jeudi 9 mars 2023

JACK WHITE "Entering heaven alive" (2022) par Benjamin

 

Dans la naissance de la tragédie, Nietzsche regroupe l’art derrière deux divinités grecques, Dionysos et Apollon. Le premier, dieu du vin et de l’ivresse, incarne pour lui la démesure et l’enthousiasme. Il le voit comme le parrain d’un désordre merveilleux, la réussite d’hommes ayant sublimé le réel en s’en isolant. Grand foutoir stoogien capable de réveiller un troupeau de cultureux amorphes, « Fear of the dawn » entre dans cette catégorie. La réalité que fuyait Jack White était toujours la même, celle d’une musique si convaincue d’être morte, que la plupart de ses œuvres ont l’odeur de cadavres en décomposition. Je n’ai rien contre Steven Wilson et les nouveaux symboles du rock mainstream, mais même leurs plus grandes œuvres oscillent entre une douceur gélatineuse et une tendresse gluante. « Fear of the dawn » fit enfin exploser cette guimauve moderne, déchiqueta la silhouette flasque du rock contemporain avec une violence jouissive.

Certains virent dans ce disque le début d’un immobilisme artistique qu’ils attendaient avec une impatience de tristes conservateurs hermétiques à l’innovation. Ces fous voient Jack White comme Nietzsche voyait ce qu’il nommait les philistins, c’est-à-dire un copieur appliqué mais sans originalité.

Avec « Fear of the dawn », la légende qu’ils pensent écrire le jour du trépas du grand White est déjà toute prête. Selon elle le musicien aurait vu la lumière en écoutant un album des Stooges, avant de se contenter de reproduire ce chaos toute sa vie. A la limite, certains évoqueront sans doute son béguin pour le blues, mais c’est bien la seule nuance que l’on puisse espérer de ces esprits souvent étroits. Si l’on excepte la relative bonne tenue de Rock & folk, on peut appliquer à la presse musicale cette célèbre saillie Nietzschéene « encore quelques années de journalisme et tous les mots pueront ». A peine quelques mois après avoir secoué le vieil ectoplasme du rock grand public et donné de fausses joies aux observateurs simplistes, Jack White sort désormais son grand disque apollinien.

Vu par Nietzsche, Apollon symbolise la clarté et l’ordre, la grâce et l’élégance. Cette grâce et cet ordre, « Entering heaven alive » la trouve dans cette musique américaine beaucoup plus riche que les caricatures de certains de ses disciples modernes. Il est d’abord jouissif de retrouver les battements légers et vifs d’une batterie rappelant la merveilleuse simplicité de Meg White. A une époque où les ordinateurs transforment la voix humaine en gloussement robotique, l’oncle Jack impose un retour à la beauté simple issue du blue folk. 

La voix est tragique mais non dénuée d’une certaine luminosité mélodique, le piano s’impose comme la seule fantaisie de ce requiem pop. Sorte de blues baroque, « A tip for you to me » est porteur d’un charisme mystique que n’aurait pas renié Blind Lemon Jefferson. Le blues acoustique renaît ensuite grâce aux accords secs de « All along the way », crescendo porté par une voix passionnée répondant à des notes arides comme ces « bon vieux champs de coton ».

Jack White est un virtuose de la sobriété, un Mozart du minimalisme, donnez-lui un tempo délicieusement enfantin que celui de « Help me along » et il en fait une fresque saluant la beauté rugueuse du folk. Le voilà justement qui se prend pour Bob Dylan sur un « Love is selfish » rappelant les perles méconnues des White Stripes. Je pense surtout à « Apple blossom », véritable tube de DeStilj masqué par le plus tonitruant « You pretty good lookin ». Bien que « Entering heaven alive » soit surtout un album de ballades, les chorus tonitruant de « I’ve got you surrounded » offrent aux addicts à la puissance heavy rock leur dose de napalm destructeur. 

C’est pourtant bien la facette plus raffinée du dernier des guitar hero qu’il faut saluer ici, celle qui triomphe sur les ballades acoustiques les plus dépouillées. Au-delà de ses influences musicales, « Queen of the bees » rappelle que Citizen Jack doit une part de sa légèreté charmeuse à une mythique scène festive du film "Citizen Kane". Après la gravité de « A tree on fire from within » et « If I die tomorrow », « Takin’ me back » clôt la boucle entamée sur l’album précédent.

Première bombe de « Fear of the dawn », « Takin me back » devient ici une perle bluegrass dont le Band n’aurait pas renié la rugosité. Cette réecriture se clôt sur le grondement qui ouvrait « Fear of the dawn ». Comme le grand philosophe allemand considérait Apollon et Dionysos comme les deux faces de l’art véritable, les deux derniers albums de Jack White représentent les deux parties d’une réussite salvatrice. A la question : le rock deviendra-t-il un produit de consommation sans âme ? Jack White répond triomphalement : Pas de mon vivant !

6 commentaires:

  1. Rien à voir avec l'article (je ne suis pas très rock, pas celui-là en tous cas) mais par curiosité, combien ça rapporte par mois en moyenne, un blog comme ça (si vous monétisez) ? Merci

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  2. Absolument rien, pas un radis, parfois la bise des artistes et écrivains : de Franck Carducci en passant par Pierre Lemaître ou Ophélie Gaillard !!!! Plus de 4500 articles en 12 ans, soit 20 à 25 000 pages A4 et le plaisir de bosser entre potes...
    Amicalement.
    merci de nous lire...

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  3. OK. C'est dommage, tout travail méritant "salaire"... :-)

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  4. Oui je vous comprends. Cela dit, en ce qui me concerne, étant à la retraite tout comme Pat Slade, ce "travail" est le produit d'une passion dans divers domaines culturels (musique classique majoritairement pour moi) et donc une bénédiction ; j'entends tellement de personnes témoigner de leur "ennui" après une carrière qui prend fin.

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    1. Sujet d'actualité... Personnellement, je préfère encore "m'ennuyer" que travailler...:-)
      Bonne continuation

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  5. Je voulais mettre mon grain de sel et remettre les pendules a l'heure sur le commentaire de Claude, déjà, je ne suis pas en retraite mais en congé forcé ! :-) et deuxio Franck Carducci ne m'a jamais fait la bise ! :D

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