belles mélodies déclencha l’éruption du jazz rock anglais. Mais, comme pour Keith Moon, le jeu fiévreux de Robert Wyatt fut l’expression d’une folie le poussant vers l’abîme. 

C’est ainsi que, alors que la boisson lui donnait l’impression d’être indestructible, le lutin batteur sauta par la fenêtre pour éviter d’être surpris en plein adultère. S’en suivit une chute de sept étages à laquelle il ne survécut que grâce à l’extrême décontraction provoquée par son état d’ébriété avancée. Paralysé des deux jambes, le voltigeur alcoolisé perdit ainsi cette virtuosité percussive qui fit sa grandeur. Plongé dans une longue et difficile convalescence, Robert Wyatt se réfugia dans un monde plein de nostalgie optimiste, un Eden dans lequel la sagesse suprême se faisait légère comme un rire d’enfant. Pour l’aider à immortaliser son voyage musical, Nick Masson se chargea de la production et Mike Oldfield de la guitare.

« Rock bottom » fait partie de ces disques hors du temps, de ces univers musicaux suivant leurs propres lois. La fusion du jazz et du rock y atteint une telle perfection, la peine se pare d’une grâce réconfortante, l’angoisse produit un baume pour les âmes en peine. Puis il y a cette voix de nain psalmodiant les versets de sa sagesse bienfaisante, soulageant sa peine dans le cocon d’un jazz rock atmosphérique. L’album se clôt sur son rire de lutin hédoniste, expression enfantine de son triomphe sur la dureté de l’existence.  

Robert Wyatt ne dépassa jamais ce niveau de beauté sonore, ne retrouva plus le chemin de ce monde né de la lutte entre son éternel optimisme et sa tristesse de virtuose estropié. Avec « Rock bottom »Robert Wyatt se servit de la force du rock et du jazz pour exprimer l’angoisse de l’homme confronté à la fragilité de son existence. Là où la plupart des disques sont oubliés aussi vite qu’ils sont apparus, une telle œuvre sera admirée tant que l’homme n’aura pas perdu toute forme d’intelligence et d’humanité. A une époque où la bêtise plastronne et le vulgaire triomphe, ces grandes mélodies forment un oasis de grandeur au milieu d’un désert de médiocrité. 

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