Je ne vais pas trouver une multitude de lecteurs pour
me contredire sur le fait que le cinéma documentaire et ethnologique fait
moins recette, surtout en France, que les franchises comme X-men
ou Fast and Furious ou même le cinéma plus
traditionnel de qualité. Il faut dire que la production de longs métrages dans
le domaine est frugale. Lorsque mes chers enfants (3) étaient ados, j'avais
essayé de leur faire découvrir un chef-d'œuvre du genre, Farrebique
de Georges Rouquier, quatre saisons de la vie
d'une famille de paysans dans l'Aveyron en 1947.
Rouquier adoptait la technique de Flaherty, sujet du jour : acteurs non
professionnels mais une trame de scénario, une mise en image somptueuse et un humanisme fort.
Je me suis pris un bide total ! La nouvelle génération n'était pas sensible à la
ruralité d'après-guerre en N&B 😂. Je
passe sur leurs vannes et les commentaires de l'époque (Jurassic
Park venait de sortir en salle et faisait une rude concurrence…). Farrebique
est un film décortiqué image par image dans les écoles de ciné US au même titre
que ceux de Flaherty. Les temps
changent… A sa sortie, Farebique
obtint : Prix de la critique internationale à Cannes, le Grand Prix du Cinéma
Français, la Médaille d'or à Venise et le Grand Épi d'or à Rome. Il fit un tabac en
salle et je l'avais vu à la télé dans les années 60… Quant à ma progéniture,
vingt ans après, elle se paye encore ma tête… Faites des gosses 😖 !
Né dans le Michigan en 1884 Robert Flaherty est
considéré comme le pionnier le plus marquant de ce que l'on appelle docufiction
ou ethnofiction. En ce début du XXème siècle, l'ethnologie est balbutiante, une
science qui va bouleverser le regard colonialiste du XIXème siècle sur les
peuples des pays non industrialisés qui parfois ne sont pas considérés comme des
êtres humains à part entière.
Le nouveau regard que permet l'invention du cinéma consiste
à faire découvrir des cultures exotiques dans leurs écosystèmes. Par contre, on
ne filme plus le quotidien banal en ajoutant à l'apparition du parlant vers 1930 des commentaires parfois condescendants à vocation
pédagogique. Le cinéaste écrit un scénario inspiré de
situations caractéristiques de la culture d'une ethnie dans laquelle il s'immerge.
Les acteurs sont recrutés dans la population. Parfois, comme avec le cinéaste
français Jean Rouch, scripts et
sonorisation sont débattus avec les villageois au centre du récit. Si ce cinéma
semble avoir totalement disparu, la télévision ayant pris le relai par des documentaires
plus traditionnels, je pense que des auteurs comme Ken
Loach ou les frères Dardenne
sont les successeurs de Flaherty
dans un monde plus moderne, dans les jungles des déclassés, de l'injustice
sociale, certes avec un style cinématographique classique : scénario très
écrits, acteurs peu ou pas connus. L'ethnologie est devenue sociologie
dans un cadre naturaliste. Un tel sujet mérite plus qu'un billet dans le
blog.
De 1922 à 1949, Flaherty tournera
une douzaine de films, tous ne sont pas à caractère ethnologique. Il débute avec
Nanouk l'Esquimau. Le style est déjà
présent : une suite de séquences montrant des évènements les plus courants d'une
famille Inuit vivant dans des conditions extrêmes. Le tournage avec des équipements
lourds, des pellicules fragiles et la dureté du climat sera un enfer. Les
pellicules disparaissent dans un incendie. L'équipe devra recommencer à zéro un
an plus tard. La photographie particulière sur laquelle je reviendrai trouvera ses
racines dans la volonté de tourner les plans dans un igloo, chose impossible à l'époque. Flaherty filme un demi-igloo, le cadrage permettant de faire croire à une réelle intimité chez les esquimaux… Pour la petite histoire, lors de la sortie en salle en France
en 1922, la société Gervais invente un
petit bâtonnet de crème glacée bien connu sous le nom d'esquimau😋.
Vont suivre, pour les œuvres les plus significatives du
genre : Moana tourné en 1926 en Polynésie, tout comme Tabou en 1931. Flaherty se joindra
également à Murnau (Nosferatu)
ou Zoltan Korda dans des longs métrages plus
romanesques comme Elephant Boy en 1937. Tourné en 1934, L'homme d'Aran est considéré
comme son chef-d'œuvre malgré les polémiques avec les ethnologues intégristes
et les cinéastes classiques. Flaherty
conclura sa carrière dans ce domaine avec Louisiana Story,
tranche de vie et découverte de la technologie d'un gamin cajun et de sa famille
dans le bayou de la Nouvelle-Orléans. Certes une commande d'une compagnie
pétrolière qui ferait hurler les écolos de nos jours, mais un petit bijou
esthétique et poétique dont je parlerai un jour.
Sir Michael Balcon, producteur
anglais s'agace des critiques négatives sur la niaiserie du cinéma britannique des années 30.
Il souhaite financer du nouveau, voire du spectaculaire dans un documentaire original. Il
fait appel à Robert Flaherty d'origine
irlandaise et déjà célèbre à Hollywood. Le budget alloué est conséquent. Le
lieu de tournage est choisi : l'une des îles de l'Archipel d'Aran située à
quelques encablures de la côte ouest de l'Irlande. Des cailloux sans arbre, une
herbe maigre, des falaises, une mer violente. La comparaison avec l'île de Sein
est pertinente. Flaherty habitué aux
environnements hostiles décide de frapper fort sans écrire de scénario très
défini, une évocation de la dureté des lieux et du mode de vie des habitants. Il
va tourner 40 heures de rushes au grand dam des financiers qui ne voient pas le
projet avancer vite. Flaherty
attend les moments propices et intenses qui seront : la
pêche au requin pèlerin de grande taille (en réalité abandonnée
depuis 40 ans mais reconstituée pour le film), la culture où
la terre doit être fabriquée à la manière d'un compost composé d'algues pour
cultiver la pomme de terre, l'une des rares ressources alimentaires,
la récolte difficile du goémon exporté vers le
continent sur le rivage d'une des mers les
plus sauvages de la planète. Le clou du film est le sauvetage à bras
d'hommes et le naufrage sur les rochers d'une barque prise dans une mer démontée. À ce sujet, les
"comédiens" prennent des risques mortels, ce qui sera jugé comme une
forme d'intégrisme chez Flaherty.
Pourtant cette longue séquence reste bien plus réellement flippante que Titanic.
Le récit se concentre sur une famille de trois personnes, deux parents et un gamin de dix ans. Flaherty a constitué un casting en sélectionnant des habitants qui ne sont pas liés familialement mais s'adaptent bien à ses directives de metteur en scène. Flaherty reprendra cette idée dans Louisiana Story. Une multitude d'autres personnages sont observés : des femmes, des pêcheurs, des jeunes enfants…
La technique de mise en image est particulière. Robert Flaherty ne déplace jamais sa
caméra par un quelconque mécanisme comme des rails de travelling. Il use de nombreux
plans fixes et de quelques mouvements latéraux ou horizontaux pour parfaire un
cadrage exemplaire. Le sujet est toujours centré dans l'image. La volonté de
saisir l'instant et le geste est évidente. Revoir dans un article de Luc
consacré à Mouchette la même
préoccupation que Robert Bresson pour le geste
comme élément narratif primordial. Sur une île aussi inhospitalière, aucun geste
n'est vain mais bénéficie au travail collectif. La photographie après
restauration est magnifique. On pourra regretter un certain angélisme comme les
images de cette femme portant une lourde hotte mais joyeuse, un plan qui nous
renvoie aux riches heures du réalisme soviétique… Cela dit, le très long plan
séquence du sauvetage de la barque en perdition qui se fracasse sur les récifs
s'oppose à cette restriction ponctuelle.
Peu ou pas de dialogues entre les insulaires. Les
explications sur l'écosystème de l'île sont données comme à l'époque du muet
par des intertitres ou des commentaires en surimpression. La musique paraîtra
tonitruante lors des passages montrant les travaux les plus actifs. Robert Flaherty a le génie de tourner des
plans d'objets divers ou même des viscères du requin comme des peintures
modernes. Aucune image n'est laissée au hasard. Flaherty
s'attarde sur la mère et le fils guettant le retour du bateau en danger.
L'anxiété est palpable sans outrance, d'un réalisme d'autant plus poignant que
l'accident n'est pas un effet spécial tourné en studio, mais un vrai défi.
Comme mes enfants trop jeunes à l'époque, on peut se
f**e éperdument des luttes pour la vie de ces gens-là. Pour tout humaniste, ce
film au lyrisme stupéfiant et à l'esthétique soignée ne peut laisser
indifférent. En un temps où, comme me confiait Luc un jour, on préfère créer un
bouquet de fleurs en images numériques plutôt qu'aller chez le fleuriste, L'homme d'Aran demeure un magnifique
témoignage d'un cinéma attentif à l'humain et au courage. Les derniers plans
montrant chaque visage triste mais fier face à la carcasse du bateau constituent la coda d'une symphonie visuelle pour utiliser mon vocabulaire musicologique du samedi. Un film réellement épique !
Robert Flaherty attira
la polémique. Les ethnologues lui reprochaient en écrivant un synopsis de
trahir la réalité du quotidien, d'idéaliser une existence très rude. Mais
combien d'entre nous, surtout les plus âgés ont-ils baillé devant des documentaires
soporifiques sur les "peuplades" à l'école en somnolant sur le
ronronnement du projo 16mm. Il est vrai par ailleurs qu'aucun studio ou acteur
n'aurait accepté de tourner la séquence du naufrage pour ne pas risquer leur
peau et donc leur pognon. Flaherty
joua sur la corde sensible de la fierté pour ne pas dire de l'orgueil viril des
marins, leur faisant prendre des risques insensés. Werner
Herzog dans Fitzcarraldo
ou Coppola dans Apocalypse
Now ont également fait tourner des acteurs dans des conditions épouvantables.
Pour offrir certains chefs-d'œuvre, il y a peut-être un prix à payer ? J'ouvre
un débat…
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Il n'existe pas de bande-annonce de ce film. J'ai
hésité avant de partager une vidéo de l'intégralité du film proposée par
YouTube, la qualité de l'image est hélas très médiocre. On pourra cependant en
zappant se faire une idée du style du cinéaste et notamment, à la fin, de
l'épisode dantesque du naufrage en ayant à l'esprit qu'ici rien n'est pipeauté… Il existe un coffret DVD réunissant Nanouk, L'homme d'Aran et Louisiana Story après une superbe restauration. En bonus une interview passionnante de Mme Flaherty qui explique les choix de son mari pour réaliser ses films.
Bonjour
RépondreSupprimermerci passionnant
Il me semble que André Antoine avait ouvert la voie du ciné fiction en adaptant "la terre" de Zola en 1921. Son film" L'hirondelle et la mésange" était aussi un doc sur les mariniers
Philibert
https://journals.openedition.org/studifrancesi/1035