mercredi 19 avril 2023

LA TRANSPARENCE DU TEMPS de Leonardo Padura (2019) - par Nema M.


Un petit moment de calme chez Nema et Sonia. Sonia est montée voir Madame Portillon leur logeuse. Sonia doit l’aider à préparer le repas de Pâques, surtout le gâteau en forme de colombe d’origine italienne. Nema rêvasse sur le canapé, un bouquin sur les genoux. Soudain, une Sonia pivoine fait irruption dans l’appartement, tenant un drôle d’objet enveloppé dans un torchon. Nema lui dit :

- Qu’est-ce qui t’arrive, qu’est-ce que c’est que ce truc dans le torchon ?

Sonia soupire, pause délicatement la chose sur la table basse et la dévoile tout doucement.

- Ouaou !… Une statue de la vierge ! 

- C’est madame Portillon, elle dit que je suis trop mignonne, alors elle m’a donné ça, bredouille Sonia.

- C’est un drôle de cadeau mais pourquoi pas, si ça lui fait plaisir. Elle ne te connait pas aussi bien que moi, je ne dirais pas que tu es si mignonne que ça… Statue de vierge classique de Lourdes, sur socle, 40 cm, rien de bien précieux si ce n’est le symbole… 

Sonia lève les yeux au ciel.   


Leonardo Padura

Pour comprendre un peu mieux la remarque de Nema, découvrons ce bouquin de Leonardo Padura qu’elle était en train de terminer. Nous sommes début septembre 2014. Mario Conde aura 60 ans le 9 octobre prochain. Et cela ne lui fait pas du tout plaisir. Ce cubain de La Havane, ancien flic devenu marchand de livres et détective à ses heures, voit dans ce changement de décennie la délicate entrée dans le 4ème âge. Il faut dire que carburer au rhum en fumant comme un pompier ne facilitent pas le maintien en condition physique… Tel est le héros de « la transparence du temps ».

 

Un appel téléphonique d’un ancien camarade de lycée bouleverse la routine constituée par la quête de bouquins anciens qui ne rapporte quasiment rien à notre héros et heureusement les visites à Tamara, sa fiancée depuis des décennies. Ro Ro Ro, Roberto Roquel Rosell alias Bobby, se souvient de lui ? Mais après toutes ces années comment se fait-il qu’il l’appelle et pourquoi ? L’époque du lycée de la Vibora, puis celle des études et des discussions enflammées entre jeunes est bien loin, même si Conde en a gardé de merveilleux souvenirs et des copains, cette période où l’on croyait en un avenir meilleur pour Cuba. Il est donc d’accord pour recevoir Bobby. Surprise ! Ce beau quinquagénaire un peu affecté, les cheveux blond cendrés, boucle à l’oreille, bien habillé avec élégance et raffinement, c’est Bobby ? Conde a un peu de mal à le reconnaître. Bobby lui raconte un peu sa vie et enfin son choix à la maturité d’assumer son homosexualité, même s’il a été marié et a eu deux enfants dans sa jeunesse. C’est à Conde détective privé que Bobby s’adresse en toute confiance, en toute amitié, en souvenir d’autrefois. Bon Mario Conde est un cœur tendre idéaliste. OK pour aider l’ami d’autrefois.

De quelle affaire s’agit-il ? Bobby avait un petit ami Raydel, un black superbe, rencontré chez son « parrain » lors de son initiation à la religion afro-cubaine, la santeria. Pendant qu’il était parti à Miami voir son associé pour ses affaires de négoce d’objets d’art, Raydel s’est fait la malle. En fait, il a vidé la maison de Bobby. Tout volé, y compris, malheur de malheur, la statue de la vierge de Regla que Bobby tenait de son grand-père. Et c’est surtout pour cette petite statue (environ 50cm de haut) que Bobby veut l’aide de Conde. Il le paiera pour ce travail de recherche et de récupération de la statue. Des statues de la vierge noire de Regla il en est produit à la pelle, les cubains en ont presque tous une chez eux. 


vierge noire de Regla

Ensuite, côté religion, Conde ne comprend pas que Ro Ro Ro alias Bobby soit devenu santo de la santeria et reste aussi attaché à ce genre de statue. Déjà savoir que Bobby visiblement fait fortune dans le commerce d’objets de valeurs, lui qui était matérialiste à fond et communiste, c’est assez surprenant. Mais pour Bobby la statue est ancienne, son aïeul l’a rapportée d’Espagne, et en plus elle est miraculeuse, elle l’a sauvé d’un cancer… Soit. La photo de la statue montre une vierge noire en majesté, avec un enfant Jésus également noir. Au fait comment Bobby a-t-il retrouvé Conde ? Par Yoyi le Palomo, « l’agent » de Conde qui en fait a également fait des affaires avec Bobby. Et oui, Conde est peu doué pour les affaires d’argent, pour revendre des livres précieux ou négocier les tarifs d’interventions de détective, il est plus prudent que cela passe par Yoyi

 

L’héroïne de « la transparence du temps » : la vierge de Regla de Bobby. Elle est vraiment venue d’Espagne, mais elle a sa propre histoire au fil du temps, temps que l’on remontera jusqu’aux croisades grâce à Antoni Barral. On la découvre pendant la guerre d’Espagne, période où nombreux sont les massacres et les pillages. Dans un petit coin tranquille, la Vall de Sant Jaume, vit Antoni Barral. Berger et fils d’un pauvre petit exploitant agricole qui fait commerce de charbon de bois, Antoni est instruit par le curé qui essaie avec le peu d’informations reçues à droite à gauche de comprendre la situation. C’est très confus, des factions républicaines se battent contre des militaires rebelles, des mouvements populaires sont soutenus par des anarchistes, les religieux sont pourchassés, les églises pillées… Seule consigne donnée par le curé à Antoni « sauve la statue de la vierge de notre chapelle, prend la et part avec elle ». Ainsi la vierge de Regla, qui n’est pas du tout une vierge de Regla, quittera l’Espagne pour Cuba. En bateau. Clandestinement. Avant cela, elle avait déjà beaucoup voyagé et a toujours eu une grande bienveillance pour ceux qui la protègent. C’est magique, magnifique, incroyable mais c’est ainsi.


Pour Conde, il y a plusieurs mystères à résoudre : où est passé Raydel, que représente au juste cette statue qui n’est pas de Regla (après être allé sur place pour questionner le curé de l’île de Regla, il n’y a aucun doute, il s’agit bien d’une statue de vierge noire très ancienne mais pas de Regla) et comment récupérer la statue qui a peut-être été vendue car cela fait plusieurs semaines déjà que Bobby est rentré et a découvert le cambriolage.  Grâce à Manolo (Manuel Palacios qui était sergent quand Mario Conde était lieutenant de police) Conde apprendra tout d’abord que Raydel ne s’appelait pas Raydel, puis que ce garçon a été retrouvé mort, salement amoché sur la plage. On ne rigole plus. Il ne s’agit plus d’une simple affaire de vol. Il y a meurtre. Manolo qui est désormais chef de la section des délits majeurs, veut empêcher Conde de s’y intéresser, mais celui-ci affirme ne rechercher que la statue et ne pas interférer dans l’enquête…

Le problème est que la statue est le lien, le mobile, la cause…

Il y aura un autre mort. Pas dans son lit. Une disparition d’un marchand d’art venu d’Espagne, qui réapparaîtra. Des coups de feu. Et aussi des blessures nombreuses et des morts violentes du côté de l’histoire de la statue à travers les âges.    

Mario Conde mène son enquête à grand renfort de tasses de café pour se tenir éveillé. Il partage aussi d’agréables moments avec sa compagne et aussi ses amis de toujours. Des discussions jusqu’au bout de la nuit, bien arrosées, avec des poulets grillés à la braise, du yucca en sauce, du riz aux haricots noirs, du flan à la noix de coco râpée avec du sirop. Bombance quand le quotidien n’est que diable tiré par la queue. Et que dire des gens qui survivent dans ce quartier, « l’implantation », horrible bidonville où la quête de la statue conduira Mario Conde

Un roman passionnant et touchant par certains côtés. L’entrelacs des aventures du héros avec celles de celui qui protège la statue au fil des siècles, nous donne une impression d’intemporalité, car il y a une question récurrente : faut-il avoir cette vierge pour la protéger ou pour être protégé par elle ?  


Grands Romans Points

516 pages

Leonardo Padura est né en 1955 à La Havane. Ecrivain Cubain qui vit à Cuba et a reçu pour ses œuvres de nombreux prix. Il met en avant la culture cubaine, faite de mélanges. Il y a une responsabilité pour cet auteur de faire des textes littéraires mais aussi qui parlent de la création littéraire.

Cette île de Cuba s’est trouvée très isolée, semble parfois être une prison, être maudite : on y vit, on en part, on y revient. Mario Conde et ses amis sont pris dans cette dualité, partir ou pas.

Et l’intrigue autour de la statue amène à une réflexion sur une envie universelle de vivre, d’espoir et d’être écouté. Le tout est dans un style agréable, dynamique, coloré et pimenté : un régal (merci au traducteur).

 

Bonne lecture !

 

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