jeudi 8 août 2024

LOU REED par Benjamin

« Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce, comme ce qu’il lit trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison, car à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre » Lautréamont : Les chants de Maldoror

Le poison est d’autant plus efficace lorsqu’il séduit les papilles comme le, sucre, il détruit plus sûrement quand on ne peut résister à ses charmes. Voyez tous ces hippies hypnotisés par leur religion, regardez les traiter chaque homme comme le christ ressuscité. Puis il y’a ces gélules bleues promues par un Huxley devenu le berger de tristes moutons amorphes, portés vers une folie dont certains ne sortirent pas indemnes. Syd Barrett devint ainsi un symbole, l’ange qui se brûla les ailes pour immortaliser dans sa musique les visions fascinantes du poison à trois lettres. LSD, let soul die comme pourraient dire nos amis anglo-saxons, car toute émotion artificielle ne peut mener qu’à la mort ou l’aliénation. Le cerveau est une machine complexe, le brusquer c’est risquer de le faire caler ou s’emballer.

Syd Barrett cala, Rocky Erickson s’emballa, quand certains ne se perdirent pas sur le chemin tortueux de la schizophrénie. Il n’existe pas de drogues douces, toutes sont faites pour que le consommateur perde immédiatement le contact avec la réalité. Si le buveur de bière ne boit pas d’abord pour s’assommer l’esprit, cette hébétude est la raison de vivre du drogué. Puis, le jour où son produit de prédilection ne fait plus effet, l’accroc part en quête de poisons plus violents. Le mythe peace and love ne fut qu’une vaste fumisterie, le délire d’une génération ayant eu la prétention d’ignorer ce qu’était la nature humaine.

Woodstock montra qu’une fraternité totalement libre pouvait exister quelques jours, ses enfants crurent donc qu’elle pourrait s’imposer pour toujours. En dehors des empoisonnés volontaires, ce sophisme meurtrier eut aussi sur la conscience les morts des femmes violentées par les Hells Angels et un innocent massacré lors du pandémonium d’Altamont. Il y eut sans doute bien d’autres victimes, foule anonyme de destins brisés par cette hypocrisie pacifiste et libertaire.

Dans ce contexte, Lou Reed fut l’oiseau de mauvais augure, le démon poétique dévoilant l’enfer qu’un tel rêve laissait derrière lui. A l’origine de la noirceur qu’il exprimait se trouvait une blessure de jeune garçon, l’enfant est le père de l’homme et il faut bien du courage pour se défaire du souvenir tyrannique d’une enfance douloureuse. Pères autoritaires et mères acariâtres, fanatiques de l’autorité parentale et curés athées, sachez que le terreau de vos brimades fait pousser le lierre de la révolte. 

Il faut avoir lu « L’Enfant - le bachelier » de Vallès pour comprendre que toute révolte naît d’abord de l’injustice d’une éducation brutale et de la bêtise d’un système d’instruction hypocrite. « Signes inquiétants d’homosexualités », le verdict fut sans appel et la condamnation immédiate. Les infirmiers humectèrent les tempes, le casque fut posé sur la tête du jeune Lou, triste couronne enfonçant dans son crâne des décharges piquantes comme des milliers d’épines. A chaque électrocution le corps se tendait comme si un pieu le traversait de part en part, un bout de plastique retenant la langue ne put étouffer un effrayant râle de douleur.

Nous étions alors à l’aube des sixties, ère du peace and love triomphant, quand Lou Reed fut envoyé au supplice par les auteurs de ses jours. Son salut, le jeune torturé le trouva dans la poésie, à laquelle il fut initié par l’écrivain maudit Delmore Schwartz, qui termina sa vie assommé par l’alcoolisme et une dépression sévère. L’objectivité n’existe pas, l’homme voit toujours le monde à l’aune de ce qu’il a vécu. A l’utopisme hédoniste des clochards célestes, Lou Reed préféra le réalisme cru du monde dépeint par William S. Burroughs. Pour donner vie à sa poésie tragique, le dandy américain put compter sur l’inventivité sonore d’un John Cale. Véritable équivalent américain du duo Lennon / McCartney, le duo Cale / Reed élabora la base d’un disque aussi essentiel que « Sergent Pepper ». Si Andy Warhol permit à ce groupe en total décalage avec son époque de publier son chef d’œuvre, la participation de Nico ne fut pas aussi essentielle que ce que certains purent en dire ensuite. En bon publicitaire, Warhol savait que tout groupe avait besoin d’une figure de proue pour le porter vers la gloire. Et rien de mieux pour cela qu’une mannequin blonde, surtout quand celle-ci fait partie des plus belles femmes de son temps.

Ne voyez dans ce constat aucune raillerie, la beauté a toujours offert à son détenteur certains privilèges naturels. Il est simplement temps de remettre cette idole bourgeoise à sa place, qui est celle d’une chanteuse respectable mais sans génie. La prestation que Lou Reed effectua ensuite sur ses plus belles ballades vaut d’ailleurs largement la performance de cette potiche allemande sur « Femme fatale ». Mais voilà, la jeune femme fut portée par une musique prodigieuse, une poésie sonore menaçante et rêveuse, agressive et séduisante. Cette poésie, les enfants du peace and love savaient trop d’où elle venait pour ne pas la haïr. Lors des premiers concerts du Velvet, les bars se vidèrent et les injures fusèrent, cris de vierges effarouchées d’une nouvelle religion rêvant de remplacer les anciennes. Nico quitta le navire, Warhol prit ses distances, laissant le groupe accoucher de deux autres monuments diamétralement opposés. « White light / White heat » fut une provocation dans la pure tradition reedienne, une façon de donner raison à la critique pour la forcer à changer d’avis. Il se murmure aujourd’hui que, sans la violence nihiliste du morceau titre, des groupes tels que les Stooges et le MC5 n’aurait peut-être jamais existé.

Mais Lou Reed rêvait de gloire et de reconnaissance, le Velvet fut un vaisseau censé imposer sa prose sur les mêmes sommets que les tubes se diffusant aux quatre coins du monde telle une poudre dorée. Premier pas de ce groupe dans la basse-cour de la pop,  le troisième album du duo contient deux perles mélodieuses, « Pale blue eyes » et « Candy says ». Mais les humeurs de la foule sont imprévisibles et, alors que le grand méchant Lou lui dévoilait sa sensibilité, cette faiseuse de roi l’éconduisit avec une incroyable brutalité. La noirceur de la poésie reediene fut le crime condamnant le Velvet à un parcours chaotique, le péché mortel que personne ne voulut pardonner. Il pouvait bien chanter le poncif du rock’n’roll salvateur sur le dernier grand classique de son groupe (« Rock’n’roll »), le mépris que Lou avait pour la masse fut trop grand pour qu’il puisse la conquérir.

« Il me semblait être tombé de j’ignorais quel empyrée, dans un amas infini d’ordures où les êtres humains m’apparaissaient comme de la vermine » Léon Bloy : Le désespéré.

C’est ce désespoir que Lou exprima face aux journalistes, qui craignirent presque tous son agressivité légendaire. Après la mort du Velvet, il fut sauvé par David Bowie, dont la production gracieuse permit à la poésie reedienne d’atteindre les sommets qu’elle méritait. « Transformer » imposa son image aux cotés des plus étincelants héros androgynes du glam rock, « Perfect day » répondait à « Rock’n’roll suicide » et « Vicious » prolongeait l’agressivité proto punk de « Sufragette city ». Lou Reed avait offert au monde une nouvelle dose de beauté légère, il pensa naïvement que celui-ci lui serait reconnaissant. Il travailla donc sur sa grande œuvre, son opéra shakespearien, l’immense « Berlin ». Comme tout projet ambitieux, « Berlin » subit la conspiration de la foule et du commerce, de la bêtise et de sa petite sœur paresse. Le premier trouva son œuvre trop longue et l’obligea à la réduire à un disque, la seconde trouva cette création trop complexe pour son esprit étroit. Insulté par ceux qu’il avait si bien servi, le poète répondit à la honte de cette humiliation par la rage de la provocation. Disque dénué de toute forme d’harmonie, chaos électrique exprimant la fureur du génie insulté, l’inécoutable « Metal machine music » précipita son auteur dans l’abîme. 

Obligé de se caricaturer pour renflouer les caisses de sa maison de disque, le poète devint une bête de foire héroïnomane, porté par un heavy rock paranoïaque. Épuisé par le rythme de ses tournées et les ravages causés par ses piqûres toxiques, le chanteur fut parfois porté hors de scène par ses guitaristes. Vint enfin le punk, descendance tardive qui remit le grand méchant Lou au centre de toutes les préoccupations. Sans le Velvet, ces nihilistes à crêtes rouleraient encore dans le caniveau de leurs quartiers sordides. C’est ce que rappela « Street Hassle », grand pavé électrique redonnant un peu d’allure à cette révolte clownesque. Sur le morceau titre le poète décadent invita son alter égo du New Jersey à réciter sa prose misérabiliste. Chacun à leur manière, Lou Reed et Bruce Springsteen mirent l’Amérique face à ses erreurs et ses mensonges. Le Boss porta la voix des oubliés du rêve américain, Lou chantait le destin des naufragés du rêve hippie. Puis, l’âge et l’arrivée tant attendue de la notoriété aidant, les mélodies se firent plus douces et la poésie plus romantique. Les fabuleux « Coney Island Baby », « Rock’n’roll Heart », « Blue Mask » et « Legendary Heart » témoignent de ce lent apaisement.

Passé par des tourments que peu d’hommes connurent, Lou Reed acquit une sérénité de vieux sage au sommet de sa montagne. Quand le monde finit enfin par reconnaître les mérites de sa plus grande œuvre, il célébra sa consécration en jouant l’intégralité de « Berlin » devant un public new yorkais aux anges. Il serait également triste d’oublier ses retrouvailles avec John Cale sur l’excellent « Songs for Drella » et son dernier chef d’œuvre « New York ».

L’histoire de Lou Reed est celle d’un poète luttant contre l’hypocrisie de sa génération et la tyrannie de la médiocrité du show business, pour finir par s’élever à des hauteurs inatteignables pour la plupart de ces crotales adipeux. « You can’t be Shakespeare and you can’t be Joyce » chantait-il sur l’excellent album « Magic and loss ». Il fut Lou Reed, le révolté dont la prose réconfortait les marginaux… C’est finalement mieux ainsi.  

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