jeudi 20 avril 2023

AUTOUR DE MINUIT de Bertrand Tavernier (1987) par Benjamin

Que va-t-on chercher dans une salle de cinéma ? A l’époque des I-phones et des vidéos Youtube le cinéphile est de plus en plus perçu comme une espèce de marginal masochiste. Pour comprendre, il faut avoir marché courageusement sous une pluie torrentielle, avoir subi les sifflements du métro et l’hostilité froide de la foule métropolitaine. Vous arrivez ensuite enfin à destination, payez votre billet, avant de finir par pousser la porte indiquée par le guichetier. Là, si vous avez préféré un honnête film d’auteur au dernier étron français ou aux blockbusters stupides, vous pénétrez dans une salle au trois quart vide et silencieuse comme un temple. Oui, certaines salles de cinéma sont des temples, vous vous empressez d’ailleurs d’éteindre votre téléphone pour éviter qu’il ne vous gâche la communion.

Viennent alors les meilleurs moments, cet instant magique où les lumières s’éteignent pour laisser le générique d’ouverture vous emporter dans un autre monde. Ce monde, c’est celui du jazz, dans lequel on est emporté grâce à la superbe mélodie de « Round midnight ». Si la version de Wes Montgomery fut plus intense, celle de Thélonious Monk plus swinguante, Herbie Hancock parvient tout de même à rendre justice à ce classique indémodable.

Nous découvrons ensuite un Paris magnifique, celui où régnaient une douce légèreté et une insouciante joie de vivre. Les français voulurent oublier le traumatisme de la seconde guerre mondiale, le jazz devint vite la bande son idéale pour leur parenthèse hédoniste. Ce Paris-là ne renaîtra pas, cette France gracieuse et enjouée est morte sous les assauts de la médiocrité moderne et du cosmopolitisme, ce qui donne d’entrée le ton d’un film résolument nostalgique. L’universalisme français offrit aux jazzmen une audience et une considération que le racialisme américain ne leur permettait pas toujours d’obtenir. Ils remercièrent le pays de Berlioz et Ravel en lui offrant de précieux moment de grâce, que Bertrand Tavernier reconstitue amoureusement à travers les nombreuses performances de Dexter Gordon. Si la douceur nuageuse du saxophoniste ne vous fait rien, si les larmoiements d’une chanteuse sublimée par son swing ne vous bouleversent pas, alors vous n’aimerez jamais le jazz. Ces prestations sont au centre du film, Tavernier tenait à nous embarquer au milieu de ces concerts où le jazz se créait et grandissait.

Pour ce qui est de son scénario, AUTOUR DE MINUIT est largement inspiré du livre « La danse des infidèles », où Philippe Paudras raconte son amitié avec Bud Powell. Le pianiste maudit devient ici un saxophoniste, Dale Turner, dont l’allure et la fragilité s’inspire autant du grand Bud que du président du bop Lester Young. En plus d’être habité par son rôle de génie en perdition, Dexter Gordon livre dans ce film quelques-uns de ses plus beaux chorus. Si le jazz est bien le sujet principal du film, AUTOUR DE MINUIT est bien plus qu’un simple biopic. 

Personnage poétique, vieux sage se cachant derrière ses excès et sa maladresse, Dale Turner à la consistance des grands héros de cinéma. Ce que Tavernier montre à travers son personnage principal, c’est la détresse d’un musicien ne se sentant à sa place que sur scène. En dehors, ses répliques maladroites lui attirent le mépris de ses contemporains, une femme qui dit ne pas être la sienne engrange ses cachets sous prétexte qu’il serait fou. Cette femme a réellement existé, elle se nomma Buttercup et s’engraissa sur le dos de Bud Powell comme un immonde champignon. Tavernier semble pourtant garder une certaine affection pour cette triste femme, il la montre plus comme une mère inquiète que comme le parasite qu’elle fut.

L’autre point commun entre Dale Turner et Bud Powell, est cette capacité inquiétante à passer de l’euphorie la plus communicative à l’abattement le plus profond. Tel un enfant hurlant pour attirer l’attention de parents distraits, Dexter Gordon passe une bonne partie du film à laisser Philippe le chercher désespérément pendant qu’il part ingurgiter des quantités d’alcool suicidaire. 

Dexter Gordon restitue la fragilité de son personnage dans chacun de ses mots faussement enfantins, dans le moindre de ses mouvements maladroits. Mais innocence n’est pas synonyme de niaiserie, le musicien se rendant bien compte que son ami a tout sacrifié pour lui. C’est ainsi, après que le saxophoniste ait revu sa fille à la fin d’un concert, il dit ces quelques mots à un Philippe visiblement tourmenté : « Elle est comme une inconnue et il est désormais trop tard pour recoller les morceaux. Ne fait pas la même erreur avec ta fille »

Il exprime ainsi l’éternel tourment du génie ayant tout sacrifié pour son art au point d’en oublier ce que les autres font naturellement. Le jazz c’est aussi cela, une splendeur qui vous envoûte et vous obsède, la grande contribution de l’Amérique à l’histoire de l’art avec un grand A. Joué par François Cluzet, le personnage de Philippe n’a qu’un objectif, faire en sorte que celui qu’il considère comme le plus grand musicien de sa génération se remette à enregistrer. Pour cela, il délaisse femme et enfant, passe des heures à chercher le musicien dans les rues, dans les hôpitaux où il se fait interner. 

Il surprend une fois une des conversations de Dale Turner avec un psychiatre, est bouleversé par la souffrance de ce rêveur incompris conscient que son talent est une bénédiction qui est en train de le tuer. Pour Dale Turner, le jazz est plus qu’une musique, c’est un cocon où il est enfin à l’abri de la cruauté du monde. Quand il sort de la salle et se rend compte que son ami a entendu ses lamentations, il lui dit d’un air espiègle « Alors j’ai été bon ? »

Comme si son discours n’avait été qu’une prestation soigneusement répétée, comme s’il conservait autant de distance et de maitrise vis-à-vis de ses mots que de ses notes. Pourtant, et son visage pénétré par la musique ne fait que le montrer lors des scènes de concert, l’homme est ici indissociable de l’artiste.

Cette manie de vouloir séparer les hommes de leurs œuvres est d’ailleurs une absurdité, celle-ci ne devant sa beauté qu’au caractère exceptionnel de son auteur. « Il n’y a pas assez de bonté dans le monde ». Voici l’une des dernières phrases prononcées par le saxophoniste, comme pour résumer cette révolte généreuse qui est à l’origine de toute création. Le saxophone de Dale Turner est un oreiller apaisant, une parenthèse de douceur offert à un monde qui lui en a donné si peu.

On ne saura trop remercier Bertrand Tavernier de n’avoir traité la toxicomanie des jazzmen qu’à travers une scène furtive, celle-ci fit déjà l’objet de trop de mythes malsains. AUTOUR DE MINUIT est bien trop profond pour sombrer dans ce barnum narcotique, c’est un vibrant hommage à la grandeur du jazz et au courage de ceux qui le jouèrent. Le générique de fin s’achève beaucoup trop vite, les lumières se rallument alors que le spectateur n’est pas encore totalement sorti de ce rêve, une phrase lui vient alors à l’esprit. Voir un grand film c’est vivre une fois de plus. 

couleur  -  2h15  -  scope 1:2.35 

2 commentaires:

  1. "... vous pénétrez dans une salle au trois quart vide et silencieuse comme un temple."
    Je ne sais pas quel type de salle vous fréquentez... :-)
    https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/creed-iii-plusieurs-bagarres-eclatent-dans-differents-cinemas-en-france-lors-de-la-projection-du-film_5695958.html

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  2. Benjamin ayant des petits soucis de réseau en ce moment, je me permets de répondre... Sans doute fréquente-t-il les salles qui ne diffusent pas "Creed III" ?!

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