Oh sombre jour ! Oh triste fantôme d’un génie qui se meurt ! Oh drame terrible de disparitions vidant une époque inféconde de ses derniers génies ! Je tiens pour peigne cul, Jean Foutre et cœur sec tous ceux qui ne ressentent rien à l’écoute d’un jazz tel que celui d’Ahmad Jamal. Cette musique a déjà subi assez d’outrages critiques pour que des ignorants se retiennent de vomir leur mépris sur son swing doré. La musique de Jamal relançait un débat vieux comme la critique musicale : L’artiste doit il se mettre au niveau du public ou le contraire ?
A cette question, le bop répondit en proclamant le culte sacré de la virtuosité ambitieuse, la suprématie des progressions alambiquées et des accords biscornus. Tous influencés par les grands compositeurs européens, les géants du bop firent du jazz un grand récital improvisé. La critique, toujours friande de mélodies alambiquées flattant sa fierté snob, embrassa le mouvement avec la fougue de l’amoureux transi. Il faut toujours se méfier de ces plumitifs qui, voyant l’art comme une splendeur réservée à une élite, cherchent toujours les œuvres les plus austères pour dégouter le néophyte. Il est vrai que dans l’art tout est hiérarchie, Mozart vaudra toujours plus que Miles Davis, dont l’œuvre est beaucoup plus riche que celle des Beatles, qui vaut elle-même plus que toutes les gesticulations pathétiques des guignols de la K pop.
Depuis la révolution bop, la musique semble sans cesse s’appauvrir, elle se dépouille de son vocabulaire comme le misérable de ses meubles. Certains vous diront que c’est justement parce que la musique suit désormais le manque de goût des masses qu’elle s’abêtit, c’est vite oublier qu’il a toujours existé une masse créatrice. Pour un Miles Davis, il exista des dizaines de chanteurs de variété gluante. Les avant-gardistes les plus butés furent aussi les artistes les moins populaires, tant il est vrai que l’homme est autant attiré par la simplicité que la mouche par les excréments. Il faut donc distinguer le vulgarisateur du grossier imbécile, savoir différencier celui qui rend son savoir attrayant de celui qui fait commerce de sa féconde bêtise.
Dans ce cadre, ceux qui taxèrent la musique d’Ahmad Jamal de simpliste se rendirent coupables d’une terrible erreur de jugement. Voir cet homme reprendre le « Valentina » de Maurice Chevalier était pour eux un outrage impardonnable. En parlant de la musique comme d’un temple sacré, certains critiques en faisaient une messe soporifique. Ils en oublièrent que le grand Art Tatum fut subjugué par la virtuosité de ce génie populaire. L’histoire est pour certains journalistes une armurerie, les faits des batailles à célébrer où à rejouer. Ils furent nombreux à souligner que, lors de ses débuts, le pianiste ne parvint jamais à se plier à l’exercice exigeant du big band.
C’est qu’Ahmad Jamal avait besoin d’espace, les trop grosses formations le maintenaient dans un étau empêchant son swing de respirer. Fasciné par les cordes, ce discret virtuose aimait laisser la contrebasse guider ses notes pour qu’elles enlacent les arpèges d’une guitare complice dans une danse lascive. Il faut toujours se méfier des musiques trop bruyantes, c’est le silence qui donne à la mélodie sa force et sa poésie. Comme le disait si bien Alain Gerber, Jamal fit swinguer le silence. Seule une formation aussi réduite que le trio pouvait lui permettre d’accomplir un tel miracle, le pianiste lui donna sa définition la plus lumineuse. Pour fuir les assauts d’une critique rancunière, le pianiste se réfugia à Chicago, ville du minimalisme blues qui comprit bien son apparente simplicité.
Vint ensuite son plus grand orchestre, celui qu’il forma avec le contrebassiste Israel Crosby et le batteur Vermel Fournier. C’était la formation magnifique de l’album « At the Pershing », disque où le charisme chantant du pianiste atteint des sommets. Car oui, les notes du musicien honni des snobs se sifflotent comme de douces bluettes, son piano chanta des ballades inspirées du répertoire populaire. Keith Jarrett saura retenir les leçons de cette virtuosité chantante, tout en l’appliquant dans des récitals flattant les oreilles les plus exigeantes. Ahmad Jamal ne chercha à flatter personne, même pas son égo de virtuose sûr de la valeur de son art.
Présences fantomatiques, ses notes virevoltent entre les battements de la basse et le martellement lent de la batterie, gracieuses lucioles illuminant un swing apuré. Sur « At the Pershing », le pianiste déploie une grâce qu’il ne retrouvera jamais. Après ce coup de génie, qu’il perpétue la formation en trio ou s’entoure d’un orchestre à cordes, son œuvre ne sera plus qu’une succession de variations autour de cette brillante base. Plus fulgurante est l’ascension, plus rude est la chute. Le musicien apprit cette leçon de la plus dure des façons. Seulement quatre ans après la sortie de son live légendaire, il dut fermer son club de Chicago avant de se séparer de ses plus brillants musiciens.
Considéré aujourd’hui comme le
digne fils spirituel d’Erroll Garner et l’inspirateur de disciples aussi
brillants que Herbie Hancock, Bill Evans et même le roi Miles Davis, Ahmad
Jamal connut un bref renouveau artistique durant les années 80, sans jamais
retrouver la magie de ses débuts. Mort le 16 avril de cette année maudite,
l’homme était au jazz ce que Bowie fut au rock, c’est-à-dire un musicien
tentant d’élever la masse sur les cimes de l’art véritable. Oh grande époque où
une telle richesse mélodique put paraître pauvre ! Oh oasis de beauté
attrayante dans un monde où la grandeur d’une vulgarisation érudite disparait
au profit de l’immonde grossièreté. Ahmad Jamal n’est plus mais nous n’avons
pas fini de nous délecter de son élégante simplicité. Cette musique survivra
tant que, malgré le nihilisme de l’époque, certains hommes continueront à
chercher un moyen de se transcender.
Ce n'est pas fatigant, à force, d'être toujours au-dessus de la "masse" ? Qu'importe que celle-ci se vautre dans la "facilité" et la "pauvreté", du moment que vous savez ce qui est "bon", non ?
RépondreSupprimerRIen n'empêche de constater l'effondrement du milieu musical.
SupprimerSi l'on se base uniquement sur ce qui passe en boucle sur les radios grand public, certainement. Mais votre site n'est-il pas aussi là pour mettre en lumière les artistes qui valent le coup (selon vos critères) ?
SupprimerQue l'oeuvre des Beatles vaille mieux que les gesticulations de la K pop, c'est certain ! Entre Amadeus, Miles, Paul & John, ça se discute. Un champion du 5000 mètres est-il meilleur qu'un champion de 110 mètres haies ? Perso, je trouve qu'il y a autant de génie dans les 2'10 de "Heartbreak Hotel" de Presley que dans les 55 minutes du Requiem de Mozart. Sauf que le génie n'est pas placé au même endroit !
RépondreSupprimerCela voudrait donc dire que Presley a condensé son génie en 2 minutes 10 alors que Johannes Chrysostomus Wolfgangus Theophilus a étalé le sien sur 55 minutes ? Ce dernier était plus généreux envers son public alors ?
SupprimerPresley / Mozart est un exemple que je prends souvent quand ce genre de discussion est abordée. Il se trouve que je joue un peu de musique, un groupe de jazz, un autre de rock. J'y prends autant de plaisir, ce n'est pas la même musique, pas la même approche, c'est tout. Combien de fois ai-je entendu que musicalement le rock ne valait pas tripette par rapport à tel morceau de bebop et ses 18 accords par mesure. Un mec m'a dit un jour : Charlie Parker est mort en 1955, l'année où Presley a commencé, quelle ironie, quel gouffre, heureusement que Parker est mort avant d'entendre cette misère (le rock) qui s'abat sur le monde ! Quand les chanteurs de rock se piquent de chater du classique ou des standards de jazz, c'est très souvent calamiteux. A l'inverse, tous les jazzeux qui reprennent les Beatles en trio histoire de vendre quelques cd de plus, c'est souvent mauvais aussi. Les orchestres baroques qui reprennent les Beatles, non seulement ce n'est pas terrible, ça n'a surtout aucun sens !
SupprimerPS : serait-il possible que les "anonymes" se désanonymisent un peu, ce serait plus simple de suivre la discussion, là, on ne sait pas qui dit quoi ? Ce serait-ce que anomyme-1 et anaonyme-2 !
"Deux intellectuels assis vont moins loin qu'une brute qui marche"...Stallone, dans Le Retour du Jedi...
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