mercredi 8 mars 2023

" MONSTRES " de Barry WINDSOR-SMITH (2021) - par Bruno



     Barry Windsor-Smith fait partie de cette élite de dessinateurs qui ont marqué à jamais le monde de la bande dessinée. De par son style immédiatement identifiable, à la fois frais, lyrique et empreint de poésie. Dans les années soixante-dix, il récolte pas moins de huit prix.

     Né à Londres le 25 mai 1949, dans l'East End, c'est précocement qu'il développe ses aptitudes au dessin. Ses parents compréhensifs, le soutiennent, laissant libre cours à sa passion, ce qui l'amène à intégrer une école d'Art - peu courant dans ces milieux populaires où les études pouvaient être un gouffre financier difficile, souvent même impossible à franchir. Mais Barry a du talent et il obtient ses diplômes (d'illustrateur et de designer industriel), tout en commençant à voir son travail publié. Et ce dès ses dix-huit ans, en 1967. 


   A tout juste vingt ans, il part à New-York tenter sa chance. Ce que lui offre la Marvel Comics Group. Une aubaine, non pour le salaire, mais juste parce que c'est la boîte où officie l'un des dessinateurs de BD auquel il voue une admiration sans bornes, notamment pour son style alors novateur et explosif, déchirant les cases restrictives des planches : Jack Kirby. L'empreinte de ce dernier transparaît peu ou prou sur les premières planches de Barry pour la boîte New-Yorkaise. Mais sans le dynamisme et le souffle crépitant d'énergie cosmique de Kirby. Hélas, Barry Smith est rattrapé par les services de l'émigration qui le boute hors des frontières. Retour en Angleterre.  

     Après la formidable explosion de cette usine à super-héros dans les années soixante, c'est en toute logique que Marvel commence à avoir de la peine à se renouveler. A subvenir à la demande toujours croissante sans tomber dans la redite ou le plagiat. D'autant que le conflit avec les concurrents directs de DC - qui, auparavant, leur avaient mis insidieusement des bâtons dans les roues - est acté. Le petit malin de la boîte, un certain Stan Lee, décide de s'intéresser à une demande récurrente des lecteurs : mettre en image des personnages de romans d'heroic fantasy. D'autant qu'il y a tout dans ce genre bien plus répandu dans les pays anglophones que francophones : de la magie, des héros bad-ass, des gros vilains, des monstres, des damoiselles en détresse, des mondes fantastiques. Bref, tout. Les noms d'Edgar Rice Burroughs et de Robert H. Howard semblent revenir le plus souvent dans le courrier.

      Evidemment, cela fait longtemps que tout le monde fouille, mais sans l'avouer, les écrits de Catherine L. Moore, Abraham Merritt, Clifford D. Simak, Clark Ashton Smith, Robert Heinlein, Edgar Rice Burroughs, Fritz Lieber. De son côté, Jack Kirby lui-même ne cache pas que les mythologies sont une véritable corne d'abondance pour nourrir son imagination fertile. Mais jusqu'alors, il n'y avait pas eu d'adaptation du roman, ou de la nouvelle, dans la bande-dessinée. Coïncidence, c'est aussi une idée qui germait dans le cerveau du scénariste Roy Thomas. Initialement, c'est "Thongor" de Lin Carter qui devait être mis en image, mais suite à un manager trop gourmand, c'est finalement sur "Conan" de Robert E. Howard que le staff se fixe. Et le dessinateur devait être John Buscema. Cependant, ce dernier se révèle trop cher pour une nouvelle série et un nouveau genre. C'est à ce moment que Roy Thomas se souvient du jeune Barry Smith. Bien plus abordable, en raison de son jeune âge et de son absence de notoriété.


   Ainsi, les premières aventures dessinées de Conan The Barabarian, sorties en 1970, sont assez complexes à élaborer, avec un scénariste établi à New-York et un dessinateur devant crécher dans son Angleterre natale. Les premières histoires, tout comme le dessin, sont assez naïfs et sans profondeur. Barry ne se soucie guère du décor et les anatomies sont percluses de défauts (de plus, mal desservi par un encrage aux couleurs trop franches, 
dépourvues de nuances). Cependant, le jeune Barry progresse vite, et son dessin gagne en précision et en raffinement. Dès lors, bien que controversé, Barry Windsor-Smith va se faire un nom. En réussissant à s'extirper de l'emprise de Kirby et probablement de Steve Ditko, en seulement quelques mois, il s'est forgé un style élégant. Un peu comme une fusion de Harold Foster (Prince Vaillant, Tarzan) et de Frank Frazetta, le tout transposé dans une souple dynamique exacerbée à la Steve Ditko. Avec des réminiscences de peintres préraphaélites tels que John William Waterhouse, Dante Gabriel Rossetti, ainsi que de James Doyle Penrose. Ce qui transparaîtra plus dans les tableaux qu'il réalisera plus tard.   

     Progressivement, grâce à la bonne volonté de Roy Thomas, il s'investit dans l'écriture. Et tous deux, encouragés par le succès de Conan (enfin démarré après un temps de flottement), intronisent un autre personnage de Robert Howard : Red Sonja (A l'origine, c'est un personnage héroïque impliqué dans la lutte de Vienne contre l'empire Ottoman, en 1529). Bien moins sensuelle que les futures versions où elle apparaîtra vêtue d'un simple bikini en cotte de maille, réduit au strict minimum (même en plein hiver), Barry n'en impose pas moins les bases d'une héroïne qui, elle aussi, a traversé les ans (avec une nouvelle adaptation cinématographique prévue pour 2023).

      Désormais, la carrière de Barry est lancée et il va régulièrement remporter des prix - plus particulièrement dans les années 70 -. Oliver Stone, grand fan de son travail, fait appel à ses services pour les dessins apparaissant dans son film de 1981, "La Main du Cauchemar" ("The Hand").

     En prenant de l'âge et de l'assurance, Barry s'investit également dans le scénario, jusqu'à devenir autonome, endossant la double casquette de scénariste et d'illustrateur. En 1984, il décide de refaire une santé au roi des bourrins, Hulk, en lui donnant une donnée plus psychologique. En allant chercher dans son enfance, un traumatisme pouvant expliquer ses accès de rage d'enfant capricieux cassant tout pour atténuer la douleur d'une profonde blessure psychologique. Cette fois-ci, c'est un refus catégorique. Les pontes d'alors de Marvel en ont un peu ras la casquette que certains auteurs cherchent à présenter une facette plus sombre de leurs précieux héros. Il y a déjà l'autre, Frank Miller, mais il a réussi à relancer un Daredevil que l'on croyait moribond, fini. 

Conan et Red Sonja (en pleine baston - la routine...)

    Une forte déconvenue et une déception amère pour Barry. Pourtant, l'idée n'est pas totalement jetée aux oubliettes par la boîte, qui la ressort des années plus tard... en l'offrant à un autre que Barry. Indélicatesse ou affront ?

     Barry ronge son frein. Il réussit néanmoins à sortir une œuvre sombre, violente, quasiment glauque sur les origines de "l'arme X" alias Wolverine (il est d'ailleurs l'inventeur de l'adamantium, en 1969). Une histoire qui fait date et qui sera en partie reprise - sans s'étaler - par Brian Singer pour le deuxième opus des X-men. Alors que pendant des décennies l'Amérique impose la vision d'une mutation de l'homo-sapiens à quelque chose de supérieur, par pur hasard ou par des expériences volontaires sur des êtres humains (ça ne ferait pas un peu nazi, ça ?), Barry lui, y voit plutôt une transformation dans la douleur. Dans de longues souffrances où le sujet est plutôt une victime qu'un fier patriote ou un simple fou furieux avide de pouvoir. Le fruit d'expériences qui vont à l'encontre de l'humanité.

Logan alias Wolverine

    Et puis, enfin, alors qu'on le croyait coulant des jours paisibles en ne se consacrant qu'à ses superbes tableaux, il réalise son vieux rêve. Ce qui pourrait être son sommet. Une œuvre sobre, sombre et saisissante. Où Barry, en excluant toute couleur, accentue le malaise et la noirceur. Accusant une vision désabusé d'une humanité corrompue, enlisée dans ses contradictions et ses faiblesses. "Monstres", au pluriel, car l'on devine dès les premières cases que les monstres ne sont pas que ceux qui en ont l'apparence. Vieille rengaine. Dans cette histoire, on ne sait pas vraiment qui sont les plus effroyables. Ceux qui savent ce qu'ils sont, et s'y complaisent, se délectent de leurs déviances, de leur cruauté et décadence. Les lâches qui tournent la tête, restent dans le déni devant l'évidence. Les obtus, avec des œillères, restant enfermés dans leur croyance ; par facilité, par crainte et rejet de l'inconnu. Mais il y a toujours des héros. Cependant, ici, aucun de ceux osant faire face à l'adversité n'est à l'abri des balles, ni aucun autre pouvoir imaginable. Rien que des êtres humains, poussés par leur sens de la justice et de l'équité. En dépit des risques encourus.

     Point de rayons Gamma. Juste un pauvre bougre qu'on croit idiot et démuni, client idéal pour être happé par un obscur secteur de l'armée faisant des expériences sur des êtres humains. Dans le but de créer des soldats parfaits - du muscle, de la résistance, une obéissance aveugle et pas de cerveau. C'est le projet "Prométhée", chapeauté par un colonel, ancien nazi recruté par l'Oncle Sam en échange de ses travaux développés dans un camp de concentration. Un homme glacial, dépourvu de la moindre empathie, menteur, cruel, sadique, foncièrement raciste et arrogant. Un monstre.


   Bobby Bailey, le "pauvre bougre", sujet d'expériences douteuses - qui n'est pas le premier -, est transformé en un géant difforme, puant et monstrueux. Le parallèle avec Hulk est évident. Cependant, alors que le géant vert, sorte de croisement entre Dr Jekyll et Mr Hyde et le monstre de Frankenstein, est soumis à des transformations temporaires, le pauvre Bobby est condamné à demeurer repoussant et effrayant. Pauvre et innocent Bobby, dont la vie a commencé comme celle d'un enfant de l'amour. Et qui subitement, plonge dans la peine et la peur le jour où son père, de retour d'Allemagne, est totalement métamorphosé par un mal qui le ronge inlassablement. A jamais dénué de la moindre compassion, même pour son fils qu'il bat désormais comme plâtre au moindre semblant d'incartade. Un autre monstre. Pauvre Bobby, coupé du monde et du cocon familial, qui espérait en trouver un autre en intégrant l'armée. Une intégration qui est peut-être aussi une façon de renouer avec un père qu'il a idéalisé lors de son absence. Dont il ne cessait d'espérer une marque d'amour, d'affection, tout en le craignant terriblement.


   Pauvre Bobby qui espérait s'intégrer, servir son pays, et qui est traité sans ménagements, subissant incessamment l'assaut de mille douleurs pendant des semaines, des mois. Puis moqué... et à nouveau repoussé. Pire, chassé, traqué comme s'il était une offense à la nature qu'il fallait oblitérer. Une simple erreur de parcours à effacer, avant de recommencer le programme. La traque, avec un bataillon usant négligemment d'armes lourdes, menée par un officier obtus et implacable, se comportant comme un tyran en conquête, contre une créature ne faisant que fuir et occasionnellement se défendre, ramène évidemment à l'éternel persécution de l'armée contre Hulk-Banner.

     L'histoire ne se limite pas à Bobby - même si tout est lié -, et ne suit pas une logique chronologique. Des flashbacks immergent le lecteur dans l'horreur indicible d'un laboratoire d'expérimentation nazi. Ainsi que les interrogations de l'officier responsable de son recrutement et sa culpabilité. Cet officier honnête mais naïf cherche à en connaître un peu plus. Un peu trop même, au détriment de sa santé mentale et de sa famille. Une bonne famille d'Afro-américains qui a réussi à gagner une respectabilité, à s'insérer dans la société, autant que possible en 1964. Surtout ne pas faire de vague, être toujours présentables et aller à l'Eglise. Et si finalement, il avait, lui aussi, participé à la descente aux enfers de ce garçon ? Non par ses actes, mais au contraire parce qu'il n'a pas agi au moment où il devait le faire ?

     Car tout est lié ; il y a un effroyable karma reliant ces personnages. On est responsable de nos actes, actifs ou passifs, ils impactent notre vie, et celle des autres. "L'enfer c'est les autres ?", ou bien soi-même et ces choix qui se mettent en travers de notre route comme autant de chausse-trappes ?  On finit par payer les conséquences de ses actes. Dans cette vie, ou la suivante.

     Un copieux ouvrage de 365 pages, où la plume de Barry Windsor-Smith, même si elle accuse parfois le poids des ans (il a 71 ans lorsqu'il réalise ses planches), est d'une sensibilité rare. Bien que parfois presque abstraite et minimaliste, à la manière d'un Frank Miller, les visages sont "parlant", irradiant d'émotions. Le calvaire qui écrase la mère et le fils Bailey se reflètent autant sur le comportement abominable du père que sur les visages. Au point où tous les commentaires et paroles sont tus car absolument superfétatoires. Au contraire, ils risqueraient de briser l'atmosphère de plomb, ces moments d'intimité acide. Terrible. Tellement crédible et vivant, si poignant qu'on pourrait croire à l'exutoire d'un vécu, d'un passé terrible et gangrénant. Un stupéfiant ouvrage qui, tout en restant dans un certain classicisme pour l'illustration, ne laisse pas indifférent, voire indemne. Avec cet album, Barry Windsor-Smith, une fois de plus, donne du poids et du lustre à la bande-dessinée ; la mettant sur un pied d'égalité avec le roman et le cinéma.

 



Le Ménestrel (1979)

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