lundi 24 juin 2019

L'HOMME D'ARAN de Robert Flaherty (1934) – par Claude Toon




Je ne vais pas trouver une multitude de lecteurs pour me contredire sur le fait que le cinéma documentaire et ethnologique fait moins recette, surtout en France, que les franchises comme X-men ou Fast and Furious ou même le cinéma plus traditionnel de qualité. Il faut dire que la production de longs métrages dans le domaine est frugale. Lorsque mes chers enfants (3) étaient ados, j'avais essayé de leur faire découvrir un chef-d'œuvre du genre, Farrebique de Georges Rouquier, quatre saisons de la vie d'une famille de paysans dans l'Aveyron en 1947. Rouquier adoptait la technique de Flaherty, sujet du jour : acteurs non professionnels mais une trame de scénario, une mise en image somptueuse et un humanisme fort. Je me suis pris un bide total ! La nouvelle génération n'était pas sensible à la ruralité d'après-guerre en N&B 😂. Je passe sur leurs vannes et les commentaires de l'époque (Jurassic Park venait de sortir en salle et faisait une rude concurrence…). Farrebique est un film décortiqué image par image dans les écoles de ciné US au même titre que ceux de Flaherty. Les temps changent A sa sortie, Farebique obtint : Prix de la critique internationale à Cannes, le Grand Prix du Cinéma Français, la Médaille d'or à Venise et le Grand Épi d'or à Rome. Il fit un tabac en salle et je l'avais vu à la télé dans les années 60… Quant à ma progéniture, vingt ans après, elle se paye encore ma tête… Faites des gosses 😖 !

Né dans le Michigan en 1884 Robert Flaherty est considéré comme le pionnier le plus marquant de ce que l'on appelle docufiction ou ethnofiction. En ce début du XXème siècle, l'ethnologie est balbutiante, une science qui va bouleverser le regard colonialiste du XIXème siècle sur les peuples des pays non industrialisés qui parfois ne sont pas considérés comme des êtres humains à part entière.
Le nouveau regard que permet l'invention du cinéma consiste à faire découvrir des cultures exotiques dans leurs écosystèmes. Par contre, on ne filme plus le quotidien banal en ajoutant à l'apparition du parlant vers 1930 des commentaires parfois condescendants à vocation pédagogique. Le cinéaste écrit un scénario inspiré de situations caractéristiques de la culture d'une ethnie dans laquelle il s'immerge. Les acteurs sont recrutés dans la population. Parfois, comme avec le cinéaste français Jean Rouch, scripts et sonorisation sont débattus avec les villageois au centre du récit. Si ce cinéma semble avoir totalement disparu, la télévision ayant pris le relai par des documentaires plus traditionnels, je pense que des auteurs comme Ken Loach ou les frères Dardenne sont les successeurs de Flaherty dans un monde plus moderne, dans les jungles des déclassés, de l'injustice sociale, certes avec un style cinématographique classique : scénario très écrits, acteurs peu ou pas connus. L'ethnologie est devenue sociologie dans un cadre naturaliste. Un tel sujet mérite plus qu'un billet dans le blog.

De 1922 à 1949, Flaherty tournera une douzaine de films, tous ne sont pas à caractère ethnologique. Il débute avec Nanouk l'Esquimau. Le style est déjà présent : une suite de séquences montrant des évènements les plus courants d'une famille Inuit vivant dans des conditions extrêmes. Le tournage avec des équipements lourds, des pellicules fragiles et la dureté du climat sera un enfer. Les pellicules disparaissent dans un incendie. L'équipe devra recommencer à zéro un an plus tard. La photographie particulière sur laquelle je reviendrai trouvera ses racines dans la volonté de tourner les plans dans un igloo, chose impossible à l'époque. Flaherty filme un demi-igloo, le cadrage permettant de faire croire à une réelle intimité chez les esquimaux… Pour la petite histoire, lors de la sortie en salle en France en 1922, la société Gervais invente un petit bâtonnet de crème glacée bien connu sous le nom d'esquimau😋.

Vont suivre, pour les œuvres les plus significatives du genre : Moana tourné en 1926 en Polynésie, tout comme Tabou en 1931. Flaherty se joindra également à Murnau (Nosferatu) ou Zoltan Korda dans des longs métrages plus romanesques comme Elephant Boy en 1937. Tourné en 1934, L'homme d'Aran est considéré comme son chef-d'œuvre malgré les polémiques avec les ethnologues intégristes et les cinéastes classiques. Flaherty conclura sa carrière dans ce domaine avec Louisiana Story, tranche de vie et découverte de la technologie d'un gamin cajun et de sa famille dans le bayou de la Nouvelle-Orléans. Certes une commande d'une compagnie pétrolière qui ferait hurler les écolos de nos jours, mais un petit bijou esthétique et poétique dont je parlerai un jour.

Sir Michael Balcon, producteur anglais s'agace des critiques négatives sur la niaiserie du cinéma britannique des années 30. Il souhaite financer du nouveau, voire du spectaculaire dans un documentaire original. Il fait appel à Robert Flaherty d'origine irlandaise et déjà célèbre à Hollywood. Le budget alloué est conséquent. Le lieu de tournage est choisi : l'une des îles de l'Archipel d'Aran située à quelques encablures de la côte ouest de l'Irlande. Des cailloux sans arbre, une herbe maigre, des falaises, une mer violente. La comparaison avec l'île de Sein est pertinente. Flaherty habitué aux environnements hostiles décide de frapper fort sans écrire de scénario très défini, une évocation de la dureté des lieux et du mode de vie des habitants. Il va tourner 40 heures de rushes au grand dam des financiers qui ne voient pas le projet avancer vite. Flaherty attend les moments propices et intenses qui seront : la pêche au requin pèlerin de grande taille (en réalité abandonnée depuis 40 ans mais reconstituée pour le film), la culture où la terre doit être fabriquée à la manière d'un compost composé d'algues pour cultiver la pomme de terre, l'une des rares ressources alimentaires, la récolte difficile du goémon exporté vers le continent sur le rivage d'une des mers les plus sauvages de la planète. Le clou du film est le sauvetage à bras d'hommes et le naufrage sur les rochers d'une barque prise dans une mer démontée. À ce sujet, les "comédiens" prennent des risques mortels, ce qui sera jugé comme une forme d'intégrisme chez Flaherty. Pourtant cette longue séquence reste bien plus réellement flippante que Titanic.

Le récit se concentre sur une famille de trois personnes, deux parents et un gamin de dix ans. Flaherty a constitué un casting en sélectionnant des habitants qui ne sont pas liés familialement mais s'adaptent bien à ses directives de metteur en scène. Flaherty reprendra cette idée dans Louisiana Story. Une multitude d'autres personnages sont observés : des femmes, des pêcheurs, des jeunes enfants…
La technique de mise en image est particulière. Robert Flaherty ne déplace jamais sa caméra par un quelconque mécanisme comme des rails de travelling. Il use de nombreux plans fixes et de quelques mouvements latéraux ou horizontaux pour parfaire un cadrage exemplaire. Le sujet est toujours centré dans l'image. La volonté de saisir l'instant et le geste est évidente. Revoir dans un article de Luc consacré à Mouchette la même préoccupation que Robert Bresson pour le geste comme élément narratif primordial. Sur une île aussi inhospitalière, aucun geste n'est vain mais bénéficie au travail collectif. La photographie après restauration est magnifique. On pourra regretter un certain angélisme comme les images de cette femme portant une lourde hotte mais joyeuse, un plan qui nous renvoie aux riches heures du réalisme soviétique… Cela dit, le très long plan séquence du sauvetage de la barque en perdition qui se fracasse sur les récifs s'oppose à cette restriction ponctuelle.
Peu ou pas de dialogues entre les insulaires. Les explications sur l'écosystème de l'île sont données comme à l'époque du muet par des intertitres ou des commentaires en surimpression. La musique paraîtra tonitruante lors des passages montrant les travaux les plus actifs. Robert Flaherty a le génie de tourner des plans d'objets divers ou même des viscères du requin comme des peintures modernes. Aucune image n'est laissée au hasard. Flaherty s'attarde sur la mère et le fils guettant le retour du bateau en danger. L'anxiété est palpable sans outrance, d'un réalisme d'autant plus poignant que l'accident n'est pas un effet spécial tourné en studio, mais un vrai défi.

Comme mes enfants trop jeunes à l'époque, on peut se f**e éperdument des luttes pour la vie de ces gens-là. Pour tout humaniste, ce film au lyrisme stupéfiant et à l'esthétique soignée ne peut laisser indifférent. En un temps où, comme me confiait Luc un jour, on préfère créer un bouquet de fleurs en images numériques plutôt qu'aller chez le fleuriste, L'homme d'Aran demeure un magnifique témoignage d'un cinéma attentif à l'humain et au courage. Les derniers plans montrant chaque visage triste mais fier face à la carcasse du bateau constituent la coda d'une symphonie visuelle pour utiliser mon vocabulaire musicologique du samedi. Un film réellement épique !

Robert Flaherty attira la polémique. Les ethnologues lui reprochaient en écrivant un synopsis de trahir la réalité du quotidien, d'idéaliser une existence très rude. Mais combien d'entre nous, surtout les plus âgés ont-ils baillé devant des documentaires soporifiques sur les "peuplades" à l'école en somnolant sur le ronronnement du projo 16mm. Il est vrai par ailleurs qu'aucun studio ou acteur n'aurait accepté de tourner la séquence du naufrage pour ne pas risquer leur peau et donc leur pognon. Flaherty joua sur la corde sensible de la fierté pour ne pas dire de l'orgueil viril des marins, leur faisant prendre des risques insensés. Werner Herzog dans Fitzcarraldo ou Coppola dans Apocalypse Now ont également fait tourner des acteurs dans des conditions épouvantables. Pour offrir certains chefs-d'œuvre, il y a peut-être un prix à payer ? J'ouvre un débat…
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Il n'existe pas de bande-annonce de ce film. J'ai hésité avant de partager une vidéo de l'intégralité du film proposée par YouTube, la qualité de l'image est hélas très médiocre. On pourra cependant en zappant se faire une idée du style du cinéaste et notamment, à la fin, de l'épisode dantesque du naufrage en ayant à l'esprit qu'ici rien n'est pipeauté… Il existe un coffret DVD réunissant Nanouk, L'homme d'Aran et Louisiana Story après une superbe restauration. En bonus une interview passionnante de Mme Flaherty qui explique les choix de son mari pour réaliser ses films.



1 commentaire:

  1. Bonjour
    merci passionnant
    Il me semble que André Antoine avait ouvert la voie du ciné fiction en adaptant "la terre" de Zola en 1921. Son film" L'hirondelle et la mésange" était aussi un doc sur les mariniers
    Philibert
    https://journals.openedition.org/studifrancesi/1035

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