Je dois t’avouer cher lecteur que la nécrologie, que j’eusse à la lire ou à l’écrire, m’a toujours paru être un exercice pénible et déprimant. Les amateurs de grande musique sont aujourd’hui condamnés à assister à la lente disparition de ceux qui la firent vivre. Ecrire une nécrologie, c’est bien souvent enfiler le costume du vieillard aigri répétant sans cesse « c’était quand même mieux avant ». Que la musique soit le domaine où ces sages paroles se vérifient le mieux ne les empêche pas d’irriter quiconque les entend. Car, si le plus beau est derrière nous, si les quelques beautés de notre époque ne sont que les derniers reflets d’un joyau terni depuis des années, autant se pendre tout de suite.
On ne peut, comme le font plusieurs nécrologues musicaux, reprocher à la musique rock son immobilisme tout en passant son temps à l’enterrer sous de glorieux cadavres. Tous ils nous sermonnent à chaque décès sur ce que nous avons perdu, font de chaque trépassé une icône à laquelle ils vouent un culte fanatique. Il faut désormais faire au rock ce que le protestantisme fit à la religion catholique, c’est-à-dire abolir le culte des icônes et destituer toutes ses autorités moralisatrices.
Ainsi, quand la mort d’un grand homme nous rappelle cruellement que la faucheuse n’épargne personne, il ne faut pas parler de ce que cette disparition nous fait perdre mais célébrer ce que cette vie nous a apporté. Vous me répondrez sans doute que tout ceci n’est qu’étalage de style et succession de pirouettes rhétoriques pour impressionner le chaland. Je répondrais d’abord que glorifier la forme au détriment du fond est une idiotie, l’un étant aussi inséparable de l’autre que Laurel et Hardy ou Chevalier et Laspalès. Essayez d’exprimer de grandes idées avec un vocabulaire de charcutier et vous comprendrez ce que je veux dire.
C’est pour cela que Miles Davis refusa de se convertir à la folie free jazz, alors que Coltrane dut renier l’influence de ce courant pour apprivoiser la musique inventée par Ornette Coleman. Quand Wayne Shorter sortit son premier album, Ornette Coleman n’avait pas encore commis son attentat musical, mais Coltrane avait traumatisé une génération de musiciens. Véritable Marcel Proust du saxophone, Trane semblait ne jamais finir ses phrases musicales, ses notes ne cessant de tricoter des tapisseries sonores dont tous admiraient la cohérence et la splendeur. A peine sorti du service militaire, Wayne Shorter enregistra son premier album, avant d’entrer chez les Jazz Messenger pour palier au départ de Hank Mobley.
Légendaires couveuses de petits génies du bop, les Jazz Messenger virent notamment défiler dans leurs rangs Freddie Hubbard et Lee Morgan. Grand architecte du son, Shorter s’impose vite comme le directeur musical de cette formation prestigieuse. Sa route croisa ensuite celle de Coltrane lorsque, insatisfait par le son de Mobley et ne parvenant à se consoler du départ de l’auteur de « Blue train », Miles Davis l’engagea pour compléter un de ses plus grands orchestres. Les deux hommes partageaient la même vision de l’avant-garde, cherchaient à allier modernité et beauté sonore. Alors qu’il absorbait tout, Miles Davis allait tentait de dompter le Léviathan du rock. Abandonnant progressivement toute forme de calculs musicaux, le trompettiste capta ses albums lors de longues improvisations, brillantes réponses du jazz aux joutes épiques du Fillmore et d’un rock de plus en plus élaboré. De ces enregistrements sans filets naîtront « Miles smiles » et « ESP », petites perles de jazz improvisé où le saxophone de Shorter et la trompette de Davis s’enlacent comme deux âmes sœurs.
Wayne Shorter s’imposa ainsi, comme Roland Kirk et son mentor Miles Davis, comme l’un des principaux responsables de l’abolition de la frontière séparant le jazz du rock. Un coffret regroupant ses albums chez Blue note est encore accessible facilement, je ne peux qu’en conseiller l’acquisition. Sur ces onze disques, l’auditeur vivra la lente évolution de l’enfant du bop devenu un des seigneurs du jazz rock. Il pourra alors constater que, tel un écrivain dont les influences nourrissent le style sans totalement le corrompre, c’est toujours la même splendeur que le jazzman habilla d’oripeaux différents mais toujours harmonieux.
On écoute le fameux quintet de Miles Davis avec Wayne Shorter en 1967, puis avec Weather Report, et en solo (sur un titre de Miles Davis).
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