Le marché aux vélos et un déluge en prime |
Woody Allen
pense que
Le Voleur de Bicyclette
est le meilleur film jamais tourné. D'autres classent ce film dans le top du
septième art. Je ne suis pas un adepte inconditionnel des classements. Cela
dit, ce film fait partie de ceux (rares) qui me donnent à la fois la larme à
l'œil et la rage, comme si les personnages étaient des proches. Oui, une
infinie tristesse qu'aucune fiction ne peut véritablement provoquer et la
rage face à l'injustice montrée avec tant de véracité ; l'adversité colle à
la peau d'hommes et de femmes de condition modeste qui, à l'évidence,
n'échapperont jamais à la malédiction de la pauvreté malgré leurs efforts
pour vivre et non survivre, socialement parlant, dans une société brutale et
égoïste.
Le Voleur de Bicyclette
ne prétend aucunement au statut de pamphlet politique tels ceux qui feront
le succès du cinéma italien des années 60-70. Le cinéaste montre avec
sincérité l'homme dans son authenticité quotidienne, y compris englué dans
ses contradictions, un regard généreux mais dénué de commisération.
Vittorio De Sica
et d'autres réalisateurs (Rossellini,
Fellini…) seront les fondateurs du cinéma
néoréaliste italien dans l'après-guerre, les témoins de la misère collective
sans issue frappant la classe populaire dans des pays ravagés. Nations
meurtries qui tentent de reprendre pied dans le chaos des ruines économiques
et morales laissées par la chute du Fascisme ou du Nazisme. Trois films
mettant en scène des enfants m'ont bouleversé dès la première projection au
plus profond de ma sensibilité :
Le voleur de Bicyclette,
Allemagne année zéro
(Rossellini, l'errance terrifiante d'un gamin paumé et manipulé par un ancien nazi
dans les décombres d'un Berlin éventré) et
la Strada
(Fellini, chef-d'œuvre dans lequel
Gesolmina
affiche le visage résigné et ingénu d'une femme-enfant "vendue" par sa mère
puis ballotée sur les routes par un forain brutal car lui-même
désenchanté).
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Maria et Antonio et... la bicyclette |
Le premier plan séquence évoque à lui-seul l'Italie qui tente d'émerger de
vingt ans de fascisme et de l'alliance diabolique avec le voisin hitlérien
qui a réduit l'Europe en cendres, dans les villes et les âmes. Même en
refusant un siège contre les armées alliées en se déclarant ville ouverte,
Rome est quand même aux abois. Des terrains vagues (identiques à ceux de
Miracle à Milan, conte social enchanteur également de
De Sica), entourent des bâtiments reconstruits à la hâte. Depuis un escalier
un homme appelle un à un quelques chômeurs heureux gagnants à la loterie du
boulot, même provisoire ou ingrat (2 jours pour un manœuvre). Plus de
demandeurs que d'élus… "On va essayer de tous vous caser". Antonio Ricci
ne s'entend même pas appeler, assis plus loin, sans doute désabusé de venir
chaque jour en vain… Il a obtenu un travail de colleur d'affiche. Il doit
cependant posséder une bicyclette, une exigence absolue et immédiate. "Je l'ai sans l'avoir", on sent la peur puis on comprendra. La bicyclette se trouve gagée au
Mont-de-piété… Agitation parmi les chômeurs, certains en ont une, on
parlemente, "Moi ! Non moi !". Séquence poignante d'hommes solidaires mais néanmoins en compétition
pour retrouver un moyen de subsistance et une dignité.
Dans cette cité qui vient de surgir de terre mais où l'on doit aller
chercher l'eau avec des seaux,
Antonio
confie son problème à
Maria
son épouse un peu furieuse que son homme ait mis le vélo au clou, mais il
fallait bien manger… Mais
Maria
est une mère courage, elle sort des draps d'un tiroir et arrache ceux du
lit, "pas besoin de drap pour dormir". Au Mont-de-piété, 7500 Lires pour les draps et 6100 Lires pour récupérer
la bicyclette, 1400 Lires pour l'espoir.
De Sica
nous montre les étagères (une montagne vertigineuse) où sont stockés les
draps. Un plan simple et quasi surnaturel qui illustre la montagne de
misères infligée à un peuple victime de la folie des dictatures. Le film
n'est commencé que depuis cinq minutes. Peu de dialogue, aucun didactisme,
l'essentiel de mots échangés dans l'urgence. La B.O. est réduite à un motif
court et triste, un leitmotiv émouvant et discret. Le réalisateur filme à
hauteur d'homme, nous assigne le rôle de témoin, de figurant invisible. Les
recherches formelles et artistiques ne sont pas le sujet du film. Pourtant,
malgré un budget bien maigre (De Sica s'autoproduit et doit tourner principalement en extérieur), les cadrages sont exemplaires, les éclairages nets.
Au retour
Maria
veut dépenser 50 lires pour remercier une voyante qui avait prédit la bonne
nouvelle,
Antonio
s'impatiente mais tendrement. Hors sujet ? Non,
De Sica
aime son pays et ses habitants encore soumis au joug de l'Église et des
superstitions, rien ne lui échappe. Le film bien que tourné comme une
fiction se rapproche de ceux plus documentaires voire ethnologiques d'un
Flaherty
(suivant cependant un scénario porté par les habitants de l'Ile d'Aran ou du
pôle nord.) Époque bénie où le cinéma privilégiait le récit par l'image et
le mouvement ; la quintessence du 7ème art.
Antonio
part pour sa première tournée accompagnée de
Bruno, son fiston de 7-8 ans qui lui-même travaille chez un pompiste. Chaque
lire est comptée…
Bruno, une bonne bouille toute ronde, de la gouaille, un titi romain. Rare
moment de bonheur que celui d'Antonio
roulant dans les larges avenues ensoleillées de la ville éternelle.
Antonio
doit coller des affiches affriolantes de
Rita Hayworth dans
Gilda. Au pied de l'escabeau un
gamin de l'âge de
Bruno
fait la manche en jouant de l'accordéon ; nouveau clin d'œil affectueux et
ému pour ces gosses déjà chargés de famille et guère scolarisés. Un jeune
type profite de la concentration d'Antonio
qui évite les plis sur le papier, il vole la bicyclette… Trop tard, le
voleur s'éloigne déjà…
La chasse pour retrouver l'outil de travail commence. Inutile de
transformer un chef-d'œuvre du cinéma en une chronique en forme de nouvelle…
Antonio
et Bruno
vivront une aventure tragique digne de l'odyssée d'Ulysse.
Bruno et Antonio |
Antonio
essayera lui-même de voler une bicyclette qu'il croit abandonnée (une
illusion prenant ses racines dans son désarroi). Il n'ira pas loin, presque
lynché par la foule. On le laissera partir, le propriétaire comprenant qu'Antonio
a agi par désespoir.
Antonio
partira humilié tenant par la main
Bruno
qui ravale ses larmes… Suit un long travelling où la caméra scrute le visage
de l'enfant aux yeux hagards qui ne parle pas, ne parle plus. Plan pour moi
insoutenable qui conclut le film.
Antonio
trouvera-t-il une solution ? On ne sait pas. Le film n'a rien de romanesque,
pas de happy end ou de malédiction définitive.
Vittorio De Sica
laisse la porte ouverte aux aléas ou aux bonnes fortunes de la destinée. Le
recours à des acteurs non professionnels accentue le réalisme poignant de
l'action. Pas de numéros même talentueux de stars.
Le parti communiste italien critiqua cette séquence finale du volé devenu
voleur. En 1948, dans son
idéologie, le monde se divise encore entre le gentil prolétaire et le
méchant bourgeois. Vision dualiste héritée de
Théorie de la violence d'Engels. (Le bouquin de philo
le plus manichéen qu'il m'ait été donné de lire ; l'histoire moderne a
montré les limites du concept humaniste du marxisme à travers le stalinisme,
le maoïsme, etc. Pour les idéalistes comme moi : un triste constat, hélas
manifeste.) Chez
Vittorio De Sica, l'empathie pour son personnage est évidente. Subtilement, le cinéaste
montre que la violence - violence au sens social et soumise aux
contradictions de la psychologie humaine, d'où qu'elles viennent - conduit
inévitablement
Antonio
à franchir la ligne rouge, mais une seule fois…
Ce film est disponible en DVD de grande qualité de numérisation après
restauration, en VO ou en VF. C'est bien trop rare pour les films de cette
période.
Vittorio De Sica
récidivera dans le style en
1956 par une œuvre moins connue
:
Le Toit. Un jeune couple en recherche de logement décide de construire en une nuit
une petite maison aidé par des amis. Au matin, murs et toit doivent être
achevés, sinon la police ordonne la démolition. Il manquera une tuile ! Le
policier fermera les yeux… Le réalisateur ne dépeint pas un monde simpliste,
gentils prolétaires et méchante bourgeoisie. Il s'attache à la dureté des
temps, aux destins qui tentent de se construire, on sert les poings en
voyant ses films… Toujours d'actualité en termes d'humanisme. Autre titre :
Onze heures sonnaient
de
Giuseppe De Santis
sorti en 1952. Deux cents
femmes postulent pour un poste de secrétaire et patientent dans l'escalier
vermoulu d'un vieil immeuble, un escalier qui s'effondre en partie. Film à
la fois néo-réaliste et catastrophe. Les deux sont hélas indisponibles en
DVD.
Format : noir et blanc - 1,35:1 (Assistant réalisateur : Sergio Leone) –
93 minutes
Oscar du meilleur film étranger en 1950
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