vendredi 2 août 2024

GABRIEL GARCIA MARQUES "De l'Amour et autres Démons" (1994) par Luc B.

Ce court roman de Gabriel Garcia Marques est une petite merveille de concision, et quel style ! Il a été écrit en espagnol, langue maternelle de l’auteur, et traduit par Annie Morvan.

Le prologue se passe en 1949. Un jeune journaliste est envoyé par son rédacteur en chef fouiner dans l’ancien couvent de Santa Clara (en Colombie), depuis transformé en hôpital, un site voué à la destruction pour y bâtir un hôtel. Des ouvriers sont chargés de vider les cryptes. On découvre dans une sépulture les restes d’une jeune fille dont la chevelure blonde une fois étalée à terre mesure 22 mètres…

Etait-ce les ossements de Sierva Maria de Todos los Angeles, une jeune marquise dont la légende dit qu’elle était morte de la rage, et vénérée dans les caraïbes pour ses miracles accomplis ? L’auteur mène l’enquête…

L’histoire reprend deux siècles plus tôt, Sierva Maria et sa servante mulâtre se promènent sur un marché quand un chien enragé attaque quelques passants et mord la jeune fille. Sa mère, Bernada Cabrera ne s’en inquiète pas plus que ça, elle n’a pour sa fille que mépris. Le père, Don Ygnacio, est davantage préoccupé par le quand dira-t-on. Il consulte un médecin, Abrenuncio, qui examine la petite. Pour le moment aucun signe de la rage, et si la maladie se déclarait il n’y aurait, hélas, rien à faire pour la soigner.

La rumeur gronde à propos de Sierva Maria, insolente et menteuse, mythomane, abandonnée par ses parents aux bons soins de leurs esclaves noires. La petite arbore des colifichets vaudou, parle couramment des dialectes africains, elle danse et boit du sang de poulet. L’évêque du diocèse convoque Don Ygnacio. Les errements de Sierva Maria sont à coups sûrs l’œuvre du Diable. Pour le bien de tous, décision est prise d’enfermer la jeune fille au couvent de Santa Clara, dans le quartier des emmurées…    

Gabriel Garcia Marques n’est pas tendre avec ses personnages, et on se délecte de ses portraits toute en ironie, bouffon parvenu, lâche et peureux pour Don Ygnacio, et sa femme obsédée d’hygiène (lavements et six bains purificateurs par jours), accro au cacao et à la mélasse fermentée, qui parcours la région à la recherche d’esclaves pour satisfaire son insatiable besoin de fornication. Il y a une scène où le couple se retrouve dans la sucrerie dont il tire leur revenu, ils n'ont rien à se dire, encore moins à se pardonner (« je n’ai à vous remercier de rien »). 

Voilà comment Garcia Marques conclut la scène, il parle du mari : « Il se leva sans hâte, remit sa chaise en place, et partit d’où il était venu sans un adieu et sans lumière. Tout ce qu’on retrouva de lui, deux années plus tard, sur un chemin fantôme, fut sa carcasse humiliée par les charognards ». J'adore le « et sans lumière » ça dit tout, comme la « carcasse humiliée ». Tout est du même tonneau.

Sierva Maria vit prisonnière dans sa cellule, sous l’autorité de la mère supérieure aux ordres du Saint Office. L’évêque détache son assistant Cayatano Delaura pour exorciser la petite, dont le charme ébranle les certitudes. Delaura est le personnage qui va prendre plus d’importance au fur et à mesure, ses joutes oratoires philosophico-théologiques avec Abrenuncio le médecin finiront par le déstabiliser. 

Le récit est empreint de fantastique, la moindre anecdote devient un évènement surnaturel dès qu’on en accuse Sierva Maria. Chacun fantasme sur ce qui se raconte dans le quartier des emmurées. Le roman distille aussi un certain suspens dans l’attente du procès de Sierva Maria, et le rituel barbare de l’exorcisme. Les personnages sont au choix grotesques ou pathétiques. C’est aussi un roman d’amour, immodéré, des passions dévorantes, à se damner.

L’écriture est concise, superbe (à priori un prix Nobel de littérature sait manier la plume), un roman à la fois érudit, profond, mais grâce à sa narration évidente, se boit comme du petit lait. 


Editions Grasset  -  248 pages

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