vendredi 9 juin 2023

LE MEPRIS de Jean Luc Godard (1963) par Luc BB.

 

 

Il y a des génériques célèbres (au choix PSYCHO, LA PANTHERE ROSE…) et des premières scènes d’anthologie (au choix LES LUMIÈRES DE LA VILLE, LA SOIF DU MAL, LES AVENTURIERS DE L’ARCHE PERDUE, liste non exhaustive). Avec LE MÉPRIS, Godard met tout le monde d’accord : ce sera les deux.

Le film s’ouvre sur les studios de Cinecitta, un plan très large en scope, à droite du cadre un rail de travelling fuit dans la perspective et tout au bout deux machinos poussent une énorme caméra qui s’approche de nous lentement. Le générique est égrené en voix-off* sur la musique de George Delerue. L’opérateur qu’on voit à l’image est Raoul Coutard, chef op’ attitré de Godard, de la Nouvelle Vague. La caméra arrive au premier plan, panote, nous fait face, les dimensions du pare-soleil épouse parfaitement les proportions de l’écran.

On pourrait disserter des heures sur la signification de cette caméra intrusive qui vient nous fixer dans les yeux, la même qui a filmé le film qu'on va voir, qui nous regarde, nous, les spectateurs dans la salle. Peu importe, c'est juste subliment beau, à en pleurer.

Puis cette première scène mythique, Bardot nue sur un lit avec son mari (Michel Piccoli) ils viennent sans doute de faire l’amour, et elle l’interroge : « - Tu vois mon derrière dans la glace ? - Oui  - Tu les aimes mes fesses ?... et mon visage… et les épaules (...) Alors tu m’aimes totalement ? » et Piccoli répond : « Oui je t’aime totalement, tendrement, tragiquement ».

Waouh, d’entrée de jeu, Bardot à poil ! C’est que LE MÉPRIS est une co-production internationale. Le français George Beauregard, l’italien Carlo Ponti, l’américain Joe Levine coproduisent ce que Godard appelle son film de commande, sa superproduction (5 millions de francs à l’époque, une misère aujourd’hui !) ce qui l’amusait beaucoup, il rêvait d’y voir Franck Sinatra et Kim Novak, le couple de L’HOMME AUX BRAS D'OR [ clic vers l'article ]. Les italiens voyaient Sophia Loren. Ce sera Brigitte Bardot, qui met tout le monde d’accord. Mais les américains sont très déçus du premier montage, c’est vrai quoi bordel, s’ils ont payé Bardot c’est pour la voir à poil !

Contractuellement Godard doit retourner trois scènes de nu (nous n’en verrons qu’une) qu’il facture au prix fort. Bardot reprend sa fameuse pause lascive de ET DIEU CRÉA LA FEMME, allongée sur le ventre, mais Godard y injecte son style malicieux, avec filtres de couleur, et le dialogue. Des images qui tiennent du clip publicitaire (le produit c’est BB), le procédé fait écho à une des (fameuses) répliques du film : « c’est formidable le cinéma, dans la vie les femmes sont en robe, vous les mettez au cinéma et crac, on voit leurs culs ! ».

Jean Luc Godard n’avait pas une grande passion pour le bouquin d’Alberto Moravia dont il tire le scénario (trois pages griffonnées, c'est déjà énorme pour lui), s’il en garde la trame il y injecte son univers. Il y parle de cinéma et du couple. Dans le film, le personnage du producteur américain Jeremy Prokosch (Jack Palance) représente l’archétype du producteur américain ras du bulbe, grossier (le dos de sa traductrice lui sert de "bureau" pour signer ses papiers), auquel Godard oppose le réalisateur Fritz Lang, dans son propre rôle. L’histoire du MÉPRIS est le tournage d’un film sur « L’Odyssée » d’Homère par Fritz Lang, produit par Jeremy Prokosch, scénarisé Paul Javal, qui amène sa femme Camille sur le tournage. Le couple bat de l’aile, Paul soupçonne une liaison entre Camille et Prokosch. C’est donc un film sur un film, le tournage d’un tournage, Godard y joue le premier assistant réalisateur.

La mise en abîme va plus loin, puisque le Jeremy Prokosch colérique, autoritaire, odieux, qui ne croit qu’au pouvoir de l’argent (quand Javal veut arrêter le projet, Prokosch objecte qu’il reviendra, pour l’argent, il en a besoin car il a une jolie femme…) est joué par l’américain Jack Palance, qui a fait chier tout le monde pendant le tournage, exigeant 25 prises pour ouvrir une porte. L’acteur était surnommé par l’équipe « le grand con », ne connaissait pas un mot de français, au contraire de Lang, qui improvisait ses dialogues.

Quand les producteurs ont exigé des scènes érotiques supplémentaires avec Bardot, l’une d’elle devait être une scène d’amour avec Palance. Bardot s’y refuse, on fait donc venir une doublure, ce qui a définitivement contrarié Palance ! (scène non incluse au montage final).

Les propos sur le cinéma, les discussions entre Javal et Lang sur l’adaptation de « L’Odyssée » ne sont pas véritablement les plus passionnantes du film, hormis quelques piques de Lang sur le « marché des bonimenteurs ». D’ailleurs, Godard fait dire à son personnage Paul : « Finalement, c’est quoi L’Odyssée ? l’histoire d’un type qui aime sa femme, mais elle, elle ne l’aime plus ». Ce qui est un résumé d'une concision remarquable pour cette œuvre colossale ! Mais qui traduit parfaitement ce que Godard avait en tête pour son film.

Car c’est dans la manière d’ausculter un couple au bord de la rupture que Godard excelle. Le réalisateur sent que sa femme Anna Karina est en train de le quitter, c’est tout simplement sa propre vie qu’il reproduit à l’écran. Le « mépris » est celui de Camille pour Paul. Leitmotiv du scénariste qui demande à sa femme « pourquoi tu ne m’aimes plus, quand as-tu cessé de m’aimer, pourquoi tu me méprises ? ».

C’est le véritable cœur du film, objet de la très longue séquence centrale, charnière, ou Camille et Paul se disputent dans l’appartement. Fallait oser filmer pendant près de trente minutes uniquement deux acteurs dans un appartement, où Bardot est affublée d’une perruque brune à la Louise Brooks**,un peu comme Orson Welles avait coupé la chevelure rousse de Rita Hayworth dans LA DAME DE SHANGHAI  pour un carré platine. La caméra exécute une série de lents travellings qui quadrillent les lieux, les acteurs sont souvent hors champ, derrière une cloison, une porte, ils se croisent, s’évitent, le ton monte, se radoucit, la dissolution du couple est montrée presque en temps réel, par l’image, les cadres. Comme cet échange filmé en court travelling latéral qui se déplace alternativement d'un protagoniste à l'autre, donc ils ne sont jamais ensemble dans le cadre. Idée brillante maintes fois repiquée depuis.

Il fallait oser filmer Bardot sur des toilettes, dans une salle de bain (elle y lit un bouquin sur Fritz Lang !), des pièces intimes, donc vulgaires, qu’on ne voyait jamais au cinéma. C’est aussi un leg de la Nouvelle Vague, le décor naturel, utiliser ses propres appartements comme lieu de tournage (pour les économies aussi) qu’on laisse dans leur jus. Si le film est tourné à Cinecitta, ce n’est pas dans les décors du studio italien, mais à Cinecitta même, dans toute sa décrépitude.  

Il y a cet échange que j’adore entre Camille et Paul dans son bain, un chapeau sur la tête. Paul : « -J’aime pas quand tu es brune -Et moi j’aime pas quand tu gardes ton chapeau -C’est pour ressembler à Dean Martin » (prononcé à la française, Martin, pas Marteeenn), à quoi Camille rétorque « Tu ressembles plutôt à l’âne Martin ». Dans la même scène Camille prononce une série de gros mots, par pure provocation : « Moi aussi je peux dire des cochonneries, trou du cul, saloperie… ». Bardot lâche le chapelet d’injures sur un ton triste et monocorde, sans trop comprendre pourquoi. C’était pour Godard une pique (une de plus) envers Anna Karina, à qui il reprochait de jurer comme un charretier. Godard était coutumier de placer des répliques dans la bouche de ses acteurs, entendues ou prononcées la veille à la maison.

La troisième partie du film a pour décor la somptueuse villa Malaparte à Capri (celle de l’écrivain italien Curzio Malaparte), encastrée dans les rochers. Là encore, on aurait pu croire que pour le tournage les décorateurs aurait remis un coup de peinture, mais Godard la filme telle que, l’enduit ciment qui se détache, la corrosion du bord de mer, un édifice superbe mais que l’on sent tomber en ruine, comme le couple Camille-Paul. Jeremy Prokosch y embrasse Camille, Paul y drague Francesca Vanini, l’assistante et traductrice du producteur.

Que d’images mythiques encore, les gros plans de statues sur fond bleu du ciel, est-ce la statue qui pivote sur un axe ou la caméra qui tourne autour, je n'ai jamais su ! Bardot en bronzette intégrale sur la terrasse (rhabillée d'un bikini pour une des affiches alternatives !) un bouquin de Série Noire pudiquement placé sur ses fesses (je crois que c’est « Tirez le sur pianiste » de David Goodis, adapté par Truffaut deux ans plus tôt ?), Bardot déambulant en peignoir jaune, un vêtement choisi par le réalisateur car l’actrice refusait de porter des jupes longues, le couple descendant les escaliers jusqu’à la mer, Camille jetant son peignoir (hors champ) et plongeant dans l’eau azur.

Le film n’est traité qu’en plans longs (moins de 150 plans pour 1h40), comme au début à Cinecitta où les personnages sont suivis par d’élégants travellings latéraux. Les cadrages sont du pur Godard, légèrement désaxés dans les verticales, cette manière de couper les personnages (Piccoli qui marche en plan large mais coupé juste aux chevilles).   

On retrouve les couleurs primaires chères au réalisateur, peignoir jaune, voiture rouge, mer bleue. Le film raconte un tournage mais on n’en verra pas grand-chose. Une scène avait été écrite et préparée mais une tempête a dévasté le décor, emportant le matos à la baille. L’idée était de voir réellement des images du film « L’Odyssée ». Il n’y aura qu’une courte scène de tournage, à la fin, sur un bateau. Ce qui allait très bien à Fritz Lang qui avait dit à Godard ne pas pas aimer l’idée de voir le film dans le film.

Piccoli est sensationnel. C’est l’unique fois où Godard a salué la prestation d’un de ses acteurs. Je trouve Bardot formidable, cette moue, cette solitude, cette résignation, elle place parfaitement ses répliques, quand elle dit à Paul « Je te connais tellement… je TE connais » avec un léger sourire entendu, une pointe d’instance en mode on ne me la fait pas.

Bardot aurait aimé donner davantage, mais Godard est plus adepte du non-jeu, et connaissait les limites de son actrice. Hormis les centaines de paparazzi qui sillonnaient en bateau autour de la villa Malaparte pour choper au téléobjectif le cul de la star, et l’attitude délétère de Jack Palance, le tournage s’est bien passé, cordial, sans plus, les relations entre le réalisateur et son actrice étaient professionnellesA sa sortie en décembre 1963, le film fait un bon score pour un Godard, mais un bide pour un Bardot. Et peu de critiques élogieuses.  

LE MÉPRIS est le film le plus classique de Godard (la bande annonce informe : "le nouveau film traditionnel de Jean Luc Godard" !), le plus grand public. C'est un film iconique, parce que BB + JLG (à l'époque les deux plus grandes star du cinéma mondial) parce que c'est une tragédie mais filmée dans un décor de rêve, lumineux, coloré, esthétiquement incroyable. Godard voulait prouver à ses détracteurs qu’il pouvait faire un film normal, beau, joli, le résultat est au-dessus de nos espérances !

* la voix ressemble beaucoup à celle de Godard, mais y'a un doute, il manque le petit chuintement caractéristique... De même sur la bande annonce originale, on pense reconnaître les voix de Bardot et Piccoli, est-ce les vrais ou des imitateurs ? Un générique audio, sans titre, est assez original, Godard a pu piquer l'idée à Sacha Guitry ou Orson Welles, deux réalisateurs appréciés de la Nouvelle Vague.

** Godard n'aimait pas trop la choucroute de Bardot, estimant ces 20 cm de touffe capillaire impossibles à cadrer. Il demande à l'actrice d'y renoncer, elle refuse. Il lui propose : pour chaque pas que je fais en marchant sur les mains, vous raccourcissez d'un centimètre votre chignon. Top-là, la star accepte, ne sachant pas que Godard, sportif accompli, arrivait à marcher sur les mains aussi habilement que sur ses pieds !

couleur  -  1h40  -  scope 1:2.39  

Le générique, puis la bande annonce du 60è anniversaire, dommage y'a pas le fameux thème de Delerue, mais les images restaurées sont toutes belles.  

       

7 commentaires:

  1. Avant de disserter plus avant, j'ai souvenir d'une émission ( sur l'ORTF?), dont le générique était justement le premier plan avec la caméra qui pivote et se braque sur nous. T'as pas une idée?

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  2. J'étais pas né... ça ne me dit rien. Mais il y avait un générique qui reprenait le Godard, "Alphaville", avec le plan du gars dans un couloir qui ouvre et ferme des portes à la volée, et le film avait été justement tourné à la maison de la radio.

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    1. Étoiles et toiles une émission de ciné animée par Frédéric Mitterand début des années 80 sur TF1....

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  3. Club Dorothée....pfff...moi j'étais plutôt Les Compagnons de Jéhu, avec Roland, Morgan, pouvez pas comprendre, en 67/68, une chaine N/B, bon bref...
    Donc Godard, c'est imbitable. Sauf donc A bout de souffle parce que "si vous aimez pas la mer, si vous aimez pas la campagne, si vous aimez pas la ville, allez vous faire foutre". C'est pas rock n'roll ça? Et Belmondo, et Seberg les cheveux courts qui vend son canard amerloque...aussi Pierrot le Fou parce que Belmondo et Karina et comme dans Le Mépris ces couleurs qui pètent . Mais sinon c'est à chier, c'est lent, ça se pignole avec ses références culturelles en total contre point des dialogues ras des pâquerettes. Je vais me refaire Blade Runner!...

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  4. Godard est imbitable, oui ... cinquante douzaines de films et pas un de bon depuis ... "Masculin Féminin" ? La fin des années 60, c'est la fin de Godard ...
    Sauf qu'avant de donner dans le cryptique insupportable, y'a eu ouais, A bout de souffle, Pierrot le fou, à la limite Alphaville, Masulin féminin, Vivre sa vie ... et le Mépris que je mets tout en haut de sa filmo. pas parce qu'il est de facture "classique", mais parce que c'est un concentré de tous les thèmes qu'il mettait alors en avant ...
    Et le popotin de Bardot (qui comme Godard est morte avec les années 60), c'est autre chose que, je sais pas, un discours (ou un bouquin) de Nono le maire ... ou une grimace de rutger hauer (j'ai jamais accroché à blade runner, c'est pas faute d'avoir essayé ...)

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