Durant notre grand parcours jazzistique, nous rencontrâmes celui qui permit aux saxophonistes de souffler (Coleman Hawkins), celui qui apprit aux cuivres l’art du chorus libérateur (Louis Armstrong), le baron montrant aux bassistes comment diriger un orchestre (Charles Mingus), le pianiste démontrant que le piano est autant un instrument à percussion qu’à cordes (Thelonious Monk). Il manquait à ce grand corps cuivré un cœur battant, une pulsation vitale donnant vie à tous ses organes.
Lorsque le bebop naquit durant les années 40, le jazz n’était encore qu’une musique de bal, la bande son de ces rituels sociaux permettant aux hommes de rencontrer celles avec qui ils prolongeront leur lignée. C’est donc à travers la danse que le petit Kenny Clarke découvrit la musique, sa mère pianiste lui faisant faire ses premiers pas. La danse consiste surtout à incarner le rythme de la musique, à faire de son corps un instrument capable de restituer visuellement les émotions décrites par la mélodie. Kenny comprit alors que, dans la vie, tout est une question de rythme, de l’amour au coït , de l’étude au sport. Chaque homme a son rythme, chaque bête a son rythme, même le ronronnement froid des machines a le sien. La vie en elle-même est un rythme plein de cassures inattendues, d’emportements fiévreux et de ralentissements abrupts. C’est lorsqu’il n’avait que six ans que Clarke subit cette première cassure rythmique lors du décès de sa mère.
<= avec Dizzy Gillespie S’il
continua ensuite d’étudier la musique en jouant du saxophone et du piano, il ne
se mit sérieusement à la batterie que six ans plus tard. Vint ensuite le temps
du travail pour quelques petites formations, avant que Mary Lou Williams ne lui
permette de devenir le batteur du grand orchestre de Freddy Green. Avec son
frère à la contrebasse, Kenny Clarke crée une rythmique souple et agile dont le
grand Count Basie ne manqua pas de s’inspirer. Après que Jimmy Cobb lui ait
ouvert les portes des studios d’enregistrement, il devient le mercenaire
fétiche du jazz moderne. Sidney Bechet et Louis Armstrong vinrent régénérer
leur souffle de pionnier en suivant le chemin tracé par cette pulsation
visionnaire, il fut la bête dont le swing poussa la belle Billie Holiday à
déployer toute l’étendue de son lyrisme.
Il parvint
ensuite à être adoubé par Count Basie, avant que le grand Monk ne le canonise
lors d’une séance d’improvisation légendaire au Milton. Mecque du bop, cette
salle fut le refuge où les musiciens ayant échappé au service militaire
inventèrent une nouvelle ère jazzistique. Clarke ne parvint malheureusement pas
à éviter l’appel sous les drapeaux, son rêve bop se vit interrompre par deux
longues années de service militaire. Lorsqu’il revint à la vie civile, ceux
avec qui il jammait auparavant étaient devenus des institutions respectées. Sa
batterie rythma ainsi l’affrontement vocale des sirènes Billie Holiday et
Sarah Vaughan, dont les voix de velours se disputaient le cœur des jazzfans,
avant de participer à l’historique concert à Paris de Dizzy Gillespie.
<= avec Miles Davis et Pierre Michelot La capitale
française devint vite une terre d’asile pour le jazz, le lieu où le grand Miles
put flirter avec Juliette Gréco sans craindre la violence cruelle de la bêtise
ségrégationniste. Clarke offrit ainsi à la ville lumière, en compagnie de
pointures tels que Max Roach, Charlie Parker et Miles Davis, le plus grand
festival jazz de son histoire. N’ayant pas encore imposé son statut royal, le
jeune Miles sut toutefois se faire une image de grand espoir du bop grâce à son
souffle à la douceur Lesterienne.
En parallèle d’enregistrements sous son nom qui finirent de l’imposer parmi les pionniers du bop, Kenny Clarke offrit sa frappe à quelques titres qui furent inclus à l’historique album « Birth of the cool ». La participation de Clarke à ce cool initié par Miles Davis se limita ensuite à quelques sessions en compagnie de Stan Getz, Chet Baker et Zoot Sim. Sa vie, le batteur la dédia d’abord et surtout à l’inventivité virtuose et mélodieuse du bop. Après le progressif déclin de l’âge d’or vint l’heure du renouveau auquel Clark participa dans le Modern Jazz Quartet de Milt Jackson, avant de pousser au cul des jeunots aussi prometteurs que Cannonball Adderley, Horace Silver et Hank Mobley. Il y eut également quelques récréations en compagnie des vieux briscards tels que JJ Johnson, et Oscar Pettiford, grandes orgies musicales ressuscitant le swing du bon vieux temps.
photo à droite : avec le Modern Jazz Quartet de Milt Jackson au vibraphone Miles Davis
le convoqua à Paris pour mêler ses pulsations au renouveau artistique d’un pays
dont l’inventivité rayonnait encore sur le monde. Kenny Clarke participa à la
bande son du film « Ascenseur vers l’échafaud », avant d’aider Boris
Vian à exorciser ses frustrations de poète maudit lors d’une improvisation
enjouée. Vint enfin la morne routine de la gloire, dont il récolta la rançon en
devenant le musicien attitré du grand club Blue Note. Puis ce fut les derniers
frissons en compagnie de Duke Ellington, Dexter Gordon, Roland Kirk.
Partageant avec Milt Jackson le goût d’une certaine simplicité rythmique, Kenny
Clarke inventa un jeu aussi inventif que léger.
Grâce à la cohérence d’une rythmique discrète, il donnait aux bassistes assez d’espace et d’assurance pour se lancer dans des solos novateurs. Puis il y eut le tintement de ses cymbales cristallines, véritable poésie sonore dont le secret disparut avec lui. Cette douceur lumineuse trouva une de ses plus belles expressions sur l’album « Telefunken blues », où le batteur trouve un frère spirituel en la personne de Milt Jackson. Après que Clint Eastwood ait rendu hommage à l’âme du bop dans un de ses plus grands films (« Bird ») il ne faudrait pas oublier que cette musique eut aussi un cœur. Ce cœur battant du bop se nommait Kenny Clarke.
Trois vidéos, la dernière sur "Satin Doll" avec Eddy Louiss à l'orgue est juste explosive !
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