jeudi 5 septembre 2024

KEITH RICHARDS par Benjamin



« Il n’y a rien de plus laid qu’un vieillard qui commence à vivre » Seneque

Nous ne commençons pas tous à vivre au même âge, certains n’y parviennent d’ailleurs jamais. Mais que veut réellement dire vivre ? Ce mot a-t-il un sens autre que physique ? Certains diront que la vie se trouve dans la lutte, d’autres dans l’amour, d’autres encore dans les extases physiques ou intellectuelles. « La plupart des hommes ne vivent pas, ils se contentent d’exister » Oscar Wilde. Ce qui les empêche de vivre, selon les hédonistes les plus éhontés, c’est la morale, cette matrone sévère réprimant les élans de nos passions les plus triviales. Mais la morale est aussi une grande dame, elle unit les hommes et donne un sens à leur vie. Parfois, lorsque l’éducation la transmet et que la culture la sublime, elle pose les bases d’une civilisation destinée à traverser les siècles.

La morale ne se résume pas au corset étouffant des vieux dogmes, le rock lui-même charrie ses propres principes, le blues et la folk également. Célébration de pulsions bestiales ou spirituelles, mépris de toute forme d’autorité ou vénération d’une force mystérieuse, culte de la violence ou quête de la paix spirituelle, le rock répondit aux dogmes institutionnalisés par la multiplication des préceptes. Il y aurait donc autant de manières de vivre que d’hommes vivants, mais surtout la vie véritable serait plus intellectuelle que physique. Une bête ne vit donc pas autant qu’un homme, elle remplit le rôle confié par la nature et la nécessité dictée par le torrent impétueux de ses instincts primaires.

La vie de l’homme consiste en un savant équilibre entre les nécessités du corps et de l’esprit, de l’animal et du cérébral, du trivial et du raffinement. Si l’homme descend du singe, ceux qui ne prennent pas garde à l’état de leur cervelle descendent d’une branche. « Éduquer les enfant par le sport est le plus sûr moyen de fabriquer une génération d’imbéciles » Léon Bloy.

Comme Huysmans à la même époque, le pèlerin de l’absolu comprit vite que la révolution industrielle annonçait l’avènement d’une nouvelle forme de barbarie. Cette barbarie, après avoir vomi sur toute forme de spiritualité au nom de la liberté, défèque désormais sur toute expression d’intelligence au nom du modernisme et d’un sentimentalisme niais. « Un bon roman est un roman où tous les personnages ont raison » disait il y a peu l’écrivain à succès Joël Dickers. A moins de penser que Sade fut un mauvais romancier, il faudrait donc conclure que sa Justine et les prêtres pervers qui la torturèrent eurent raison. La morale, le marquis l’avait en horreur, pour lui la vie n’était qu’une question de force et de désir individuel. En réalité, la vie d’un homme est la communion des enseignements légués par ses aïeux et de caractéristiques qui lui sont propres, le legs civilisationnel nourrissant ses aspirations personnelles, l’éducation montrant le chemin de l’émancipation.

Au début de celle du grand Keith Richards, il y eut un homme, son grand père, qui lui montra discrètement la voie. Posée sur un meuble trop haut pour ses petits bras d’enfant, sa guitare exerça vite sur lui une fascination irrésistible. A l’âge où les garçons attendent impatiemment de grandir pour devenir pompier, Keith rêvait d’accélérer sa croissance pour s’emparer de cette relique sacrée. Le jour vint enfin où ses mains purent saisir la mystérieuse relique, dont il apprit bien vite les rudiments. Fervent défenseur de la guitare acoustique, Keith affirma plus tard que tout guitariste devait faire ses premiers pas sur cet austère bout de bois. Jouer sur une guitare acoustique plutôt qu’une électrique revient, pour un écrivain, à préférer l’écriture à la main que le froid tapotement du clavier, c’est une façon de supprimer tout artifice entre la pensée et la création. La guitare acoustique vous apprend aussi la beauté du silence, vous incite à ne pas surcharger votre toile sonore d’un trop plein de notes.

« Il faudrait offrir une guitare à tous les enfants, il y aurait moins de suicide » dira plus tard le maître du riff. La vie humaine est comme tout grand édifice, il lui faut un pilier solide pour tenir debout, une passion qui vous maintienne alerte face aux vents mauvais d’un destin tragique. L’enfant devint un adolescent turbulent et indocile, mais doué de certaines prédispositions pour les arts plastiques. L’Angleterre venait alors de débloquer des bourses pour le petit peuple, permettant ainsi à des centaines de fils d’ouvriers d’entrer à l’université. Pour beaucoup, un tel système permit surtout de retarder la terrible échéance de l’entrée dans la vie active.

Le rock’n’roll était alors à son apogée et, déferlant des Etats Unis, les tubes de Little Richard et autres Chuck Berry envahirent l’Angleterre. S’étant déjà procuré quelques 45 tours de blues, dont il passait des heures à reproduire les riffs, Keith Richards eut la belle surprise de croiser Mick Jagger portant ses 33 tours de Chuck Berry sous le bras. Les jeunes hommes se connaissaient depuis l’école primaire, à partir de ce moment leurs chemins ne se séparèrent plus. Après avoir rencontré Brian Jones, dont ils intégrèrent le groupe, Keith et Mick partagèrent leur temps entre le dur apprentissage du blues, les gourgandines de passage et les premiers concerts dans les pubs. Là, alors qu’il posait les bases de son swing nonchalant, Keith fut impressionné par la façon dont Mick occupait l’espace. Tel le fils non reconnu de Muddy Waters et James Brown, le chanteur se trémoussait avec la grâce provocante des danseurs funk, chantait avec la gravité fascinante des vieux bluesmen. De plus en plus sûr de lui, le duo Jagger/ Richards prit définitivement le contrôle lorsque vint l’heure d’écrire les premiers tubes stoniens. Freud affirmait que, pour que l’homme naisse réellement, il lui fallait tuer le père. Le père des Stones fut Brian Jones, mais son incapacité à composer le condamnait à voir cette formation lui échapper.

Il compensa par ses talents de multi instrumentistes, des albums tels que « Beetween the buttons » et « Paint it black » devant beaucoup à ses dons de musicien. Puis les Stones revinrent au blues, le coup d’état des glimmer twins réduisant leur ex-leader au rang de mercenaire. Perdant jusqu’à son précieux talent de guitariste rythmique, perdu dans ses addictions et ses angoisses, Brian Jones laissa la guitare de Keith marquer à jamais l’histoire du rock. A partir de ce moment, son jeu sera le véritable gardien du swing stonien, son essence et son fabuleux carburant.

Si « Let it bleed » est le meilleur disque des Stones, c’est avant tout parce que la classe nonchalante du riffeur y mène la danse d’une main de maître. Par la suite, son mépris des solos le poussa à laisser Mick Taylor prolonger le mojo de ses plus grands riffs. « Can you hear me knockin », « Start me up », « Happy », « Honky tonk women », tous ces classiques doivent tant à sa prodigieuse lenteur. C’est bien cette façon de laisser les notes résonner voluptueusement qui le poussa vers le reggae, musique à laquelle il parvint miraculeusement à donner un peu de classe et de grandeur.

Mick Taylor était alors parti, Ron Wood aidant Keith à ressusciter cette symbiose rythmique qu’il considérait comme le véritable son des Stones. Ce son, il en défendit l’intégrité contre les caprices du temps, la folie des grandeurs de Mick Jagger, la fatigue d’un groupe condamné à célébrer son glorieux passé. Il y eut les désastres « Dirty work » et « Babylon », les sursauts « Some girls », « Tatoo you » et « Voodoo lounge », ces concerts si critiqués où le groupe met encore le monde à genoux. Et toujours, souriant au fond de la scène ou s’avançant pour chanter le bien nommé « Happy », Keith joue avec la tranquille assurance des hommes qui ont bien vécu.

Vivre, pour cet homme, c’est jouer de la guitare jusqu’à son dernier souffle. A l’heure où tant annoncent de manière péremptoire la mort du rock, il ne parait pas absurde d’affirmer que cette musique périra avec le guitariste des Rolling Stones. Car, si Keith Richards ne vécut que pour le rock’n’roll, il incarna trop bien sa grandeur et ses excès pour que celui-ci lui survive. 


1 commentaire:

  1. Ouf, c'est bon, la critique du "modernisme" est casée... :-)
    C'est sûr que c'est pas sur ce site qu'on viendra si on n'est pas resté bloqué début / milieu des 70... :-)

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