C’est tout de même un sacré morceau. 750 pages touffues qui débordent ras la gueule de mots, de phrases (très longues) qui ont valu à son auteur d’être menacé d’une fatwa émise par l'ayatollah Khomeiny, et qui a bien failli aboutir le 12 août 2022, à New York. Salman Rushdie était condamné à mort pour ses propos blasphématoires envers l'islam, comme ses éditeurs ou toute personne ayant possédé ou lu le livre. Ca fait du monde, et le problème est que, du coup, je suis inclus dans la liste…
Mais alors ça raconte quoi LES VERSETS SATANIQUES ? Beaucoup de choses. L’auteur prend sa matière dans l’actualité, des évènements véridiques, à partir desquels il brode une intrigue qui se barre dans tous les sens, on n’est pas loin finalement du film EVERYTHING EVERYWHERE ALL AT ONCE et ses univers parallèles.
Ca commence par un attentat à bord d’un avion (inspiré du vol Air India en 1985) qui explose en vol au-dessus de l’Angleterre. Deux passagers indiens en réchappent : Gibreel Farishta et Saladin Chamcha. Ils tombent du ciel, pirouettent dans les airs, font connaissance. Le premier est un acteur célèbre du Bollywood, une star, le second est comédien de doublage, surnommé l’homme aux mille voix. Ils atterrissent sur une plage. A partir de là, Salman Rushdie va partager son roman en deux types d’intrigues, un chapitre sur deux.
D’abord, on suit le parcours de ses héros en Angleterre. C’est la partie contemporaine, une accumulation de péripéties loufoques et de personnages hauts en couleurs, j’avais l’impression qu’il en sortait dix nouveaux par pages, il aurait été utile de proposer un index. Dans LES VERSETS SATANIQUES, l’auteur parle de la difficulté de l’exil, du déracinement, ayant lui-même quitté l’Inde avec ses parents quand il était ado. Pour les hindous il était un musulman, pour les musulmans il était un mécréant, pour les anglais il était un immigré ! Ca fait lourd à porter ! Ses héros intègrent la culture anglaise (pas toujours très accueillante, période Thatcher, émeutes raciales, montées des extrêmes) sans oublier leurs racines. Dans le livre, les cultures et communautés cohabitent, s’entrecroisent, se complètent.
Gibreel Farishta trouve refuge chez une vieille femme, Rosa Diamond, 90 ans, qui va lui raconter sa vie, ses souvenirs dans la pampa avec son grand amour Martin de la Cruz. Il quitte Londres en train, pourchassé par Reckat Merchant en tapis volant, croise dans un compartiment John Masmala, un illuminé mystique (pléonasme ?) qui hurle des cantiques, la séquence est hilarante.
En parallèle, Saladin Chamcha est arrêté par la police persuadée d’avoir affaire à un clandestin. Tabassé dans le fourgon, il se retrouve à l’hôpital où son corps se couvre de poils, ses pieds se transforment en sabot, des cornes lui poussent sur la tête, il se transforme en satyre (ou Cheytan, incarnation du diable), mi-homme mi-bouc, avec une verge démesurée sans cesse en érection. Il y a tout un passage avec une kinésithérapeute qui le soulage de ses douleurs en l’enfourchant comme un cheval, c’est totalement barge et délirant ! Il parvient à s’échapper, trouve refuge chez son ex-femme Pamela Chamcha.
Autre protagonistes, Hal Valance un producteur télé, Pamela Lovelace (allusion à Linda Lovelace, l’actrice de Gorge profonde ? future Mme Chamcha), Alleluia Cone, première femme à gravir l’Everest, qui sera la maîtresse insatiable de Gibreel… Il y en a tellement… Le roman se termine sur une longue séquence dantesque où des villageois partent en pèlerinage à pieds à La Mecque (les plus riches suivent en Mercedes !), guidée par une jeune fille, Ayesha, qui persuade ses fidèles que la mer d’Arabie s’ouvrira devant eux comme la Mer Rouge devant Moise. Tous finiront noyés…
Salman Rushdie a le don de brosser des portraits étonnants, d’une ironie et d’une méchanceté souvent jubilatoire. Il écrit de très longues phrases, qui tiennent parfois du paragraphe entier, qu’il aime conclure par une pirouette argotique, une réplique gag, un aphorisme. Il fait souvent des citations au cinéma, à la culture pop, on sent chez cet auteur une érudition incroyable, mais jamais pédante, ronflante, car l’humour (parfois potache) désamorce les situations trop sérieuses.
Le deuxième récit, les chapitres pairs, correspond aux rêves ou fantasmes de Gibreel Farishta. Gibreel comme Gabriel, l’ange Gabriel. Le ton est différent, et très franchement abscons si on n’a pas un doctorat en théologie islamique. Gibreel se voit à Jahilia, une cité bâtie en sable, où il côtoie le prophète Mahound, double de Mahomet, jamais explicitement cité dans le livre. A l’époque, on priait différents dieux, dont trois déesses parmi les plus influentes : Al-Lât, Ozzâ, et Manât. Mahound veut imposer le monothéisme, et demande à un scribe d’écrire une nouvelle table de la loi. Or, le manuscrit qu'il reçoit autorise à croire en plusieurs divinités, dont des déesses. Les plus extrémistes de ses fidèles protestent, hurlent au blasphème. Mahound se rétracte, justifiant que les versets lui avaient été inspirés par le diable : les versets sataniques.
C’est ce passage, quelques dizaines de lignes (sur 800 pages), qui ont valu à Salman Rushdie sa fatwa. Mais le ton comique et irrévérencieux du roman lui avait déjà valu d’être interdit de publication en Inde d’abord (sur demande de deux députés, et le premier ministre Rajiv Gandhi a surfé sur l’incident pour racoler les voix musulmanes aux législatives), puis dans les pays à forte communautés musulmanes.
Jahilia est aussi le nom (orthographié jâhilîya) qui désigne chez les musulmans la période pré-islamique. Rushdie situe son action avant et après le contrôle de la ville par Mahound et l’obéissance à un dieu unique, avec de nouvelles règles : l’appel à la prière cinq fois par jours, pas d’alcool, les femmes enfermées. Hind, la femme de Mahound, se retire elle-même du monde. On ferme évidement le bordel local, le Rideau, où les prostituées avaient pris comme pseudonyme le nom des douze femmes du prophète, un argument marketing qui fit augmenter les bénéfices de 300% ! Les passages au Rideau sont drôles et truculents, l’amour, le sexe, l’érotisme sont aussi un aspect non négligeable du roman.
Il y a des passages magnifiques à propos d’une jeune paysanne à la beauté fulgurante, Ayesha (celle qui conduit les pèlerins dans le récit contemporain) qui vit entourée d’une nuée de papillons, objet de toutes les convoitises. On lui prête une liaison avec l’ange Gibreel, elle est à la fois source de fantasme, de désir, mais aussi de crainte et de révérence.
Il y a une matière énorme dans ce roman, un style superbe, pas le genre de bouquin à lire par petits passages de 5 minutes, mieux vaut prendre le temps de s’y plonger longuement. C’est tout de même très long, j’avoue avoir lu parfois en diagonal. Pour un humble lecteur attaché aux valeurs de tolérance et de laïcité, biberonné aux blagues de Charlie Hebdo, il n'est pas évident de comprendre le sous-texte théologie, et surtout comprendre ce qu’il y avait de si choquant au point de vouloir la mort de son auteur, qui se lamentait :
« De toutes les ironies, la plus triste, c’est d’avoir travaillé pendant cinq ans pour donner une voix à la culture de l’immigration et de voir mon livre brûlé, le plus souvent sans avoir été lu, par ces gens mêmes dont il parle ».
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