vendredi 10 mars 2023

HARD EIGHT (DOUBLE MISE) de Paul Thomas Anderson (1996) par Luc B.

 

 

C’est toujours intéressant de découvrir le premier film d’un type qui deviendra (à mon humble avis) un des deux ou trois plus grands cinéastes américains de ces vingt-cinq dernières années.

Paul Thomas Anderson, dit PTA, commence par fabriquer ses petits films maison, trouve du travail à la télévision, et réalise quelques courts métrages, dont CIGARETTES AND COFFEE (1993) qui est remarqué au festival de Sundance. Il en développera l’histoire pour son premier long métrage et gardera le même acteur Philip Baker Hall, qu’on retrouvera dans BOOGIE NIGHT et MAGNOLIA. Le film n’a pas été distribué en France à l’époque, mais 20 ans plus tard, sous le titre DOUBLE MISE. Il est connu aussi sous le titre HARD EIGHT, un choix des producteurs, contre l’avis de l’auteur qui souhaitait l'appeler SYDNEY du nom de son héros. De même, le métrage sera réduit de 2h30 à 1h35, et la fin modifiée. Ce que n’a pas apprécié PTA, célèbre depuis pour son indépendance artistique et son intransigeance maniaque.  

Le film est ce qu’on appelait dans les années 90 un néo-Film Noir, pas franchement un polar, même s’il y a un ou deux flingues qui traînent. Pour un premier film, on est tout de suite épaté par la maîtrise technique du bonhomme, et ce rien qu’au premier plan. Un plan large, fixe, sur une cafétéria, et d’un coup un semi-remorque qui traverse le champ. Notez que les roues sont parfaitement alignées au bas du cadre, il roule de gauche à droite, dans le sens de lecture. Ce camion qui passe est comme un rideau qui s’ouvre… l’histoire peut commencer.

Celle de Sydney, arrivé de nulle part, qui marche vers la cafétéria, propose un café et une cigarette à un pauvre sdf assis en vrac, par terre. Ils entrent, s’assoient et discutent. On comprend que John a tout perdu au casino (l’action se déroule à Reno) en voulant gagner de quoi payer l’enterrement de sa mère. Sydney lui propose son aide, John se méfie, des fois qu’il aurait affaire à un vieux pervers. Rassuré sur les intentions de Sydney, ils se rendent dans un casino où John apprendra de son mentor une petite arnaque (à laquelle je n’ai pas tout pigé !) qui fera sa fortune.

Et déjà on remarque une idée que PTA reprendra plus tard, sans doute inspirée par Scorsese, celle de raconter une action avant de la montrer. Ici l’anecdote de John à propos d’une boite d’allumettes qui s’est enflammée dans sa poche. Ca parait dingue, improbable, on veut des preuves ! Le réalisateur place donc en insert un plan très court de John dans une file d’attente, où on voit effectivement sa poche qui prend feu. Ce qui rappelle la malice des premiers plans de MAGNOLIA. Il y a aussi le briefing au casino, tu vas faire ci, tu vas faire ça, et ensuite on nous le montre à l’image, avec un montage à la fois rapide et ludique. Ce que j'aime chez ce réalisateur, c'est qu'on sent le plaisir du gars à faire, à fabriquer du cinéma, à en utiliser toute la grammaire. 

Un encart nous indique que deux années ont passé, Sydney et John sont toujours partenaires de magouilles. Deux autres personnages viennent enrichir l’intrigue, Clémentine, une serveuse dont la tristesse évidente n'altère pas la beauté, et Jimmy, loustic fort en gueule. Clémentine est clairement exploitée, contrainte de faire du rentre-dedans au client, voire faire un peu la pute pour arrondir les fins de mois. Sydney va aussi lui proposer son aide, une épaule, un abri, en tout bien tout honneur. On remarquera que le dispositif est le même qu'à la première scène, acteurs attablés l’un en face de l’autre, cadrés en scope.

C’est cet aspect qui est intéressant et intrigant. Qui est Sydney ?  Pourquoi ce type apparaît dans la vie des gens, les aide-t-il comme un bon samaritain ? En aurait-il gros sur la conscience, qu’a-t-il à se faire pardonner ? Habillé en costard noir, sirotant du whisky, il intimide comme un vieux caïd ayant trouver le saint esprit prêchant l’amour et le respect des autres. Voir la scène où Jimmy parle mal des serveuses mais en bien de leur jolis p’tits culs, goguenard, repris par Sydney sur le ton du maître d'école.

Jimmy est joué par Samuel L. Jackson. Une présence qui renvoie à Quentin Tarantino. On y pense parfois, dans ce préambule dialogué qui peut rappeler l'entame de RESERVOIR DOGS, dans l’humour à froid (la calamiteuse prise d'otage dans la chambre du motel, doit-on rire ou pas de la situation ?), dans le découpage en larges séquences, ou les longs travellings. PTA s'en régale au casino (un décor qui s'y prête) en combinant en un seul mouvement de steadycam les trois figures, travelling arrière / latéral / avant, entre les tables de jeux. Un autre très beau plan suit Sydney et John sortir d’une chambre d’hôtel, traverser un parking, rejoindre une voiture, figure caractéristique du Film Noir.     

HARD EIGHT ressemblerait presque à une pièce de théâtre, avec des actes, de grandes séquences écrites ayant pour décor un lieu unique (chambre, cafétéria, voiture) autour des quatre personnages. Sans doute une contrainte due au faible budget. Un des thèmes qui traverse les films d’Anderson c’est le lien entre les gens, une toile que l’on tisse : dans MAGNOLIA avec ces intrigues qui s'entrecroisent ; THERE WILL BE BLOOD et les deux personnages antagonistes qui se combattent et se complètent ; PHANTOM THREAD (comme le titre l’indique, le "fil fantôme") sur la relation complexe entre un couturier et son modèle ; LICORICE PIZZA et la rencontre inattendue entre un lycéen et une jeune femme plus âgée. 

Ici on a John, Clémentine, Jimmy et Sydney, assez touchants chacun dans leur genre, et le lien qui se crée entre eux, le même bout de chemin tracé ensemble. Ce n'est pas de l’amour, pas de l’amitié, pas une parenté, même si vers la fin Sydney dira à John « Je t’aime comme un fils ». Mais à ce moment du film le spectateur aura été informé de ce qui lie réellement les deux hommes (non, l’un n’est pas le père de l’autre !).  Car il y a un mystère autour de Sydney, et Jimmy ne sera pas dupe, qui lui dira : « Je sais pour Atlantic City ». Hummm… Il s’y est passé quoi, là-bas ?

La fin est plus classique, retour aux fondamentaux du polar, mais ce n’est pas ce qui prédomine dans ce film qui traite de la solitude des âmes plus ou moins pures. HARD EIGHT traîne une ambiance noire, désabusée, presque contemplative parfois, assez stylisée (nuit, néons, fumées), traversée par quelques fulgurances de style qui annoncent les grandes réussites de Paul Thomas Anderson. Le casting est de premier choix, Baker Hall et Jackson, mais aussi Gwyneth Paltrow, John C. Reilly. Et la courte mais déjà sensationnelle apparition à une table de craps du regretté Philip Seymour Hoffman, qui fera cinq films avec PTA.

couleur  -  1H37  -  scope  1:2.39


2 commentaires:

  1. Je viens de voir sa filmo sur Wikimachin ... je les ai tous vus sauf celui-là, tu le fais exprès ? que veux-tu que j'en dise ? ...
    Mais enfin, pas un mauvais film en 25 ans, ça met la barre très haut ...
    j'ai revu y'a quelques jours Licorice pizza, vraiment bien, pas loin du tout de Magnolia, There will be blood, et Inherent vice que je considère comme sa triplette majeure ...

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  2. Licorice Pizza boxe dans la même catégorie que Inherent Vice, par l'époque, le ton, la loufoquerie, la dinguerie. Donc je le rajouterai à la triplette. On est en droit de trouver Magnolia légèrement maniéré parfois, par rapport à la liberté de ses films les plus récents. Si le règlement l'autorise j'en mettrai un cinquième, Phantom Thread, qui est tout de même une splendeur, et puis dernier rôle de Daniel D.

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