jeudi 30 mai 2024

ARCHIE SHEPP "Yasmina, a black woman" (1969) par Benjamin

Coltrane fut le père, Sanders le fils, Ayler le saint esprit. Toutes les places étaient prises, l’histoire gravée dans le marbre, quand un rejeton spirituel caché vint complexifier la généalogie divine. C’est que les deux autres disciples de Trane représentaient l’avant-garde conquérante, l’agité progéniture aussi prompt à aimer le père qu’à le tuer. 

[avec John Coltrane, debout, photo qui servira pour le disque "Four for Trane"]  Pour Coltrane, l’entrée dans le bain bouillonnant du free jazz fut le résultat d’un dur apprentissage. Symbole de cette transition douloureuse, l’album qu’il enregistra avec Don Cherry le voit chercher son chemin dans le chaos Ornett Colemannien. C’est que, contrairement au lieutenant de l’accoucheur du free jazz, Coltrane ne vit pas la musique comme une savante construction architecturale. Ornette Coleman était cérébral, John Coltrane fut romantique, le premier empilait les notes comme des briques alors que le second les fit jaillir telles des émotions inattendues.

Beaucoup parlent avec passion de « A love suprem », mais le virage free fut véritablement acté sur le moins connu « Ascension ». Absorbant l’auditeur, véritable magma sonore où une batterie folle se mêle aux hurlements possédés des cuivres, « Ascension » donne au free jazz un lyrisme bouleversant quiconque sait se laisser emporter par son torrent tonitruant. Au milieu de cette centrale nucléaire free souffla Archie Shepp, le frère, celui qui dut servir la gloire paternelle de façon plus discrète que le duo sacralisé Sanders / Ayler.

C’est qu’il venait du passé jugé obsolète du bop, qu’il découvrit grâce au soutien de Lee Morgan. Le trompettiste lui fit découvrir les clubs de jazz, où la beauté du bop marqua à jamais ses jeunes oreilles. Entre quelques concerts dans de petites formations de rhythm’n’blues, le jeune Archie Shepp se forgea une conscience politique sur les bancs de l’université. Marqué par les luttes de son époque, il fit vite de sa musique le symbole de l’histoire tourmentée des noirs américains. Nous étions alors au début des glorieuses sixties, année où l’album « Free jazz » lança l’assaut de musiciens désireux de promouvoir les rythmes complexes et les sifflements stridents issus d’une Afrique fantasmée.

Le free jazz fut au swing ce que le Black power fut à la politique, le cri de guerre d’un peuple bien décidé à défendre ses droits et sa culture. Si cette musique fut si impopulaire auprès du grand public, c’est que ses improvisations sans filet jetèrent par-dessus bord l’obsession mélodique inspiré par le génie des grands compositeurs occidentaux. Archie Shepp ne s’immergea d’abord que timidement dans ce chaos brûlant, la beauté bop fut pour lui une grand-mère aimée qu’il refusait de gifler. Comme pour s’excuser de son voyage en compagnie du révolutionnaire Don Cherry, il intégra le sextet de Coltrane, avant d’enregistrer l’excellent « Four for Trane ». De ce disque, on retiendra surtout la reprise de la ballade « Naima », symbole d’un certain traditionalisme qu’il conserva toute sa vie.

[à Alger, I969 =>] Puis, en 1967, le père disparut, laissant ses chers descendants poursuivre à leur manière la voie qu’il dessina. Pharoah prolongea sa fresque, Ayler la dispersa aux quatre vents du rhythm’n’blues, alors qu’Archie en fit un vaisseau dont il se servit pour explorer les traditions et les continents.

Multi instrumentistes et véritable historien du jazz, son souffle convoquait autant les souvenirs de Ben Webster et Charlie Parker, que la stridence agressive issue du chaos d’Ornette Coleman. Du côté de la composition, il apprit des maîtres tels qu’Ellington et Mingus que la structure musicale n’était pas une prison, mais un habillage qu’il convenait de soigner. Chef d’œuvre indépassable de cet archéo futurisme musical, « Yasmina » est un véritable voyage à travers l’Afrique et le temps. Invité au festival d’Alger quelques jours avant l’enregistrement de l’album, il en revint avec l’obsession des rythmes simples, aérés et dansants. Cette inspiration le poussa dans les bras de celui qui fut le premier à rendre hommage à cette "mère Afrique", le grand duc Ellington. Les rythmes dansants du frère Archie ne furent pas non plus sans rappeler un saxophoniste dont le souffle de Shepp semble annoncer le retour en grande pompe, l’inoubliable colosse Sonny Rollins.

Le quartet très bop, qu’il dirige sur « Sonny’s back » parait d’ailleurs avoir été créé pour réaffirmer la grandeur éternelle de sa folie ténor. Regroupant l’ensemble de ses traditions, Shepp s’offre le luxe d’intégrer l’ex mercenaire de Miles Davis, Phily Jo Jones, à un festival de percussions africanisantes, qui ouvrent la voie à un grand déluge cuivré. Avec « Yasmina » Archie Shepp montra la voie d’une liberté dénuée de nihilisme, d’un avant-gardisme guidé par la beauté éternelle de la tradition. Il serait désormais temps, lorsque l’on évoque la Sainte trinité Coltranienne, de mentionner également ce frère turbulent et dévoué et sa gracieuse Yasmina.

1 commentaire:

  1. Je suis allé voir en concert Archie Shepp, à Paris, au New Morning je crois, y'a une bonne vingtaine d'années, ça reste un grand souvenir. Il vivait à Paris, parlait un peu français, il passait du sax au piano, au micro (il chante aussi !), un set qui mêlait plein de styles, des trucs un peu Free, barrés, récitations de poésies, des classiques jazz, parfois chantés, et du blues en veux-tu en voilà. Classieux, décontracté, il a mis le public dans sa poche par sa gentillesse (et son talent). Un grand bonhomme.

    RépondreSupprimer