Et si le jazz était surtout un moyen d’évasion ? Véritable machine à voyager dans le temps et l’espace, le genre bâtit une œuvre d’une colossale variété mélodique. Il absorba l’énergie du rock, la finesse de la musique classique européenne, les rêveries de la musique électro et se compromit dans le rap. Le mouvement avançait grâce aux progrès de deux continents opposés, celui des avant gardistes et celui des puristes.
Le second joua bop ou modal, le premier saccageait la sagesse mélodique de ces deux mouvements dans une cacophonie free. Le voyage a toujours été l’obsession du jazz, son acte fondateur, son moyen d’évasion et sa source d’inspiration. Il y eut d’abord le pénible voyage originel, celui d’esclaves livrés par leur peuple au despotisme des grands propriétaires américains. Réprimés à la moindre parole, battus à la moindre initiative, les esclaves eurent encore assez de générosité pour inventer cette merveille qu’est la musique noire américaine. Ils chantèrent le gospel avec une passion mystique, firent de leurs douleurs la base du mojo blues. Né dans les années 30, le bop fut comme une perle perdue dans les égouts les plus puants. Son berceau fut ces bars à prostituées tenus par la mafia italienne, son swing devint un oasis de beauté pure dans les villes du vice.
Musique salvatrice, le jazz fut également un des premiers coups porté à la bêtise ségrégationniste. Dans les quartiers de la Nouvelle Orléans, des fanfares saluaient le souvenir des colons français dans de grandes marches patriotiques. Il n’était alors par rare que, dans la même rue, un bar dédié au jazz vibre au son du swing cher à Satchmo. C’est encore Coltrane qui rendit le mieux hommage à cette époque fondatrice, son Africa brass s’affirmant comme la plus somptueuse union des influences européennes et africaines. S’inscrivant dans la continuité de la finesse bop, le jazz modal ne fit surtout qu’exacerber la fascination des boppers pour le vieux continent. Bud Powell et autres Thelonious Monk s’inspirèrent de Mozart et Beethoven, Charles Mingus et Miles Davis voulurent devenir les nouveaux Mozart et Beethoven.
Chef d’œuvre aux inspirations jumelles, « Tijuana mood » et « Sketches of spain » furent les symboles de cet amour du jazz pour le vieux continent. Pour les jazzmen, le voyage fut un moyen de fuir ce racisme qui ne reconnaitra jamais leur génie. Ils trouvèrent refuge en France, pays où la lutte des races ne remplaça jamais la lutte des classes. Leur pays les traitait de sauvage, la France les vénéra comme des dieux. Pour lui exprimer son amour, Miles Davis lui offrit la bande son de « Ascenseur pour l’échafaud », Thelonious Monk inscrivit « vive la France » sur la pochette de « Underground ». Il y eut ensuite les grandes heures des concerts de la fondation Maeght et du festival d’Antibes.
Parmi les grands condottières du swing, Yusef Lateef trône au milieu des plus aventureux. Les grands voyages commencent toujours par des préparatifs exigeants, préparatifs que Lateef effectua dans une grande école de musique de Detroit. Après l’apprentissage vinrent les premières mises à l’épreuve, notamment dans l’orchestre du parrain Gillespie. Libéré des tourments existentiels par le jazz, celui qui se nommait alors William Evans se libéra de son héritage esclavagiste en se convertissant à l’islam. Comme lui, nombreux furent les noirs troquant leurs chaines d’esclaves contre celles du Coran, abandonnant ainsi le patronyme du riche propriétaire qui tyrannisât leurs aïeux.
Avec Yusef Lateef comme avec John Coltrane, le voyage fut autant physique que mystique. Un passage chez Charles Mingus et Cannonball Adderley lui permirent de perfectionner ses dons de compositions. En parallèle, il reprit ses études de musique, se passionna pour la beauté exotique des instruments venus d’orient. « The blue Yusef Lateef » est sans doute la plus belle réussite de ce prophète attaché au bop mais refusant de moisir dans ses vieux clichés.
L’affaire commence sur « Juba juba », procession voodoo ramenant le jazz dans le ventre fécond de la mère Afrique. Après la procession guerrière des tribus africaines, le patriarche voyageur téléporte son swing sur les montagnes du Tibet et l’alto tisse des arabesques sur « Back home ». Comme son nom l’indique, « The blue Yusef Lateef » est un grand hommage au blues de multiples horizons. Confirmant l’adage voulant qu’il faut parfois partir pour mieux apprécier le pays d’où l’on vient, le saxophoniste envoie plusieurs bombes rhythm’n’blues à faire rougir les enfants de BB King. C’est un jazz qui a le blues et qui l’exprime dans toutes ses langues, un swing spirituel et orgiaque, un bop musclé pour séduire les adeptes du rock. Pendant ces quelques minutes, les époques se croisent et se mélangent, les continents se rejoignent et s’assemblent.
Heureux l’auditeur qui, comme Yusef Lateef, a
fait un beau voyage.
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