mardi 14 mars 2023

TÀR de Todd Field (2023) par Luc B.

 

Si vous êtes allergique à Cate Blanchett (y’en a) passez votre chemin car elle est de tous les plans, c’est même elle qui co-produit le film, et de l’aveu du réalisateur Todd Field, qui a écrit pour elle, si la star avait refusé, le film ne se serait pas fait. Ce qui eût été dommage…

C’est qui Todd Field ? Un acteur américain plutôt confidentiel qui a débuté dans RADIO DAYS de Woody Allen, qui a cachetonné dans TWISTER, et qui jouait le rôle du pianiste dans EYES WIDE SHUT. Et de Kubrick, il en sera un peu question dans TÀR. Field avait déjà réalisé deux films, IN THE BEDROOM (2001) cinq fois nominés aux Oscars, et LITTLE CHILDREN (2006).

Si je devais résumer TÀR en deux références, je dirais que c’est la rencontre de WHIPLASH et de EYES WIDE SHUT. Du premier on prend l’omniprésence de la musique et l’intrigue centrée sur la cheffe d’orchestre Lydia Tàr, limite psychopathe, sadique, accusée de harcèlement, sans doute responsable du suicide d’une de ses élèves. Du second on tire l’ambiance troublante jusqu’au nauséabond, sans cesse entre rêve et réalité, une routine bien huilée qui se dérègle.

Autres clins d’œil à Kubrick, cette manière de façonner les plans, d’utiliser les optiques. Lorsque Lydia Tàr reçoit des messages anonymes, ils sont à chaque fois illustrés d’un motif graphique qui reprend le fameux quadrillage de la moquette orange de SHINING.  

TÀR c’est du cinéma qui vole très haut, parfois même trop. On peut s’y perdre en route. Le départ interpelle car on démarre avec le générique de fin, qui défile à l’envers sur une musique minimaliste. Ca commence vraiment avec une longue séquence de master class à la Julliard School où Lydia Tàr répond aux questions de l’écrivain Adam Gopnik (dans son propre rôle), des propos parfois abscons si on n’a pas bac +12 en musicologie. On passe en revue le CV impressionnant de Tàr, c’est long mais pas anodin, pour que le spectateur sache bien à qui il a affaire. Dans les plans d’ensemble, la caméra est placée au fond de la salle juste derrière une auditrice, dont on ne voit que l’arrière du crâne, flou. Qui est-elle, pourquoi est-elle là ?

Todd Field enchaine avec une scène qui risque de rester dans les annales. Un fabuleux plan séquence de plus d’une dizaine de minutes (c’est atrocement et divinement interminable), dans un amphi où Lydia Tàr donne un cours. Elle interroge un élève sur Bach, et le gars déclare ne pas vouloir jouer ce compositeur au prétexte qu’il le trouve misogyne. « Il a eu 16 enfants » argumente-t-il. Lui se qualifie de pan-genré. Lydia Tàr va peu à peu dézinguer les à priori wokistes du gamin avec une rare acuité, démonter ses arguments, le contraindre à jouer Bach au piano. Une séance d’humiliation conclue par le départ de l’élève en mode « vous n’êtes qu’une salope !».

Dans la première partie du film, Lydia Tàr éblouit de sa superbe, de son intelligence – froide - de sa cruauté. Sa fille a des soucis avec une copine à l’école ? Tàr va voir la gosse, la menace de représailles, terminant par : « si tu parles de notre conversion à un adulte, il ne te croira pas, car moi aussi je suis une adulte ». Lorsque Tàr vire son directeur musical au prétexte qu’il trouvait un solo de flûte trop fort, elle demande à son assistante dévouée Francesca de dresser une liste de candidats potentiels. Voyant la contrariété à peine contenue de Francesca, Lydia lui dit dans un demi-sourire : « bien sûr, tu peux te rajouter à la liste ». C’est odieux ! (Francesca est jouée par la française Noémie Merlant, toujours parfaite)

Lydia Tàr est mariée à Sharon Goodnow, qui est aussi premier violon dans l’orchestre. Il y a une belle scène au début lorsque Lydia rentre de tournée, trouve Sharon tachycarder, l’apaise en diffusant dans les enceintes le très lent « Li’l Darlin’ » de Count Basie. « Rien de mieux qu’un tempo à 60 » dit-elle en posant délicatement sa main sur la poitrine de sa compagne. Après quelques mesures de ce classique du jazz, Sharon rectifie : « tempo 64 ».

Lydia Tàr dirige le philharmonique de Berlin. L’orchestre répète en vue de l’enregistrement de la 5è symphonie de Mahler. La nouvelle violoncelliste Olga Metkina (géniale scène dans les toilettes où Lydia repère à l’oreille la cadence des pas d’Olga), jeune et charmante, tape dans l’œil de Lydia. Tout cela est savamment construit autour d’échanges de regards, de la pure mise en scène. Ce qui inspire à Lydia l’idée d’inclure à son répertoire le Concerto pour violoncelle en mi mineur d’Edward Elgar. Logiquement, la violoncelliste attitrée de l’orchestre devrait obtenir le job, mais cette garce de Lydia organise une audition. Et dans ce cas, c’est le ou la violoncelliste qui est censé valider le choix du chef : Olga. Voyez la perversité du personnage ! 

Et la belle mécanique va s’enrailler. C’est là qu’on entre dans la phase kubrickienne. Le dérèglement du quotidien bien rodé du prof Humbert Humbert de LOLITA, de l’écrivain Jack Torrence dans SHINING, du docteur Bill Harford dans EYES WIDE SHUT. Au départ des petits riens, des tac tac tac d’un métronome bizarrement retrouvé dans un placard, des bip-bip qui réveillent la nuit, des cris de femmes dans la forêt, une panthère noire croisée dans un squat berlinois… Et une sordide histoire d’élève séduite puis poussée au suicide.

On ne comprend pas tout, tout de suite (et même après !). C’est là où Todd Field s’avère exigeant avec le spectateur,  il faut accepter de se perdre dans ce dédale dont on ne sait pas s’il est le fruit d’une névrose, ou d’un complot orchestré. Le fait de privilégier les plans longs, les focales courtes, rajoute au malaise qui se diffuse. Comme ces travellings qui suivent la voiture de Lydia dans les tunnels, la caméra rasant presque le plafond, un angle de vue qui détonne, dérange.

Todd Field ne sacralise pas son personnage, il la remet à sa place en une réplique. Les voisins qui vendent leur appartement lui demandent à quelle heure de la journée elle répète son piano. Lydia est honorée que sa présence dans l’immeuble, sa célébrité, soit un argument de vente. La voisine rétorque : « si vous pouviez éviter de faire du bruit pendant les visites… ». Et paf !

Tous les acteurs sont excellents mais Cate Blanchett semble survoler le peloton. Elle est stratosphérique. On la regarde comme un tableau de maitre. Peu d’acteurs sont capables d’un tel numéro de haute voltige : Isabelle Huppert, James Mason, Jack Nicholson. Quand elle fend le couloir des coulisses à la salle, à la fin, filmée en travelling arrière, sa démarche et sa gestuelle renvoient aux déambulations de Nicholson dans les couloirs de l’hôtel Overlook.

TÀR peut énerver soit envoûter, mais les deux ne sont pas incompatibles. Ca met sans doute un peu de temps à démarrer, puis on se laisse entraîner. Ce n’est pas une narration ordinaire. Dans sa master class, Lydia Tàr explique que le chef d’orchestre est le maître du temps, celui qui donne le tempo. Ce qui est aussi le cas du réalisateur Todd Field.

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Je reste un néophyte en musique classique malgré tous les articles qu'y a consacré Claude, mais on m'a dit que le personnage de Lydia Tàr rappellerait furieusement les cheffes Laurence Equilbey (citée dans le film) et Marin Alsop, cette dernière n’ayant pas apprécié de se reconnaître dans ce portrait de lesbienne toxique et névrotique !


couleur  -  2h38  -  scope 1:2.39

 

2 commentaires:

  1. Un film qui a fait l'unanimité de la critique et Cate Blanchett qui confirme (encore une fois) que c'est une très grande actrice ...
    Et qui pas eu l'Oscar, on lui a préféré Michelle Yeoh (?!) grâce à sa "performance" devant un écran vert pour Everyday everywhere all at once, très improbable mix (raté selon moi) entre Ready player one et Eternal sunshine of the spotless mind ...

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  2. Amusant... j'ai écrit sur "Everything" (à paraître ce vendredi) et j'en dis à peu près les mêmes choses !

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