lundi 27 mars 2023

ALLEMAGNE ANNÉE ZÉRO de Roberto ROSSELINI (1949) - par Claude Toon


Claude a proposé à Sonia de regarder ce film dur, une pierre fondatrice du néoréalisme italien. Sonia est bouleversée et ne papote pas comme à chaque préparation de publication… Au bout d'un moment, le DVD rangé…

- Dis Claude, le destin d'Edmund me fait penser à celui du petit Bruno suivant son père humilié dans le Voleur de bicyclette chroniqué l'an passé…

- Douloureux mais moins terrible que celui de ce jeune adolescent de 13 ans. Le Voleur de bicyclette est un film de Vittorio De Sica de 1948 ; De Sica, autre pionnier du néoréalisme italien….

- Ça me revient… tu avais l'intention de parler de ces films mettant en scène des enfants ou jeunes tentant de se construire dans une Europe ruinée… Il y aura aussi peut-être La Strada de Fellini avec la touchante Gesolmina, jeune femme un peu attardée achetée par le forain itinérant Zampano, joué par Antony Quinn, homme rude qui la malmène alors… qu'il l'aime… le film de ta vie as-tu ajouté…

- Hélas il n'existe aucun DVD de la V.O. …


Roberto Rosselini et Anna Magnani

Pendant le régime fasciste italien, le cinéma sert la propagande mussolinienne ou propose au public des mélodrames et des épopées militaires héroïques. Pendant l'effondrement progressif face aux armées alliées malgré le soutien nazi, le cinéma de la République de Salò, gouvernement grotesque et sans pouvoir réel d'un Mussolini gâteux, le public se nourrit de petites comédies sentimentales, beaucoup plus que de récits politiques impériaux ou agressifs, sursauts tardifs du style "téléphones blancs" en vogue entre 1937 et 1941, expression due à la présence de nombreux téléphones blancs dans les plans !?

Bien que récit tragique dans le Berlin éventré de 1947, Allemagne année zéro est représentatif du courant néoréaliste du cinéma italien. Ce mouvement de renouveau couvre la période allant de 1945 à 1952 et se caractérise par des options cinématographiques précises. 

La paix signée, les cinéastes plus ou moins compromis laissent la place à une nouvelle génération se trouvant face aux vestiges des mirages faussement glorieux du fascisme et à une économie en ruine. Le néoréalisme se fixe un but générique : montrer l'authenticité humaine et sociale dans l'Italie meurtrie, une approche documentaire mais appuyée par un scénario classique. On parle aussi de "l'école de la Libération", une forme dans la péninsule d'écho artistique, à la dénazification en Allemagne, un engagement antifasciste né en 1943.

Ce cinéma connaît ses maîtres comme Roberto Rossellini, Vittorio De Sica, Luchino Visconti et Giuseppe De Santis. Citons quelques chefs-d'œuvre marquants : Rome ville ouverte de Rossellini, Le voleur de bicyclette de De Sica chroniquée dans ce blog (Clic), Ossessione de Visconti (1943, un film fondateur) et bien entendu Riz amer de De Santis. Les synopsis et la réalisation s'appuient sur un style particulier qui peut, simple avis personnel, trouver ses racines dans le cinéma ethnologique avec scénario de Flaherty (Clic).

Les films sont tournés sur place en décors réels et en extérieur, recourent à des acteurs non professionnels, reflètent la misère sociale et ouvrière, le chômage, l'oppression, l'injustice, le désespoir, la perte de valeurs politiques et morales communes.


Edmund dans Berlin fracassé

Roberto Rossellini mène un projet de triptyque : Rome ville ouverte tourné en 1945 avec des moyens de fortune incroyables (pellicules photo mise bout à bout, éclairage minimaliste…), Paisà (paysans, chronique de la résistance italienne en six volets) en 1946, Allemagne année zéro en 1947, échappe étrangement au cadre italien et met en scène l'errance tragique d'un jeune allemand dans les ruines de Berlin, autre pays encore plus exsangue économiquement et en recherche de nouveaux repères moraux.


Le film débute par un long traveling en continu (caméra sur un véhicule). Des pans de murs disloqués défilent tels ceux d'une sinistre ville antique oubliée et succèdent à des plaines de gravats… ceux des murs déjà effondrés. Le résultat des centaines de raids de la RAF et de l'US Air Force, une vision d'apocalypse, un plan séquence de 3 minutes avec le générique à mi-parcours complété du défilement du texte ci-dessous, clé des intentions du réalisateur.

Une musique barbare et désincarnée accompagne le générique et la fin du plan.

Citation en début de film

"À la mémoire de mon fils Romano R. Rosselini"

"Les idéologies délaissant les lois morales évoluent en folie criminelle. Même l'enfant est entrainé d'un crime atroce à un autre par lequel il croit avec candeur se libérer de la faute. Ce film tourné à Berlin l'été 1947 ne veut être qu'un tableau objectif et fidèle de cette ville immense à demi détruite où 3 millions et demi de personnes vivent une vie désespérée sans presque s'en rendre compte. La tragédie leur est naturelle, non pas par grandeur d'âme, par lassitude. Ce n'est pas un acte d'accusation contre le peuple allemand ni sa défense. C'est un constat.

Mais si quelqu'un après avoir vu l'histoire d'Edmund pense qu'il faut apprendre aux enfants allemands à re-aimer la vie, l'auteur de ce film aura sa récompense."


Première rencontre, en contre plongée avec Edmund… dans un cimetière, une pelle à la main, creusant maladroitement une tombe avec une poignée d'adultes. Il se fait chasser.  Edmund, blondinet gringalet affirme avoir 15 ans et pouvoir travailler, mais sa stature de préado ne trompe personne, il en a 12 d'après un témoin. (15 ans est l'âge requis pour obtenir une carte de travail et gagner quelques reichsmarks encore en usage ; parler de misère absolue dans le chaos berlinois est un euphémisme). 

Les Köhler, les voisins et le… contrôleur !
devant M. Rademacher, le propriétaire hargneux.

Edmund traverse quelques rues, assiste au dépeçage* d'un cheval mort par des berlinois affamés puis chaparde, comme d'autres, un morceau de charbon tombé d'un tombereau… Rossellini film Edmund errant, quelques virages, la caméra pivote et filme le gamin empruntant ce qui fut un boulevard devenu un canyon de ruines calcinées.

(*) Sans doute irréaliste deux ans après la capitulation, mais inspiré par l'image célèbre d'hommes pratiquant la boucherie chevaline le 1er mai 1945 dans Berlin fracassé car assiégé par l'armée rouge. (Clic)

Edmund arrive chez lui, un minuscule appartement dans lequel s'entassent les colocataires de plusieurs familles. La capitale du Reich de mille ans doit accueillir 3,5 millions d'habitants dans les rares immeubles rescapés mais insalubres et croulants. Une entrée en matière qui déconcerta le public de Rossellini qui essuya de méchantes critiques en sortant des règles établies du néoréalisme authentique par un dramatisme jugé excessif.

Rossellini dédia son film à son jeune fils Marco Romano Rossellini né en 1937 et mort de l'appendicite en 1946, épreuve douloureuse qui lui inspira le personnage d'Edmund et influa grandement dans le choix d'un scénario à l'accent résolument tragique au sens romantique du terme, avec juste une note d'espoir sous forme d'une citation conclusive permettant d'infléchir le constat désespéré du générique ; dimension romanesque également source de polémique chez les ultras du néoréalisme.


Edmund se confie à son père 

Fidèle à l'option de recourir à un casting de non professionnels, Rossellini chercha un enfant ressemblant à Marco Romano mais ayant des traits "aryens" marqués et doué pour la comédie. Après quelques auditions infructueuses, c'est en assistant à un spectacle animalier du cirque Barclay qu'il repère le jeune acrobate Edmund Moeschke qui, une fois coiffé comme son fils défunt, est la perle rare recherchée, d'autant que les capacités athlétiques du gamin et son habitude du spectacle seront des atouts pour des prises acrobatiques dans les ruines et sur le plateau de tournage…

Edmund Köhler vit avec son père interprété par Ernst Pittschau. Pittschau est un ancien acteur du temps du muet réduit à l'état de SDF et qui mourra en 1951. Son père ne quitte plus son lit, sans doute blessé lors des derniers combats, recruté de force dans la Volkssturm, cerné entre l'armée rouge et les fanatiques SS de la dernière heure, la malnutrition aggravant son état. Le grand frère, Karl-Heinz, qui a combattu dans la Wehrmacht se cache, pensant (à tort en zone ouest) qu'en se déclarant aux autorités d'occupation, il risque la mort dans un camp de prisonniers. Il n'a donc lui aussi aucun revenu. Sa grande sœur Eva se querelle souvent avec Karl-Heinz pour le placer devant ses responsabilités. Son père à l'évidence non nazi essaye de raisonner en vain son fils aîné. Quelques colocataires complètent cette arche du désastre. À l'arrivée d'Edmund tous sont harcelés par un contrôleur leur reprochant un excès de consommation de courant. Dans un pays qui repart à zéro, les amendes sont déjà monnaie courante… 


L'infâme Herr Henning et Edmund
XXX

Un calcul simple situe la naissance d'Edmund en 1934, année d'obtention des pleins pouvoirs par Hitler. L'enfant a porté l'uniforme des jeunesses hitlériennes (obligatoire dès 1936) à partir de dix ans soit quand la chute du Reich est inexorablement amorcée. A-t-il donc perdu toute humanité en cette brève période d'endoctrinement, à cet âge où la suprématie aryenne n'est qu'un concept ésotérique ? N'oublions pas la radio et les vociférations d'un Goebbels hystérique pervertissant l'apprentissage de la vie chez un gosse à la charnière de l'adolescence. Edmund n'a pas eu non plus l'âge pour combattre au sein de la Volkssturm contre les chars soviétiques dans une lutte à mort. Mais il a vu ou subi la bestialité des troupes de Youkov, vengeance inéluctable en réponse aux atrocités commises en Russie.

Rossellini s'interrogera par son récit sur ce postulat essentiel : enfoui dans son inconscient enfantin, Edmund possède-t-il une once de sens moral, acquise auprès de son père ou de rares proches rejetant l'idéologie du mal absolu ? A-t-il une faculté de discernement entre un acte subjectivement altruiste alors qu'objectivement criminel ? Rossellini témoigne que l'incapacité d'Edmund à assumer un tel déchirement moral de manière lucide conduit, hélas, à une culpabilité autodestructrice… 

Le garçon évoluera dans un univers kafkaïen vidé d'empathie communautaire et n'ayant à ses yeux aucune logique sociale autre que la nécessité instinctive de survivre jour après jour, passivement…


Petits trafics...

Lors du tournage en extérieur à Berlin, première phase de la réalisation, le cinéaste sera surpris de travailler dans l'indifférence totale des passants, malgré la présence des caméras et de son équipe, scène a priori insolite dans ce paysage de désolation ! Les prises de vue en intérieur seront filmées à Rome.

 

La densité narrative est exceptionnelle, pas un plan pour meubler comme trop souvent de nos jours. Rossellini suit la destinée d'Edmund heure par heure, jour après jour, une descente aux enfers. Berlin ou la Babylone de tous les trafics.

Le propriétaire du logement où s'entassent dix personnes, M. Rademacher, a dû accepter de loger les Köhler sans discuter car son appartement a été réquisitionné par les autorités. Furieux et égoïste, il initie ainsi Edmund au troc douteux où le gamin se fait arnaquer. Au départ, cela semble juste transgressif, l'adolescent pensant participer à la subsistance de la famille par ses larcins. 

Hélas, le destin vraiment terrifiant d'Edmund, autre que la filouterie généralisée, sera dévoilé par une succession de scènes délétères, l'acte unique d'un drame shakespearien.


Un personnage nauséeux fait son entrée : Herr Henning, ancien professeur d'Edmund interdit d'enseignement dans le cadre de la dénazification. Un individu falot et manipulateur qui entraîne son ancien élève dans un vieil immeuble quasi surréaliste où se croisent prostituées et nazis compromis… Herr Henning le pédéraste qui, tout en caressant le petit, lui confie un disque d'un discours du Fürher à aller vendre aux soldats alliés en guise de souvenirs interdits, soldats qui visitent la Chancellerie devenue attraction touristique. Étrange et symbolique séquence où la voix du monstre résonne encore dans les couloirs dévastés. 

Le maléfique Herr Henning décidera par ses allusions perfides du sort du père Köhler, une sentence énoncée par les insinuations insistantes assénées à Edmund :


M. Köler hospitalisé et désespéré, Edmund, les médicaments…
XXX

- M. Rademacher : "Il ferait mieux de crever pour nous foutre la paix…"

- Herr Henning : Lors d'une visite d'Edmund en quête d'un conseil "La vie est si cruelle, que les faibles doivent être sacrifiés pour que les forts puissent survivre". (Un autre gosse de son âge attend dans l'escalier, disons… son client… un vieux général, bref, no comment…)

- M. Köhler que l'on soigne (nourrit) un temps à l'hôpital soliloque à l'oreille de son fils : "Je ne sers plus à rien…, autant mourir… je n'ai pas le courage d'en finir…, je n'ai pas su lutter contre le nazisme, etc.". (Il avait tenté de s'opposer à l'entrée de son fils dans la Hitlerjugend.) Edmund subtilise un médicament toxique sur la tablette.

Edmund s'imprègne de cette unanimité mortifère des adultes… Il aime son père, là n'est pas la question, mais une telle insistance le persuade d'être l'ange de la mort désigné. Il empoisonnera son père à son retour de l'hôpital …

Il retourne chez Herr Henning pour l'informer qu'il a suivi son conseil, "Je lai fait" (un relent nauséabond des doctrines eugéniques de Himmler), ce qui déclenche une réaction affolée et violente du maléfique personnage qui nie avoir été aussi explicite, suprême lâcheté, évidemment. Edmund molesté s'enfuit, voudra régresser vers l'enfance innocente, s'imposant dans un groupe de petits déguenillés qui jouent au ballon, mais qui le chasse car lui est déjà trop grand. 

Dans l'esprit d'Edmund germe une graine… celle de la culpabilité et de la solitude. Renié par les enfants, les grands ados moqueurs, les adultes, hormis ceux de sa famille… Edmund ne peut pas arrêter la croissance de cette graine comparable à l'œil de Caïn, symbiose entre remord et désespoir qui entraînera Edmund

 

Bien entendu, l'accueil du film fut mitigé, certains critiques italiens le trouvant trop mélodramatique et pessimiste par rapport au style néoréaliste habituel, notamment le tournage en studio pour les scènes d'intérieur décontenança. Toujours cette manie des puristes privilégiant la forme par rapport à l'idée (alors que l'inverse relève du simple bons sens disait en substance un certain Paul Dukas dans un autre domaine). Le film ne fut projeté à Munich qu'en 1952 et plus que boudé. Humainement, ça se comprend ; revivre ses pires cauchemars sur la toile n'est pas réjouissant… Il ne sera projeté à la télé allemande qu'en 1978 mais cette vision pour le moins négative de leur pays déplut au public…

En France, un critique jugea révolutionnaire Allemagne année zéro et Charlie Chaplin, réalisateur de the kid (1921), autre chef d'œuvre dédié à la vie d'un gamin des rues, déclara "le plus beau film italien qu'il ait jamais vu." Le cinéma italien allait par la suite connaître son âge d'or…

N/B – 75 minutes – langue allemande à privilégier absolument. Musique de Renzo Rosselini.


Exceptionnellement, le film intégral en VOST… sous-titré en anglais (la version sous-titré en français a été supprimée...)


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