Tout était parfaitement calculé, bâti avec brio par d’austères architectes du son. La musique a toujours été une discipline exigeante et austère, de Mozart à Count Basie. Regardez-les ces maîtres de big band, dictateurs magnifiques à la tête de grandes légions du swing. Puis Armstrong monta le Hot Five et le Hot Seven, libéra progressivement sa trompette de son étau harmonique. Vint ensuite Coleman Hawkins, le père du saxophone ténor, celui dont le souffle donna vie à l’invention de Monsieur Sax.
[reconnaissez-vous la photo de droite ? cherchez bien, vous la voyez tous les jours sur la bannière Déblocnot...] Ce que le jeune Dexter put écouter ces chorus du Hawks ! Son souffle se coupait presque quand le grand aigle s’envolait vers des sommets vertigineux. Il vivait alors la même révélation que tant de saxophonistes avant, en même temps et après lui, celui que l’on nommait ironiquement Bean était alors devenu le big bang faisant naître le jazz moderne. Pourtant, la formidable puissance de Hawkins le marqua moins que la somptueuse souplesse du président Lester Young. Il se murmurait d’ailleurs que le Pres avait plumé l’aigle lors d’une joute dantesque que les spectateurs présents ce soir-là racontaient avec fièvre. Cette affirmation est sans doute exagérée, plumer ce grandiose volatile qu’est le Hawks étant à peu près aussi réalisable que faire le tour du monde en une journée.
S’il n’y eut sans doute pas de vainqueur, la joute en question eut bien lieu dans un bar de la 52e rue, cité magnifique où la demi-mesure n’existait pas. Les dieux du bop s’affrontaient dans ces bars devant une foule médusée ou sceptique, dévote ou hostile. Thélonious Monk lui-même eut du mal à imposer son swing devant certains ayatollahs du swing, ses blue notes étant d’abord prises pour de simples fausses notes. Les scènes étaient ouvertes à chaque musicien, mais ceux qui n’étaient pas à la hauteur de leurs ambitions risquaient de se faire ridiculiser par les pointures locales avant d’être mis dehors de la façon la plus brutale. Lorsqu’il atteignit cette Mecque new yorkaise, Dexter Gordon avait déjà passé des années à "apprendre le métier" dans des big band muselant son talent d’improvisation. Sa souplesse de « fils du président » lui valut vite de côtoyer les plus grands, qui le laissèrent enfin choruser devant une foule séduite. Vint alors le soir historique où, alors qu’il déployait tranquillement ses nuages mélodieux, Dexter fut rejoint sur scène par le jeune Miles Davis, le fou génial Bud Powell et la brute raffinée Max Roach.
[avec Charlie Parker au sax alto et Miles Davis à la trompette] Le leader de cette formation éphémère ne tarda pas à se percher à l’avant de la scène, avant d’imposer sa suprématie dès le premier son sorti de son saxophone. Charlie Parker était un pionnier du bop en même temps qu’un de ses plus grands maîtres, il prit le rôle d’éclaireur montrant aux autres le chemin à suivre et justifiant leurs efforts. Sa façon de dodeliner de la tête tel un somptueux paon en plein roue lui valut le surnom de Bird, l’oiseau dont le chant fut plus majestueux que les plus gracieux rossignols du jazz.
Le saxophone virevolta, s’éleva, sprinta à une vitesse poussant les autres musiciens dans leurs derniers retranchements. Là, quand le torrent parkerien fut sur le point de les engloutir, ses accompagnateurs jouèrent avec une spontanéité et une inventivité dont ils ne se savaient pas capable. La lutte de ces serviteurs dévoués fut pourtant vaine et, à bout de souffle, le duo Gordon / Davis finit par se taire pour admirer les figures du divin oiseau. Si Parker donna vie au bop, il distilla également en lui le poison qui faillit le tuer. Alors qu’il en prenait pour soulager ses atroces douleurs d’estomac, les jazzmen virent dans l’héroïne le secret du génie parkerien. Gordon ne fut pas épargné par ce triste mythe, lui qui commença à sombrer dans l’héroïne au moment où il commençait à enregistrer ses premiers albums en tant que leader ou soutien.
Entre deux arrestations, sa notoriété ne fit pourtant que croître, pour culminer dans un duel légendaire semblant répondre aux échos de la joute menée par le duo Lester Young / Coleman Hawkins. Nous étions en pleine âge d’or des "chases", ces duels musicaux où chaque saxophoniste défendait ardemment son honneur devant une foule aux anges. Wardell Gray vint défier le jeune prodige Gordon, mais son jeu classieux compléta plus celui de son adversaire qu’il ne le combattait. S’enivrant de leurs swings jumeaux, les deux hommes s’élevèrent ce soir-là sur des sommets que peu de mortels ont connu. Après avoir accompagné la crème du jazz moderne, Dexter Gordon eut l’honneur de mêler son souffle à la voix de velours de Lady Day. Sa notoriété était alors telle que Stan Getz finit par avouer que son jazz doux devait énormément à la tendresse de Dexter. Quelques mois après son sacre aux côtés de Billie Holiday, Gordon fut condamné à un an de prison pour possession de drogue. Celui dont la carrière fut ainsi stoppée net avoua plus tard que, sans la sévère sanction de la loi, il serait probablement mort.
[Dexter Gordon à Paris] Une fois libéré, celui que tous croyaient fini s’exila à Londres où il enregistra ses plus grands chefs-d’œuvre. Conquérant et joyeux, lyrique et exalté, son saxophone atteignit le sommet de sa classe sur les albums « Go » et « A swingin affair ». A partir de là, l’Europe fut sa terre d’exil, le lieu où sa race n’était pas persécutée et son génie reconnu. Perdu dans une époque qui ne se souciait plus beaucoup des vieux jazzmen tels que lui, Gordon tomba dans une dépression dont il ne sortit que le temps de quelques moments de grâce miraculeux. On ne saurait à ce titre trop conseiller des disques tels que « Modern jazz giant » et « Live at the village Vanguard », chant du cygne d’un homme dont la vie fut une épopée magnifique.
Le cinéma lui réserva un dernier hommage avant son trépas grâce au film controversé AUTOUR DE MINUIT de Bertrand Tavernier. Dans ce film, Dexter ne joue pas, il vit une autre vie devant la caméra, concentre des années de galères et de joies musicales en quelques minutes de grâce. Ayant assisté à sa performance d’acteur, Scorsese n’hésita pas à affirmer que sa performance était aussi grandiose que celle de De Niro dans RAGING BULL. L’image ne doit pas faire oublier le son et, si l’histoire doit retenir le nom de Dexter Gordon, qu’elle le considère comme le digne représentant de la sainte trinité du saxophone Bebop : Lester Young, Charlie Parker, Dexter Gordon.
Voila qui nous change des astiqueurs de manches hirsutes...
RépondreSupprimerJ'adore "Tanya" sur "One Flight Up" (1965), superbe.
Film de Tavernier controversé... Pourquoi? Par qui? "Les astiqueurs de manche hirsutes"....excellent.
RépondreSupprimerIl a été très critiqué a sa sortie par les journalistes ^^
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