mercredi 2 août 2023

HOT TUNA " Double Dose " (1978), by "Hot" Bruno

 


     Un parcours plutôt singulier que le chemin parcouru par ce thon là. Un chemin dicté par les aspirations de deux fortes têtes qui n'en ont rien à cirer des modes. Deux têtes brûlées dont les noms ne diront probablement rien à une large branche d'une jeunesse tombée dans la facilité de suivre les flux continus et concis crachés par les portables et autres écrans.

     Jorma Kaukonen, cœur du groupe, qui s'est fait fort d'apprendre tous les rudiments du Country-blues. D'où une maîtrise du finger-picking et des onglets qu'il gardera tout au long de sa longue carrière. Originaire de Washington DC, il descend à San Francisco où son nom et celui de son jeune ami, Jack Cassidy, la seconde "tête brûlée", de quatre ans son cadet, commencent à circuler dans les rues de San Francisco (sauf celles des deux ringards de la SFPD, Steve et Mike ?). Son premier enregistrement (du moins le premier archivé) est réalisé chez lui, avec une petite Texane de Port Arthur qui chante le Blues comme si elle était la réincarnation des Bessie Smith et Ma Rainey. Une session qui va circuler sous le manteau. Deux morceaux soint récupérés pour la compilation "Janis" de 1993 (différente de celle du même nom de 1975). Sessions totalement artisanales où on entend l'épouse de Jorma, taper à la machine à écrire (typewriter). Enfin, récemment, en 2022, l'intégralité de la session du 25 juin 1964, baptisée "The Legendary Typewriter Tape" a été éditée en 2022 sous le nom de Janis Joplin & Jorma Kaukonen.


   Jorma, et un peu plus tard Jack, intègrent une troupe adepte de révolution pacifique, autant intéressée par les effets récréatifs artificiels procurés par la consommation d'acides et d'herbes que par la musique. Si le Jefferson Airplane va exploser grâce au talent de chanteuse de Grace Slick, et celui de compositeur de Paul Kantner et Martin Balin - sans oublier le dévouement de Bill Graham, qui s'arrachait les cheveux devant l'absence quasi totale de vue de carrière du groupe et son obstination initiale de se produire gratuitement -, le rôle de Kaukonen et Cassidy est primordial. A eux deux, ils confèrent une solidité et une musicalité qui peuvent parfois faire défaut à bien des groupes californiens. Déjà la basse de Cassidy, ferme, souple et autoritaire, impose une marque qui va influencer bien des adeptes de la quatre-cordes. Ainsi, avec Jack Bruce, il amène la basse rock à un nouveau stade. Et puis il y a la lead de Kaukonen qui a la capacité de faire décoller cet aéroplane brinquebalant, en passe de se disloquer, avant qu'il ne s'embourbe dans un psychédélisme opiacé et fébrile. 

     Jorma et Jack, amis d'enfance, duo indissociable, gardent intacte leur passion pour le Blues (Jorma est un inconditionnel de Reverend Gary Davis) et ils ne cessent de se battre pour essayer d'en insérer quelques bribes dans le rock psychédélique de l'Airplane. Frustrés, ils profitent des pauses du Jefferson Airplane pour se consacrer au Country Blues, quasiment en acoustique (la basse restant électrifiée), en se produisant sous le patronyme de Hot Shit (en référence non aux déjections mais à la substance illégale). Par la suite, Hot Tuna effectuera carrément quelques premières parties de Jefferson Airplane.

     Quand RCA souhaite éditer leurs performances, le binôme opte pour Hot Tuna. Concession faite à la maison de disque qui se voyait mal promouvoir un disque de "Hot Shit". Si Martin Balin de l'Airplane chantait sur la première mouture de Hot Tuna, c'est désormais Jorma qui s'attèle à la tâche. Son timbre nasillard particulier, et son rythme nonchalant, voire paresseux, dépourvu de tout éclat ou emportement, lui donne un caractère singulier, reconnaissable entre mille mais pouvant être rédhibitoire.  


     Le groupe s'électrifie progressivement, Jorma, séduit par le traitement que font subir au Blues quelques groupes qu'il côtoie au gré des tournées, dont les Stones, prend plaisir à alourdir sa musique, s'équipant alors de diverses pédales pour barioler le Blues de nouvelles et chaudes couleurs. Hot Tuna prenant de l'importance, Jorma, lassé de ne pas pouvoir plus être impliqué dans la musique de l'Airplane, ayant parfois la désagréable sensation de n'être convoqué que pour coller quelques soli sur un produit fini, prend la décision de quitter les amis de San Francisco pour se consacrer entièrement à son groupe. Même avec le violoniste Papa John Creach (qui accompagna en tournée des artistes tels que Nat King Cole, Fats Waller, Louis Amstrong, Charlie Christian, T-Bone Walker avec d'intégrer Jefferson Airplane et Hot Tuna), la musique s'intensifie, batifole outrageusement avec le Rock, jusqu'à faire du pied au Hard-blues. Le départ de Creach en 1974, qui devait tout de même tempérer les (h)ardeurs, marque une plongée plus profonde dans d'épaisses eaux boueuses. "Yellow Fever" et "Hoppkorv", des albums qui divisent, ravissant les amateurs de Hard-blues, navrant les fans de la première heure, sont les deux galettes les plus immergées dans cette bouillasse d'épaisses saturations.

     Et puis en 1978, Hot Tuna dégaine son double-live : le bien nommé "Double Dose". Deûbeule baffe pour beaucoup, mais aussi une nouvelle déception pour ceux qui auraient préféré que le groupe s'en tienne à des valeurs plus acoustiques ou à l'électrification modérée. 

     Apparemment, le groupe s'épanouit sur scène. La voix particulière de Jorma paraît plus en phase avec la musique. Etonnamment, on pense parfois à un Iggy Pop mesuré. La musique du groupe semble plus équilibrée et plus ouvert qu'en studio. Tant bien même que le pauvre clavier, dépêché pourtant pour étoffer la musique, est bien souvent écrasé par les décharges électriques de Jorma & Jack, et les coups de butoir du batteur, Bob Steeler. Cependant, plus qu'une fidèle image du meilleur de deux concerts (des 5 et 6 août 1977, à San Francisco), il est probable que Felix Pappalardi dépêché pour la production, y soit pour beaucoup. Rappelons pour les néophytes que ce monsieur, après avoir été derrière la console pour les trois derniers albums de Cream, a soulevé des monceaux de rocailles avec ses basses Gibson (EB-1 et EB-0) au sein de Mountain au côté de Leslie West.

     La première face est intégralement vouée au Blues acoustique, avec Jorma officiant seul, sans filet. Un set intimiste et d'une rare justesse, enrichi d'un inédit et acrimonieux Country-blues (pas radin le Jorma) avec "Killing Time in the Crystal City". "... Sur ce trottoir, quand la pluie est devenue rouge. Ils ont pris mon coq et ma poule et leur ont coupé la tête. Maintenant je suis parti, disparu... Les cœurs étaient fait de pierre, les yeux étaient fait de bois. Les tueurs ont couru jusqu'à l'aube dans la ville de cristal. La vie continue de cette façon et je suis parti, disparu... parti en bas, bien vivre au centre-ville... J'ai le temps de brûler pendant que les gens mangent des ordures... J'aimerais les aligner contre le mur. quand l'Esprit m'émeut. Dieu, je les verrais tomber dans ce lieu de mensonges...".  Même si à lui seul - sacrée performance -, Jorma captive et chauffe la salle, c'est une entrée en matière qui n'augure en rien le déferlement électrique qui déboule dès la seconde face de la première galette (pour le format vinyle). On passe directement d'un intimiste "sombre obscur" à des explosions volcaniques de Blues en fusion. De suite, avec "I Wish You Would" de Billy Boy Arnold, copieusement transmuté par un batteur martelant ses fûts comme un forgeron son acier, un solide bassiste à la tonalité coincée entre celle de Jack Bruce et de Pappalardi (pour rester dans le même "cercle familial" au niveau des références) et par un guitariste étincelant. Un magicien du manche réussissant à métamorphoser "son" Blues en quelque chose de nettement plus urbain, de plus métallique ; bien plus en phase avec le Hard-blues que le Blues des 50's et 60's, encore moins le Country-blues qu'idolâtrent pourtant Jack et Jorma. En fait, au grand dam des puristes, en l'an 1978 après J-C, Hot Tuna pourrait bien être le dernier bastion du Hard-blues. 


     Pire - pure hérésie - Jorma ose moderniser les tonalités de sa guitare à l'aide de wah-wah bien sûr (et d'la bonne), mais aussi grâce à de vulgaires boîtiers de fuzz, de phaser et... comble de l'irrespect, de flanger. Et le chenapan
 en met des couches. Brassant parfois le tout pour un son "larger than life", notamment avec des soli de wah-wah incandescents saturés de flanger. Pas improbable que cela ait inspiré Billy Gibbons.

     Certains n'hésiteront pas à avancer que c'est l'abus de substances hallucinogènes qui avait entraîné ces hippies à dénaturer ainsi honteusement le Blues. Même si dès le second album, "First Pull Up, Then Pull Down", également enregistré live, il y a déjà une volonté, non pas d'explorer d'autres contrées, mais plutôt d'en créer. Un élan qui forcit à compter de "The Phosphorescent Rat" de 1973.

     De nouvelles bulles comme par exemple, avec "Serpent of Dreams" qui déploie une atmosphère crépusculaire de (heavy-) rock-progressif, où Jorma tente de se faire poète. Ici, pas si loin de ce que pouvait faire Mountain dans le domaine. Tout comme d'ailleurs pour  "I See the Light" (si ce n'est que là, au niveau texte, Jorma déballe des banalités des plus insipides). Tandis que "Watch The North Wind Rise" (bien moins romantique... pour ne pas dire sulfureux) ouvre la voie à Tom Petty et ses Heartbreakers (y'a d'ailleurs pas mal de Petty dans le timbre de Kaukonen). Ou encore "Genesis", initialement une belle et sobre chanson folk-blues (issue du premier effort solo de Kaukonen), qui perd de sa lumière solaire d'origine pour tomber dans une lourde amertume nostalgique. "Le temps est venu pour nous de faire une pause, et de penser à la vie telle qu'elle était. Dans le futur nous devons traverser, et j'aimerais aller avec toi"

     Est-ce une coïncidence si le "Funk #7" évoque le James Gang de Joe Walsh ? Plus de huit minutes qui "fondent" dans les conduits auditifs comme du miel sur la langue tant c'est bon. Dessus, ce n'est plus une wah-wah qui gémit mais une banshee que Jorma fait hurler musicalement à coup de tatanes. 

     Chuck Berry ? Le quatuor écrase au rouleau compresseur "Talking 'Bout You" pour en faire un succédané un poil pataud mais tout de même goûteux, de Ten Years After (y'aurait pas un peu d'Alvin Lee dans le chant de Jorma ?). "Sunrise Dance With the Devil" semble aussi affectionner le quatuor d'Alvin Lee & Co, mais en alternant avec des mouvements hérités du Country-blues.

     "Extrication Love Song", "Bowlegged Woman, Knock Kneed Man" et le classique revisité "I Can't Be Satisfied" labourent les riches terres grasses et herbeuses de Hard-blues, que le groupe ponctuent de quelques (gros) traits de funk lourd additivé de vitriol.   

     Bien sûr, la subtilité et la délicatesse de nombreuses pièces studio font ici partie du passé - et on peut le regretter -, le groupe ayant fait le choix d'une musique nettement plus lourde et "rentre-dedans".  Toutefois, ce "Double Dose" reste un must - même si certains soutiendront le contraire.



🎶

9 commentaires:

  1. Shuffle Master.3/8/23 08:26

    Arrête de t'énerver après les jeunes qui passent entre 5 et 8 heures par jour sur leur portable (Michel Démurget, La Fabrique du crétin digital) au lieu d'écouter Hot Tuna ou Montrose. Tu te fais du mal. Quant au feuilleton Les Rues de SF, il n'est pas si mauvais que ça (comparé à Joséphine ange gardien ou Plus belle la vie). Avec seulement 2 ou 3 chaînes, la télé de l'époque proposait des choses correctes (Mannix, l'Homme à la valise, Hondo...etc). A part ça, j'aime aussi beaucoup de Hot Tuna électrique. J'associe toujours Jack Cassidy et Neal Cassidy qui sont quasiment pour moi une seule et même personne, sorte d'hypostase psychédélique.

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    1. De Démurget, j'avais déjà lu il y a quelques années, "TV Lobotomies". Vraiment instructif. Comme quoi, nous même serions déjà impactés depuis de nombreuses années. Mais c'est vrai qu'avec ce mini-écran incessamment à portée de main, les dégâts sont plus flagrants. D'autant que la publicité est encore plus envahissante. Une publicité qui cultive généralement les bas instincts liés à la cupidité et la jalousie.
      Nouveaux temps, nouvelles mœurs, les salles d'attente sont désormais dépourvues de bouquins et de revues - excuse du Covid ? -, ainsi, à l'exception de quelques rares fous furieux qui sont venus avec leur lecture, tout le monde à le nez posé sur leur écran.

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    2. Connais pas ces L'Homme à la valise et Hondo, mais par chez nous, la troisième chaîne était arrivée avec un bon retard - il fallait édifier une nouvelle antenne. Et puis mes parents m'ont longtemps empêché de regarder la télé 😁 (à l'exception de Saturnin, Zébulon et Nicolas - m'enfin, de sacrés dégâts. J'croyais que tout le monde il est beau, tout le monde y est gentil). Sinon, les Rues de San Francisco étaient effectivement, du moins de ce que je me souviens, pas mal du tout. Mais je ne comprenais pas comment les deux inspecteurs pouvaient garder cravates et vestons alors que la population paraissait fondre sous le soleil. 😲😁

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    3. Moi qui n'ai toujours pas de téléphone portable, je suscite l'incompréhension la plus totale. Avant de quitter le boulot, j'avais fait un sondage (classes entières) sur le temps passé sur écrans. Les chiffres donnés par Démurget étaient parfaitement exacts. Comme c'était avant TikTok, ils ont dû encore augmenter. Attention, à San Francisco, il fait généralement frais, même en été...

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  2. Jamais vraiment prêté attention à l'Airplaine ni Hot Tuna... Jorma Kaukonen et Jack Cassidy ça m'évoque A serious man des Coen, quand le gamin après sa Bar Mitzvah entend le rabbin lui réciter tous les membres du Jefferson Airplane! Complètement surréaliste ce film!

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    1. Shuffle Master.3/8/23 14:35

      On peut se dispenser de l'Airplane, souvent ennuyeux et un peu ampoulé (Grace Slick au chant) à part quelques morceaux (Good Shepherd, par exemple), mais sûrement pas de Hot Tuna.

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    2. "White Rabbit" et "Somebody to Love" ? Non ?

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    3. J'crois pas l'avoir vu celui-là 😶

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  3. Et oui, Shuffle , comment se passer d' Hot Tuna ? et de Jorma Kaukonen superbe guitariste . Il est sorti récemment un live de kaukonen "Live at the Bottom Line" enregistré en 2003 set acoustique sur 2 CD , une petite merveille . Cassady n'est pas présent , une mandoline et un dobro l'accompagnent . Le concert a été capté pendant la tournée qui a suivi la sortie de "Blues country heart" en 2003 . J'ai eu la chance de voir Hot Tuna (en acoustique) dans les années 2000 dans un petit club à Auch (Gers) et j'en garde un souvenir impérissable!

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