vendredi 8 septembre 2023

ANATOMIE D'UNE CHUTE de Justine Triet (2023) par Luc B.

ANATOMIE D’UNE CHUTE… On aurait pu titrer aussi ce film Autopsie d’une chute, comme il y a eu un AUTOPSIE D’UN MEURTRE (1959) film d’Otto Preminger souvent cité comme le prototype du film de procès. Car il s’agit d’un film de procès. Le ministère public devant statuer sur la culpabilité ou non de Sandra Voyter, après la découverte du cadavre de son compagnon, Samuel Maleski. Accident, suicide, meurtre ?  

Quelle scène d'ouverture ! A la deuxième minute le malaise s'installe. Sandra Voyter est écrivain, dans son chalet de Savoie elle reçoit une étudiante venue l’interviewer. A peine l’entretien entamé qu’on entend dans la maison hurler une chanson créole, toujours la même, passée en boucle, un volume sonore assourdissant. Impossible de parler, d’enregistrer une conversation. La situation est gênante, car on comprend que c’est Samuel, qui depuis l’étage met la musique à fond pour emmerder sa femme. L’étudiante repart, et peu après le fils du couple, Daniel, 11 ans, presque atteint de cécité, sort se promener avec son chien.

Quand il rentre, il trouve devant le chalet le corps d’un homme qu’il identifie comme son père. Hurlements, appels au secours, les gendarmes arrivent. Les premières constatations indiquent que Samuel a chuté du troisième étage, de la pièce où il bricolait. Mais de nouvelles investigations poussent la police à ouvrir une enquête. Et si Samuel avait été poussé par-dessus bord ? Par qui ? Par la seule personne présente, sa femme.

Le scénario est brillant. Justine Triet l’a écrit avec son compagnon Arthur Harari, lui-même cinéaste (et qui joue un p’tit rôle). Cela a son importance, car Sandra est un écrivain à succès, Samuel un écrivain contrarié. Il y a donc aussi toute une thématique sur comment fonctionne un couple artiste, un couple auteur, dont l’un à plus de succès que d’autre. On apprendra au cours du procès, que Sandra a utilisé une idée de roman inachevé de son mari, pour un faire un succès de librairie. Est-ce là l'origine du dysfonctionnement du couple, ou dans l'accident subi par le fils des années plus tôt ?

Brillante aussi la construction du film. Car après ce départ tonitruant, l’enquête va permettre de creuser l’histoire du couple. La Chute du titre n’est pas seulement celle, fatale, de Samuel, mais celle du couple, dans sa relation. C’est le sujet qu’ausculte la cinéaste, avec une précision de chirurgien. Justine Triet utilise pour cela toutes les ressources du cinéma, pour reconstruire le puzzle (témoignages, flash-back, extraits d’actualité, émissions de télé, images de la police…) opposer les différents points de vue, et manipuler le spectateur.

C’est la grande force de sa mise en scène, qui ne s’appuie pas sur des prouesses de caméra (le filmage est assez classique) mais sur la construction du récit, la juxtaposition des points de vue, et notamment sur l’utilisation du son. Le fils, Daniel, est presque aveugle, mais son témoignage est capital, puisque lorsqu’il est sorti se promener, il dit avoir entendu ses parents discuter. Discuter, ou se disputer ? Une reconstitution à lieu au cours de laquelle Daniel change sa version des faits. C’est suspect. Dans quel camp est-il ? Le gamin dit-il la vérité ?

Il y a aussi l’utilisation au tribunal d’enregistrements faits par Samuel avec son téléphone, au motif qu’il enregistrait ses proches pour trouver des idées de bouquins. On fait passer au tribunal un enregistrement d’une violente dispute la veille du drame. On entend donc l'audio. Puis Justine Triet montre les images, donc elle insert un flash-back. Elle donne une information aux spectateurs que n'ont pas les jurés du tribunal... A la fin de la dispute, on entend des bruits de vaisselles cassées, des coups, mais Triet coupe l'image, revient à l'audio. Une idée de mise en scène diabolique, la réalisatrice s'interroge sur ce qu'il faut donner comme info au spectateur, ce que Hitchcock avait bien compris. C'est un film de procès, sur quoi se base-t-on pour juger quelqu'un, pour juger d'une situation ? Le témoignage ou l'image ? 

Autre exemple avec le témoignage de Daniel qui raconte une conversation qu’il a eu avec son père en voiture. C’est la voix du gamin qu’on entend à la barre, mais c’est le père qu’on voit à l’image. L’effet est superbe d’ambiguïté. Est-ce les mots du père qu’on entend ou ceux que son fils en a retenu, de bonne foi, ou ceux qu'il invente, pour tromper l’auditoire ? Tout le film baigne dans cette ambiguïté, le doute plane, chaque détail compte, et le spectateur tente de reconstruire les derniers instants de la victime. Peu importe finalement l’issue du procès (il y en aura une), la réalisatrice semble privilégier le verdict du spectateur.

C’est en cela qu’ANATOMIE D’UNE CHUTE est assez machiavélique. Et il fallait la durée pour en appréhender toute les richesses, les facettes, les 2h30 sont pleinement remplies et passionnantes. Le choix des décors rajoute une couche à cette ambiance de suspicion, le chalet isolé, le blanc immaculé, la neige qui étouffe les pas, les secrets derrière la porte…

Un petit bémol pourtant… Sandra Voyter est allemande, elle maîtrise le français, mais interrogée par la présidente du tribunal, elle dit préférer répondre en anglais. Langue qu'elle utilise aussi avec son avocat et souvent avec son fils. Voilà encore une faille dans le couple, lui le français, elle l'allemande, qui communiquent en anglais, un terrain neutre. Du coup les trois quarts du film sont sous-titrés ! Je ne vois pas dans les scènes au tribunal ce qui peut justifier cela, car Sandra comprend parfaitement les questions qu’on lui pose en français.  

Autre petit détail qui m’a chagriné. La présidente du tribunal demande au gamin de ne pas assister à certaines séances du procès, moments pénibles, difficiles pour son jeune âge. Et v’là le gamin qui dit : « Qu’est ce qui serait plus choquant que la mort de mon père ? ». Il n’a pas tort. Mais n’est-ce pas à la présidente d’en décider ? Daniel est un témoin capital, comment peut-il assister aux débats comme simple spectateur, alors que plus tard, il sera entendu en huis-clos ?

L’actrice Sandra Hüller est incroyable (découverte dans TONY ERDMANN en 2016, elle avait déjà tourné avec Triet dans SYBIL), mais toute la distribution est fameuse, Antoine Reinartz compose un avocat général d’une suffisance à gifler, le jeune Milo Machado Graner est excellent, ses pupilles blanchies ajoute au mystère qui entoure le gamin (sacrément précoce pour 11 ans à mon avis…) Swann Arlaud est de toutes façons toujours excellent, et (ce n’est pas une blague) même le chien est fabuleux ! Y’a du Brando dans ce clebs ! 

En résumé : un grand film. Brillant, très intelligent conçu. Rien d’intello, de compliqué ou de m’as-tu vu, la forme du film (mort / enquête / procès) rend l’ensemble accessible, c’est une belle Palme d’Or qui mériterait d’avoir un beau succès populaire (à l'heure où j'écris ces lignes, c'est très bien parti pour !).


couleur  -  2h30  -  format 1:1.85  

 

5 commentaires:

  1. Shuffle Master.10/9/23 08:45

    C'est sûrement très bien, si tu le dis, mais ça ne fait pas vraiment envie, du moins pour moi. Les trial films, à quelques exceptions près (The Verdict, Lumet), c'est souvent pénible. Quant au succès populaire, j'ai du mal à croire qu'un public qui plébiscite Barbie ou des blockbusters interchangeables de super héros s'y précipite, passé l'effet Palme d'Or (comme le Goncourt, pour les bouquins).

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    1. Je viens d'apprendre l'expression et la signification de "trial films"... Vous êtes un hipster, finalement...

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    2. Shuffle master.10/9/23 12:40

      Exact. Inter nos, je suis mannequin pour plusieurs marques hip.

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  2. Succès populaire... toutes proportions gardées ! J'ai vu que le film en était à plus de 600 000 entrées, pour un truc de 2h30, plutôt austère, catégorie "film d'auteur", sans vedette ni campagne marketing, c'est vachement bien ! Si c'est l'effet Cannes, tant mieux, le film le mérite. Ca n'arrivera pas, restons lucide, mais j'adorerais que le film fasse plus que l'indigeste "Les trois mousquetaires", conçu, lui, uniquement pour rapporter du fric. Je n'ai pas vu "Barbie", mais je remarque qu'un film difficile et très long comme "Oppenheimer" fait presque aussi bien, donc tout n'est pas à désespérer ! (j'avais oublié comme film de procès, français, "La Vérité" de Clouzot, qui est vachement bien aussi, et qui pourrait avoir un air de famille avec celui-ci)

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  3. Je le regarderai assurément quand il passera sur le sat ... plein de bons avis sur ce film, palme d'or ou pas ...
    Vu récemment un autre film de procès, "Saint-Omer", sorti aussi l'année dernière . Malgré son côté fauché genre faites entrer l'accusé, deux premiers tiers du film excellents, et puis le final qui part un peu en vrille, dommage car l'approche est atypique (y'a pas de suspense, on sait d'entrée que l'accusée est coupable d'infanticide, ce qui se traduit par une atmosphère évidemment assez oppressante)

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